À l’heure où la rentrée scolaire marque le retour de plus de 12 millions d’élèves en classe, une nouvelle étude IFOP réalisée pour Les Sherpas (1) met en lumière un constat préoccupant : la perception du système éducatif français varie fortement selon les territoires. Si l’école demeure au cœur du pacte républicain et de la promesse d’égalité des chances, la confiance des parents s’érode, en particulier dans les zones rurales et les villes moyennes. Équité, qualité de l’enseignement, transmission des savoirs ou encore conditions de réussite : autant de dimensions sur lesquelles se creuse une fracture territoriale. Cet écart entre métropoles et périphéries interroge sur la capacité de l’institution scolaire à offrir à chaque enfant les mêmes opportunités, quel que soit son lieu de vie.
En 2025, la confiance dans l’institution scolaire connaît une érosion constante, symptôme d’un malaise plus profond autour de sa mission et de son efficacité. L’école, longtemps considérée comme l’ascenseur social par excellence, semble peiner à tenir cette promesse dans un monde où les inégalités persistent et se recomposent. Comme le souligne le sociologue François Dubet, « l’école ne parvient plus à compenser les inégalités sociales, elle tend même parfois à les reproduire ». Ce diagnostic, largement partagé dans le débat public, alimente les inquiétudes des familles : l’institution est-elle encore capable de préparer les enfants aux défis de demain, entre bouleversements technologiques, mutations du marché du travail et crises sociales ? Certains, à l’image du philosophe Bernard Stiegler, rappellent que l’école doit être repensée comme un lieu d’« apprentissage critique », où se transmettent non seulement des savoirs, mais aussi des capacités à penser et à agir dans l’incertitude. D’autres, comme l’historienne Mona Ozouf, insistent sur la nécessité de renouer avec le rôle culturel et citoyen de l’école, garant d’un ciment républicain fragilisé. Ces voix diverses reflètent un même questionnement : face à une société en transformation rapide, l’école française dispose-t-elle encore des moyens et du projet collectif nécessaires pour susciter la confiance ? « Notre système éducatif est marqué par des inégalités criantes », soulignait Grégoire Borst, chercheur en psychologie du développement et neurosciences de l’éducation, lors d’un colloque en mai 2023 organisé par le CNRS.
Une inquiétude qui prend des contours encore plus saillants lorsqu’on observe le terrain : selon que l’on habite en métropole, en ville moyenne ou en zone rurale, le regard porté sur l’école change du tout au tout. Derrière l’érosion générale de la confiance, c’est une véritable fracture territoriale qui se dessine, questionnant la promesse d’égalité des chances au cœur du système républicain.

Une égalité des chances à géométrie variable
Au cœur du débat éducatif, la question de l’égalité des chances continue de diviser l’opinion. L’étude révèle que, si une majorité relative de parents reconnaît encore à l’école la capacité d’offrir à chaque enfant une chance de réussir, ce socle de confiance demeure fragile et surtout inégalement réparti selon les territoires. En Île-de-France, 58 % des parents y croient encore avec une proportion non négligeable (23 %) qui exprime une conviction forte. Mais cette confiance se délite en province, où elle chute à 51 %, et encore davantage dans certaines régions comme le Nord-Ouest (48 %).
La fracture se fait plus nette encore lorsque l’on distingue villes et campagnes. Dans les zones rurales, seuls 43 % des parents estiment que l’école remplit sa mission d’équité, contre 54 % dans les zones urbaines de province. Ces chiffres traduisent une perception ancrée : l’éloignement géographique semble aller de pair avec un sentiment de relégation scolaire, où l’accès aux mêmes opportunités apparaît plus incertain. Derrière ces données se dessine l’idée que la promesse républicaine d’égalité des chances s’érode dès lors que l’on s’éloigne des grandes métropoles, là où l’offre éducative est plus dense et les ressources mieux réparties.
Cette disparité, qui peut paraître quantitative, traduit en réalité une différence qualitative dans l’expérience vécue par les familles. Alors qu’un parent citadin peut compter sur une diversité de filières, de spécialités ou de dispositifs de soutien scolaire, son homologue rural est souvent confronté à une offre limitée, où les marges de manœuvre pour accompagner un enfant dans un parcours personnalisé se réduisent. C’est dans cet écart que se loge une grande partie de la défiance, donnant le sentiment que tous les élèves ne partent pas avec les mêmes cartes.
Une école jugée élitiste, plus encore dans les grandes villes
Le sentiment d’un système scolaire qui valorise avant tout les parcours les plus prestigieux s’impose largement parmi les parents. En Île-de-France, près des trois quarts (72 %) estiment que l’école fonctionne selon une logique élitiste, contre 67 % en province. Cette perception, déjà élevée, atteint même 73 % dans le Sud-Ouest (Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Auvergne), traduisant un malaise particulièrement marqué dans ces territoires.
Loin d’être une simple impression, ce constat renvoie à une réalité concrète : l’accès aux grandes écoles et aux filières d’excellence, souvent concentrées dans les métropoles, reste perçu comme la voie royale vers la réussite sociale. À l’inverse, les parcours techniques, professionnels ou alternatifs peinent encore à être valorisés, renforçant un sentiment d’injustice chez de nombreux parents. Comme le notait déjà Pierre Bourdieu, l’école fonctionne souvent comme un « système de reproduction », où les inégalités initiales se transforment en inégalités de destin.
Dans ce contexte, l’école des grandes villes cristallise les critiques : les familles y ressentent une pression accrue pour orienter leurs enfants vers les filières les plus sélectives, parfois au prix d’une compétition scolaire intense. En province et en milieu rural, le constat est plus amer encore : non seulement les filières prestigieuses apparaissent plus éloignées, mais leur inaccessibilité renforce l’idée d’une école qui hiérarchise les parcours au lieu de les valoriser dans leur diversité.
Transmettre les savoirs essentiels : un objectif inégalement atteint selon les territoires
La mission fondamentale de l’école reste la transmission des savoirs indispensables pour réussir dans la vie. Or, là encore, l’étude révèle de fortes disparités territoriales. Si 68 % des parents franciliens jugent cette mission globalement remplie – avec une minorité convaincue (19 % tout à fait d’accord) –, ce taux tombe à 57 % en province, et à seulement 52 % dans le Sud-Est (Auvergne-Rhône-Alpes, PACA, Corse).
Cette fracture territoriale témoigne de la difficulté de l’institution à offrir une qualité homogène d’enseignement. Dans certaines régions, les parents expriment un doute persistant sur la capacité de l’école à doter les élèves des compétences de base, celles qui constituent le socle nécessaire pour s’insérer dans la société et le monde du travail. En zone rurale, le constat est particulièrement sévère : à peine 51 % des parents estiment que l’école transmet correctement ces savoirs, contre 59 % dans les zones urbaines de province.
Ces chiffres mettent en évidence une inquiétude profonde : la certitude que l’école, censée jouer le rôle de socle commun, ne parvient pas toujours à garantir les mêmes acquis selon le lieu de vie. Dans un contexte de mutations technologiques et économiques rapides, ce doute devient d’autant plus lourd de conséquences que les familles craignent pour l’avenir professionnel de leurs enfants.
Une qualité d’enseignement perçue comme inégale selon les territoires
L’égalité républicaine suppose que chaque enfant bénéficie d’un enseignement de qualité, quel que soit son lieu de résidence. Mais la perception des parents dément largement cet idéal. En Île-de-France, seuls 49 % estiment que la qualité de l’enseignement est la même partout sur le territoire. En province, ce chiffre chute à 39 %, et s’effondre dans les zones rurales, où à peine un tiers (35 %) des parents partagent cette conviction.
Au-delà des chiffres, cette perception illustre une réalité vécue : classes surchargées dans certaines régions, manque de remplaçants dans d’autres, offre d’options restreinte en zone rurale… Autant de facteurs qui alimentent l’idée d’un enseignement « à deux vitesses ». Les grandes agglomérations concentrent l’offre éducative et attirent les enseignants, tandis que les communes rurales peinent à garantir la même diversité de parcours.
Pour de nombreux parents, cette inégalité structurelle se traduit par une double peine : non seulement leurs enfants disposent de moins de choix, mais l’accès à des ressources complémentaires – soutien scolaire, accompagnement spécialisé, activités périscolaires – est également plus limité. Comme le souligne Étienne Porche, co-fondateur des Sherpas, « Ces résultats traduisent une réalité bien connue sur le terrain, les zones rurales ne jouent pas à armes égales avec le système éducatif des grandes villes : disponibilités des filières, choix des options, disponibilité des remplaçants… Un élève de milieu urbain bénéficie toujours d’un meilleur tissu éducatif et de ressources facilement mobilisables. Y compris dans le soutien scolaire ou le tutorat ! » Ce décalage alimente une fracture croissante dans l’opinion publique, où la confiance dans l’école est directement liée au lieu de vie.

Réussite scolaire : des leviers perçus différemment selon les régions
Lorsqu’il s’agit d’identifier les principaux facteurs de réussite scolaire, là aussi les perceptions varient sensiblement selon le territoire. En Île-de-France, les parents placent en tête la qualité pédagogique des enseignants (22 %), reflet d’une forte attente vis-à-vis du corps enseignant dans un contexte de compétition scolaire exacerbée. Viennent ensuite l’encadrement familial et la motivation individuelle de l’élève, signe que l’accent est mis sur les ressources personnelles et l’investissement des familles.
En province, le diagnostic est tout autre : ce sont les conditions d’enseignement (24 %) qui apparaissent comme le levier déterminant, suivies par la motivation (20 %) et les qualités pédagogiques des enseignants (17 %). Dans les communes rurales comme dans les villes moyennes, ce constat se retrouve, traduisant une inquiétude partagée : le manque de moyens matériels, de stabilité dans les équipes éducatives et d’offres adaptées est perçu comme le principal frein à la réussite scolaire.
Cette divergence souligne un clivage profond. Dans les grandes métropoles, la pression scolaire pousse à valoriser davantage les qualités individuelles et les compétences des enseignants. Hors des grandes villes, en revanche, ce sont les conditions collectives et les manques structurels qui dominent les préoccupations. Comme le résume Étienne Porche, « La manière dont les parents perçoivent les facteurs de réussite scolaire en dit long sur leurs attentes. En Île-de-France, la pression scolaire conduit à valoriser les qualités individuelles, alors qu’ailleurs, on pointe davantage les conditions collectives et les manques structurels. »

Les leviers pour l’égalité des chances : un consensus autour des moyens et de la formation
Malgré ces divergences, un consensus fort se dégage autour des leviers jugés prioritaires pour rétablir l’égalité des chances. Parents franciliens et provinciaux s’accordent pour placer en tête deux mesures : l’augmentation des moyens alloués à l’Éducation nationale et l’amélioration de la formation des enseignants. Ces priorités traduisent une conviction largement partagée : sans investissement massif et sans accompagnement renforcé des personnels éducatifs, l’école ne pourra relever ses défis.
Les nuances apparaissent lorsqu’il s’agit de la troisième priorité. En Île-de-France, l’autonomie accrue des établissements séduit une partie des parents (12 %), reflet d’une attente de flexibilité dans un contexte très concurrentiel. En province, ce sont plutôt des réformes des programmes et des examens (17 %) qui sont réclamées, signe d’une volonté d’adapter le cadre général aux besoins locaux.
Au-delà des chiffres, ce socle commun traduit une demande forte de réarmement collectif : plus de moyens, une meilleure formation, et une école capable de répondre aux défis de chaque territoire. Mais il souligne aussi un enjeu majeur : comment concilier la nécessité d’un cadre national garant de l’égalité républicaine et la prise en compte des réalités locales, au risque de renforcer encore les fractures existantes ?

Comment réconcilier l’école avec les territoires ?
À travers ces constats, l’étude met en évidence une fracture éducative qui dépasse les chiffres pour révéler un enjeu de cohésion nationale. L’école, pilier de la République, demeure attendue comme un rempart face aux inégalités sociales et territoriales. Pourtant, la confiance s’érode dès lors que les familles constatent que l’égalité des chances n’est plus assurée avec la même force selon le lieu de vie.
Face à ce défi, plusieurs pistes de réflexion émergent. Pour François Dubet, il ne s’agit pas seulement d’« égaliser les chances » mais de « transformer l’école en institution capable de réduire les inégalités structurelles », en reconnaissant la diversité des parcours et en renforçant le rôle d’accompagnement collectif. De son côté, le chercheur Philippe Meirieu rappelle que « l’éducation ne se limite pas à transmettre des savoirs, mais à permettre à chacun d’entrer dans une culture commune », insistant sur la nécessité d’un projet éducatif fédérateur. Ces perspectives invitent à penser une école plus souple, capable d’articuler un socle commun d’exigence nationale avec une adaptation aux spécificités locales.
La réconciliation entre école et territoires ne pourra se faire sans un investissement accru, matériel et humain, mais aussi sans une redéfinition du sens de l’éducation. Comme l’écrivait Hannah Arendt, « l’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité ». Redonner confiance dans l’école, c’est donc lui redonner la capacité à préparer les élèves non seulement à réussir individuellement, mais aussi à contribuer collectivement à un avenir commun. C’est à cette condition que l’école pourra redevenir, pour tous les enfants, le véritable levier d’émancipation qu’elle promet d’être.
Fabienne Marion, Rédactrice en chef UP’ Magazine
Source : Les Sherpas
(1) Méthodologie : Étude IFOP pour Les Sherpas menée du 15 au 22 avril 2025 auprès de 1 003 parents d’enfants scolarisés (de la maternelle au lycée), représentatifs de la population française
Pour aller plus loin :
- Atlas des fractures scolaires en France : une école à plusieurs vitesses (Patrice Caro, 2025) — Ce livre propose une cartographie très fine du système éducatif français, de la maternelle jusqu’aux études supérieures, et montre les disparités entre zones rurales, zones urbaines, départements, académies, etc.
- Fractures françaises de Christophe Guilluy — Bien que plus généraliste, ce livre reste une référence pour comprendre les tensions territoriales en France : métropoles vs périphéries, classes populaires, sentiment de déclassement, etc.
- Éducation et fractures scolaires. Questions de géographes à propos de l’école (Rémi Rouault & Patrice Caro, 2022, Chronique Sociale) — Une excellente analyse sociogéographique des inégalités scolaires françaises, avec des données récentes aux échelles départementale ou académique.
- Congrès / Colloque international “Éducation et inégalités” organisé par le CNRS du 15 au 17 mai 2023 à Paris — A permis de faire converger des travaux de chercheur·es français et internationaux sur les facteurs éducatifs, les effets des territoires, les mécanismes de reproduction ou d’évitement scolaire.
- Lutter contre les inégalités sociales et territoriales : comment bâtir une école plus équitable”, conférence de la Chaire Politiques éducatives et mobilité sociale (Paris School of Economics, mai 2025) — Permet de voir les propositions actuelles, à la fois des chercheurs et des acteurs politiques, pour réduire les écarts selon les territoires.
- Numéro 98 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres : Écoles et territoires — Études de terrain, cas concrets (communes rurales, quartiers urbains, etc.) qui montrent comment l’école s’inscrit localement et comment certaines innovations ou adaptations territoriales peuvent atténuer les inégalités.
- Colloque “Apprendre et transmettre dans les territoires en marges”. Ce colloque invite à étudier les « marges » territoriales — zones rurales, périphéries, zones isolées — dans une perspective historique
- Rapport public thématique : Enseignement primaire” — Cour des comptes, mai 2025. Ce rapport examine les disparités territoriales dans l’allocation des moyens de l’État, les effets sur la qualité de l’enseignement, les ressources disponibles selon les établissements, et les liens entre moyens, résultats et équité territoriale et sociale, pour saisir comment l’école y est vécue, comment les contraintes spécifiques y pèsent, mais aussi comment des dynamiques locales peuvent émerger.
- Rapport du Conseil supérieur des programmes / Rentrée scolaire 2025-2026 : ce qu’il faut retenir des nouveautés, 28 août 2025
Photo d’en-tête : Conférence de presse d’Elisabeth Borne, ministre de l’Education nationale, à l’occasion de la rentrée scolaire septembre 2025







