L’outil ne fait pas le geste, il l’inspire. Les méthodes agiles ne sont pas magiques, il faut que les intervenants fassent le chemin de leur évolution cognitive-émotionnelle-mimétique. Dit autrement, qu’ils fassent évoluer leurs savoir-faire, savoir-être et savoir copier les autres. S’il existe aujourd’hui des « grenouilles agiles » ce n’est pas par hasard, elles sont le fruit d’une évolution professionnelle, de la maturation d’un environnement, d’un développement socio-psychologique…..toute une histoire dont les désapprentissages/apprentissages successifs ont jalonné les étapes.
Il était une fois une profession qui émergea grâce à de nouvelles technologies, l’informatique. Née dans les années 50, diffusée dans les entreprises dans les années 70, généralisée dans le public dans les années 90, elle modifie les pratiques professionnelles et les interactions sociales. De nombreux citoyens ne savent plus vivre sans elle. Ceux qui ont choisi les métiers de l’informatique transforment nos vies, nous proposent de nouvelles façons d’agir et soutiennent nos actions. Au cours de cette histoire, il y eut concomitance entre l’émergence des technologies, le niveau de maturité des compétences et les modes de collaboration. Est-ce un hasard ou est-ce une évolution cohérente ? À chacun son avis. Toutefois, il est intéressant d’observer comment ce processus s’est déroulé et ce qui a permis des apprentissages/désapprentissages successifs. Car pour passer d’une étape à un autre il a fallu abandonner certaines positions relationnelles.
La collaboration laborieuse des débuts
Lorsque l’informatique apparut, tout préoccupés de maîtriser ces techniques sophistiquées, les informaticiens ont construit leurs compétences en formatant leurs cerveaux de spécialistes. Ils cherchèrent comment définir un modèle sur lequel s’appuyer, une représentation virtuelle des futures solutions informatiques. Tout à cet effort conceptuel imposé à leur cerveau, ils ne se sont pas trop préoccupés de ceux pour qui ils produisaient ces nouveaux outils. Ils ont structuré leurs compétences en imposant, aux utilisateurs qui tentaient l’aventure, des contraintes mystérieuses. Puis, devant le tollé général et la mauvaise réputation qui résultait de ce niveau de maturité, ils prirent conscience qu’il fallait trouver d’autres modalités de collaboration. Ils copièrent – dans un univers similaire, le bâtiment – un référentiel fondé sur la relation maîtrise d‘ouvrage-maîtrise d‘œuvre (MOA-MOE). Les responsabilités purent être négociées. Chacun partageant un rôle dans la conception et la réalisation de l’ouvrage. Cette étape permit des avancées significatives dans la maîtrise de la qualité et des risques liés aux projets d’élaboration de systèmes d’information.
Pour avoir accompagné des équipes dans la mise en place de ce type de relation, je sais qu’il leur a fallu accepter de rentrer dans une norme, avec un sentiment de perte de liberté. Désapprendre à se référer principalement à la technique pour prendre les décisions et apprendre à négocier sur la base de critères préétablis a été un véritable effort. L’officialisation du rôle de la maîtrise d’ouvrage signifiant une perte de pouvoir, certains informaticiens ont fortement résisté. Paradoxalement, les MOA aussi, voyant là une charge supplémentaire.
Une coopération constructive se met en place
Petit à petit, le modèle MOA-MOE gagna toutes les entreprises. Il permit d’installer une coopération des parties prenantes dans un esprit constructif même si tout ne fut pas rose. Les directions métiers purent faire l’apprentissage des conditions de réussite des projets. Les informaticiens se sont engagés dans la négociation avec le filet de sécurité de rôles et responsabilités définis. L’innovation était au rendez-vous par le seul fait que l’informatique apportait quelque chose de nouveau. Il s’agissait d’organiser l’action collective dans un schéma prévisible, l’attention étant focalisée à réduire les initiatives sauvages considérées comme des risques de non maîtrise de la qualité. L’informatique a accompagné la mise en place des processus organisationnels, à la base de la normalisation et de la structuration des entreprises. Pendant cette période, les cerveaux vraiment innovants se sont destinés à la création de nouveaux produits pour le grand public et à l’émergence de technologies pointues. Dans les entreprises, les équipes projet se soumirent à des modalités formalisées, à un rythme lent, motivés par une recherche de l’exhaustivité des fonctionnalités et de la maîtrise des risques. Revendiquant une exigence réciproque, soutenue par la volonté de construire des systèmes pérennes, ils vécurent des conflits de pouvoir les menant soit à des échecs coûteux, soit à des réussites durables. Les cerveaux furent soumis à un défi cognitif et émotionnel. Ils se copièrent les uns les autres avec la volonté du mimétisme normatif, cherchant ainsi à réduire les imprévus.
Un modèle de formalisation non productif pour l’intelligence humaine
Pendant cette période, l’utilisateur (MOA) a été sommé de dire en détail ce qu’il voulait, l’informaticiens (MOE) de prévoir en détail comment il allait s’y prendre. L’énergie passée à déterminer clairement et avec précision, ce que l’on voulait inventer, épuisant toute velléité de créativité. Décrire de façon détaillée ce que l’on ne sait pas que l’on veut ! Un cauchemar pour l’innovateur dont le cerveau a besoin des tâtonnements de l’essai-erreur pour trouver ce qu’il ne sait pas qu’il cherche. L’artiste, faisant de nombreuses esquisses avant de créer une œuvre, sait cela. Les techniques de développement de cette époque visent un fonctionnement où tout est prévu d’avance même l’inutile. Contreproductif pour l’intelligence humaine, cette contrainte est un frein à l’imagination, elle fera souffrir les parties prenantes et produira de nombreux échecs. Au cours de cette période l’univers professionnel a vécu deux courants qui s’ignoraient ; d’une part, un courant qui a fait émerger les leaders des technologiques avancées actuelles ; d’autre part, un courant d’entreprises focalisées sur la productivité et la maîtrise des risques. Ces dernières, aspirant à se développer dans un monde prétendument prévisible ont toutefois réalisé des avancés économiques considérables.
Pour les équipes, un sentiment de légitimité les a aidés à se professionnaliser, et à formaliser des notions comme l’urbanisation et l’architecture qui se sont généralisées. Chacun, dans la relation MOA-MOE, a trouvé sa place même si les jeux de pouvoir et les évitements de responsabilité sont encore légion.
L’agilité coopérative apparaît
Les deux courants ont multiplié leurs interactions. Les technologies innovantes (et la mondialisation), bousculèrent les places, les startups chamboulèrent les modèles d’autorité, gratouillèrent les rigidités et les positions acquises. Un besoin de souplesse et de réactivité se fit jour, assorti de la prise de conscience de l’absurdité créative du processus existant. Vinrent alors les méthodes agiles. Inspirés par les métiers artistiques, ou fortement créatifs, les informaticiens et leurs clients les plus en pointe, ont trouvé des solutions garantissant en même temps l’innovation et la maîtrise raisonnable des risques, de la qualité et des délais. Les enjeux changeant de nature, l’incertitude régnant sur les marchés, la recherche de plus d’innovation taraude les entreprises. Les méthodes agiles mettent les talents en interactions, proposent des modalités collaboratives dynamisantes, imposent un rythme rapide en privilégiant le court terme. Elles visent le pragmatisme à bon escient, l’exhaustivité ne les intéresse pas. Cette solution devient possible grâce aux nouveaux outils de développement et à la maturité professionnelle des équipes projet. Ces méthodes présentent l’avantage d’être un bonheur pour les cerveaux, inventer en interaction avec les autres et en expérimentant au fur et à mesure. Le nirvana de l’apprentissage et de la créativité, l’idéal du compagnonnage où la coresponsabilité trouve sa place.
Alors, bien sûr, soumis à leurs habitudes, les informaticiens ont pris la main. Ils sont en avance de phase sur le management des entreprises. Mais ils ont cette vocation, et l’attention qu’ils portent à faire bien leur boulot, ne leur permet plus de voir qu’ils changent le monde, et ce, quel que soit la volonté (consciente) des autres. C’est comme ça, c’est leur position. Leur métier est né des technologies qui transforment la vie sur terre. Chaque nouvelle étape est source d’acquisition de compétences, de modifications profondes des modes de management. Aujourd’hui l’agilité est dans le cœur des développeurs et des Scrum Masters….chefs de projet de tout acabit. Elle n’est pas encore installée au cœur des systèmes de pilotage et de gouvernance de ceux qui prennent les décisions. Les dirigeants se demandent comment valoriser cette nouvelle ressource. Ils commencent à prendre conscience du défi qu’elle constitue pour la conduite des organisations. L’agilité va vraisemblablement chambouler les modes d’exercice du pouvoir. C’est normal, c’est cela « le changement », une évolution des compétences cognitives, émotionnelles et mimétiques – savoir- faire, savoir-être et savoir copier (s’inspirer des autres) – qui s’expriment par la façon dont le pouvoir s’exerce. Toutefois, quelque chose est fondamentalement différent des autres fois, les modes de coopération qui soutiennent l’agilité sont aussi dans le cœur des nouvelles générations, elles irriguent toute la société, alors tout peut s’accélérer.
Ce que les nouvelles équipes agiles désapprennent est l’exercice d’un pouvoir indépendant de celui des autres. Il leur faut abandonner les bénéfices de la protection (réelle ou fantasmée) liés à la relation hiérarchique et aux rôles précisément définis. Apprendre la confrontation fondée sur la transparence. Ce que l’entreprise désapprend c’est la pensée unique, une seule tête, une seule façon de faire…un seul mode hiérarchique.
Extrait de sa contribution à l’ouvrage collectif RUPTURE DOUCE Saison 3