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Hervé Chneiweiss : matière grise, matière à penser

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Il est dit du cerveau qu’il est l’objet le plus complexe de l’univers. Rien n’est moins sûr, mais il reste un véritable mystère pour les chercheurs. Il fut le sujet de la dernière conférence du cycle Les BOULLIMICS. Entre mythes et découvertes, Hervé Chneiweiss, neurologue et neurobiologiste, nous donne les clés afin de mieux comprendre ce qu’on a dans le crâne.
 
Les mains se lèvent dans l’amphi. Les nombres fusent : 10 %. 15 %. Quelques ambitieux montent jusqu’à 20 ou 30 %. D’autres petits malins tentent l’extrême opposé : 5, 3, voire 2 %. Mais quel est l’enjeu de cette étrange enchère ? Une question, posée par Hervé Chneiweiss, invité le 9 mars dernier à l’École Boule dans le cadre du cycle Les BOULLIMICS. La question était la suivante : quel pourcentage de notre cerveau utilisons-nous ? 
La légende veut que nous n’utilisons qu’un dixième des capacités de notre cerveau. Mais si Hervé Chneiweiss, neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière et directeur de recherche du laboratoire Neuroscience Paris Seine, pose la question, c’est qu’il y a un piège. Finalement, quelqu’un dans le public s’élance : « 100 % » !
« Enfin quelqu’un de réveillé, répond malicieusement le chercheur. Vous autres, avec vos 30 %, vous êtes dans le coma. »

Les « neuromythes », ces idées reçues sur le cerveau

Penser, parler, marcher ou même rester assis sont autant de tâches qui requièrent la totalité de notre cerveau. Même durant le sommeil, notre cerveau n’est pas moins actif que lorsqu’il est réveillé. Il travaille juste sur des tâches différentes. Pensez-y la prochaine fois qu’on vous qualifie de rêveur.
Cette idée reçue sur le cerveau n’est pas la seule en circulation. Ces « neuromythes », comme les appelle Hervé Chneiweiss, véhiculent des représentations fantaisistes sur les 1,5 kg de matières grises que nous avons tous dans le crâne. 
 
 
Cependant, d’après le chercheur, les neurosciences représentent à elles seules un septième des publications scientifiques mondiales, et les maladies neurologiques, de la migraine jusqu’à l’Alzheimer, comptent pour un tiers des dépenses de santé en France. Ainsi, mieux comprendre notre cerveau relève autant de l’enjeu scientifique que sociétal. Cela passe également par la déconstruction des « neuromythes » qui s’entretiennent au sein du public.
 
Beaucoup de ces mythes nous parviennent de la tradition cartésienne. L’être humain est un être rationnel, qui a conscience de ce qu’il fait. Et le cerveau serait justement l’antre de la conscience. Cependant, une quasi-totalité des processus gérés par notre cerveau sont en réalité inconscients. Nos rythmes ou notre posture, par exemple, sont automatiquement gérés par notre cerveau, et non commandés volontairement par notre conscience. Jusque-là ça peut aller. Mais c’est aussi le cas pour une autre fonction essentielle de notre cerveau, la prise de décision.

Des décisions inconscientes

C’est du moins la conclusion de Benjamin Libet suite à son expérience datant de 1983. Placés devant une horloge, les sujets de l’expérience avaient pour consigne d’appuyer sur un bouton, au moment de leur choix, afin d’arrêter celle-ci. Ils devaient juste retenir l’emplacement de l’aiguille de l’horloge au moment où ils avaient pris la décision d’appuyer sur le bouton. En même temps, des électrodes étaient placées sur leur crâne afin de suivre leur activité cérébrale. 
 
Les résultats de l’expérience de Libet, qui ont depuis était mesurés des centaines de fois, montrent que l’aire du cerveau chargée de préparer le mouvement est activée une à quatre secondes avant que les sujets prennent consciemment la décision d’appuyer sur le bouton. Ou comme le résume Hervé Chneiweiss : « Votre cerveau sait ce que vous allez faire avant que votre conscience sache ce que vous allez faire. »
 
Au-delà des considérations philosophiques (le libre arbitre existe-t-il ?) ou éthico-légales (sommes-nous responsables de nos actes ?), cette découverte semble néanmoins réfuter une certaine vision dualiste entre le corps et l’esprit. Bien que le rôle de la conscience reste méconnu auprès des neurobiologistes, il est de plus en plus certain que celle-ci n’est pas indépendante du corps, mais bien au contraire un produit de notre cerveau. 
 
Ce dernier « passe son temps à construire une représentation, une illusion du monde cohérente avec nos sens » nous explique ainsi le chercheur. Mais plus encore, le cerveau n’est pas fixe. Il se reconstruit et se réinvente constamment. Il détruit et recrée des connexions au fil de notre existence. Cette propriété, les neurobiologistes l’appellent la plasticité du cerveau. Votre cerveau ne ressemble ainsi absolument pas au cerveau que vous aviez il y a dix ans. Cette capacité au perpétuel changement est au cœur du processus d’apprentissage ou de stockage de l’information, plus couramment appelée la mémoire.

Des faux souvenirs pour comprendre notre mémoire 

En informatique, la plus petite unité de mémoire est le bit, qui peut prendre deux états, 0 ou 1. Concrètement, ce bit prend la forme d’un transistor, qui laisse ou non passer un courant électrique. En ce sens, il a un rôle similaire à la synapse, la zone fonctionnelle qui relie deux neurones entre eux. En conservant cette analogie, notre cerveau stockerait à un moment donné pas moins de 200 exaoctets de données. Il faudrait donc 200 millions de disques durs de 1 téraoctet pour sauvegarder les données contenues dans un cerveau à un instant donné, soit plus que toutes les données numériques actuellement disponibles.
 
L’image du disque dur est parlante. Elle est pourtant éloignée de la réalité. Nos souvenirs ne sont pas gravés dans notre cerveau sans être altérés, comme c’est le cas d’un film sur un ordinateur. Afin de mieux comprendre la forme que prennent nos souvenirs, il faut revenir sur les travaux de l’équipe de Susumu Tomigawa, du Massachusetts Institute of Technology (MIT, Etats-Unis) et prix Nobel de médecine en 1987. 
 
Dans une expérience qui date de 2012, Tomigawa et ses collègues ont placé des souris dans une cage dans laquelle elles recevaient de légères décharges électriques, leur apprenant ainsi un comportement de peur. Ils ont ensuite identifié les neurones activés lors de ces décharges. Ces neurones, situés dans l’hippocampe, ont alors été génétiquement modifiés afin d’être activables par un type de lumière particulière, grâce à une fibre optique directement implantée dans le cerveau. 
Dès lors, juste en éclairant ces neurones, il est possible de susciter un comportement de peur chez les souris. Même lorsqu’elles sont placées dans un environnement différent qui ne leur rappelle en rien la première cage où elles ont reçu les décharges électriques. Les souris ont eu de faux souvenirs.
La mémoire apparaît ainsi comme issue d’un processus dynamique et manipulable. Elle est constituée d’assemblages de neurones, de circuits qui codent pour certains souvenirs. À différents assemblages de neurones s’associent également différents types de mémoires, au nombre de cinq : 
– la mémoire de travail, à court terme ;
– la mémoire sémantique, qui gère nos savoirs et nos connaissances ;
– la mémoire épisodique, liée aux événements autobiographiques ;
– la mémoire procédurale, permettant les automatismes inconscients (comme lorsqu’on fait du vélo ou du tennis) ;
– la mémoire perceptive, liée au sens. 
 
Hervé Chneiweiss explique que « c’est cette alchimie de mémoires qui forment notre expérience personnelle ». Les émotions se mélangent aux sens. Les gestes s’associent aux connaissances. L’odeur d’une madeleine évoque l’enfance à Guermantes, l’amour d’une grand-mère.

Quand le cerveau fait ses premiers pas

L’œuvre de Proust décrit brillamment à quel point l’enfance joue un rôle prépondérant dans notre manière d’appréhender le monde. Il faut en effet attendre jusqu’à nos vingt ans avant que notre cerveau arrête de se développer. Cette lenteur de développement est unique au sein du règne animal. Alors que la plupart des mammifères sont indépendants en quelques mois, un bébé humain du même âge ne pourra pas faire grand-chose tout seul. Pour cause, l’immaturité de son système nerveux. Par exemple, la myéline, une couche isolante enrobant les fibres nerveuses, est très peu présente à la naissance. Pourtant, elle se révèle essentielle à la bonne connectivité du cerveau, augmentant la vitesse de l’influx nerveux. C’est pour cette raison qu’un nouveau-né ne peut pas marcher.
Il n’empêche, un certain nombre de propriétés nerveuses sont présentes dès la naissance. Le cerveau d’un nouveau-né est ainsi capable de distinguer des sons ou des formes, ou encore de dénombrer des événements dans l’espace et dans le temps. Cette combinaison de propriétés innées et acquises est à la base du fonctionnement du cerveau, et pas uniquement humain.
Mais ce qui distingue le cerveau humain du cerveau animal, au-delà d’être le plus puissant dans sa capacité à traiter l’information, est justement qu’il est humain. Non seulement, notre cerveau reconstruit et anticipe à chaque instant une représentation du monde, mais « notre cerveau humanise le monde », insiste Hervé Chneiweiss.

Un cerveau qui humanise le monde

Des neurobiologistes ont ainsi montré à des étudiants un film d’animation au cours duquel deux triangles et un cercle bougent sur l’écran. Lorsque les chercheurs demandaient ensuite aux étudiants ce qu’ils avaient vu, ils racontent alors l’histoire d’un méchant grand triangle qui veut manger un gentil petit triangle protégé par un courageux cercle. Pourtant, s’ils demandent la même chose à des sujets ayant des lésions à l’amygdale, le centre des émotions, ceux-ci répondent avoir vu deux triangles et un cercle en mouvement. « Notre cerveau n’est pas capable de percevoir des événements sans leur injecter une valeur anthropomorphisée ou socialisée » commente Hervé Chneiweiss. 
 
 
À partir du quatrième mois, le fœtus peut déjà discerner des lumières du monde extérieur, et dès le sixième mois, percevoir des sons. Il n’existe pas un humain qui n’ait pas été dans un contexte social et humanisé. Notre biologie nous offre la possibilité d’un cerveau, mais celui-ci ne sera humain que dès lors qu’il sera confronté à d’autres humains, à leur culture et leur société. En ce sens, « un cerveau humain n’existe pas hors d’un bain d’humanité » conclut le neurologue. Ce sont les autres qui forgent nos compétences : nos performances n’émergent que dans l’interaction.
 
 

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