Le 21 mars 2016, Vivendi a lancé une OPA sur l’éditeur de jeux Gameloft après avoir acquis sur le marché 30 % de son capital. Vivendi, qui figure parmi les premiers groupes mondiaux de médias avec une capitalisation boursière de 25 milliards d’euros, compte ainsi prendre le contrôle de Gameloft, le leader mondial dans l’édition de jeux digitaux et sociaux valorisés à 630 millions d’euros ; un montant relativement faible pour le groupe de Vincent Bolloré qui dispose d’une trésorerie de plusieurs milliards d’euros.
Cette stratégie est rendue possible par la dispersion du capital de l’éditeur de jeux dont les fondateurs et la famille Guillemot ne détiennent plus que 26 % du capital. L’actuel PDG de Gameloft, Michel Guillemot, s’oppose fermement à cette OPA hostile et a déclaré au journal Le Monde (30 mars 2016) : « Avec Vivendi, nous reviendrions vingt ans en arrière ». De son côté, Vivendi a beau jeu de dire aux actionnaires de Gameloft que leur entreprise perd de l’argent (en 2015 la perte d’élève à 24 millions d’euros) et qu’il est temps de mieux valoriser leur société avec une nouvelle stratégie adossée à un grand groupe.
La valeur du capital humain et du capital matériel
Ce cas illustre bien une problématique nouvelle en finance d’entreprise : quelle est la valeur d’une entreprise qui repose essentiellement sur son capital humain ? Peut-on prendre le contrôle d’une entreprise de haute technologie comme on le fait pour une entreprise classique « Bricks and Mortar » ? Les réponses apportées par la théorie financière à ces deux questions sont loin d’être évidentes. Si on sait, à peu près, évaluer une entreprise classique et mettre en place une gouvernance conforme aux intérêts de ses actionnaires, il n’en est pas de même pour les entreprises de la nouvelle économie dont le capital humain est le principal actif.
Acquérir une entreprise industrielle traditionnelle revient à acquérir essentiellement des actifs tangibles (usines, immeubles, stocks, etc.), même si au passage certains actifs immatériels (brevets par exemple) tomberont dans l’escarcelle de l’acheteur. Par exemple, lorsque Lafarge a lancé une OPA sur l’égyptien Orascom Cement en 2007 pour un montant de 8,8 milliards d’euros cela lui a permis d’augmenter ses capacités de production pour alimenter de nouveaux marchés. Avec cette acquisition – la plus grosse de Lafarge avant son mariage avec Holcim – il s’agissait de faire une percée majeure dans les pays émergents. Bref, une opération assez classique d’acquisition de nouveaux moyens de production.
Même si de nombreux paramètres – dont certains sont en dehors du contrôle de l’acquéreur – font que la rentabilité d’une telle acquisition comme Orascom Cement n’est pas garantie, la problématique de la prise de contrôle d’une entreprise comme Gameloft est tout autre. En effet, dans ce type d’entreprise, la valeur de la société dépend essentiellement de celle des équipes de créateurs qui assurent in fine son développement futur. En d’autres termes, le capital humain est ici partie intégrante de la valeur de l’entreprise. Que les meilleurs développeurs/créateurs quittent la société et sa valeur chutera. Même si Lafarge dans son opération d’acquisition perd quelques ingénieurs, cela ne remettra pas en cause l’avenir du projet.
De plus, alors que les créatifs de Gameloft peuvent partir facilement avec leurs ordinateurs et exercer leur métier ailleurs, il n’en est pas de même pour les ingénieurs de Lafarge qui ont besoin pour exercer leur métier de cimenteries ; des usines qui ne leur appartiennent pas. Au total, non seulement la valeur de l’entreprise ne dépend pas des mêmes facteurs (le capital économique vs le capital humain) mais de plus, si le contrôle de l’actionnaire peut s’exercer sur les actifs possédés par l’entreprise il ne peut s’exercer sur les talents qui y travaillent ; les salariés n’étant pas la propriété de la société (et c’est heureux !).
La valorisation dans la nouvelle économie
Cette problématique a été particulièrement bien posée par Luigi Zingales (2000) dans un article publié dans le Journal of Finance intitulé « In Search of New Foundations ». Dans cet article l’auteur défend l’idée que les recommandations dérivées de la théorie financière pour les firmes traditionnelles s’appliquent difficilement aux entreprises de la nouvelle économie dans lesquelles le capital humain joue un rôle fondamental. Il cite à cet égard le cas de l’agence de publicité britannique Saatchi & Saatchi qui a vu sa valorisation sur le marché dégringoler suite au départ en 1994 de son fondateur et des principaux cadres de l’agence.
Paradoxalement, ces départs furent consécutifs au refus des actionnaires (un fonds d’investissement qui contrôlait 30 % du capital) de valider les primes généreuses que le dirigeant s’était octroyées alors que la performance boursière de la firme avait été très médiocre. En faisant partir les créatifs de l’agence ces actionnaires ont non seulement vu la valeur de leur firme fondre, mais également vu apparaître un redoutable concurrent. En ne voyant pas que la valeur de leur capital était étroitement liée au capital humain et en ne raisonnant qu’en termes de capital financier, ces actionnaires ont finalement détruit de la valeur pour eux-mêmes. Bref, c’est l’histoire bien connue de l’arroseur arrosé !
L’OPA fait-elle partir les créatifs ?
Le cas de l’OPA hostile lancée par Vivendi sur Gameloft illustre parfaitement la problématique soulevée par Zingales. Face à l’offensive de Vincent Bolloré, le président de l’éditeur de jeux mobiles, Michel Guillemot, a déclaré :
Si Gameloft était rachetée, il y a des chances que les créatifs qui n’ont que la rue à traverser pour travailler ailleurs quittent l’entreprise.
Il agitait ainsi l’épouvantail de la perte de valeur d’une entreprise reposant essentiellement sur son capital humain. Et d’enfoncer le clou : « Virer le fondateur d’une société de technologies, qui nécessite un haut niveau de confiance entre ses salariés et son management, est un bon moyen de la tuer ». On ne peut être plus clair !
Face à cette problématique de la prise de contrôle d’une entreprise de haute technologie comme Gameloft, Vivendi développe une rhétorique de finance classique : augmentation mécanique du chiffre d’affaires du fait de l’intégration dans un grand groupe, amélioration de la rentabilité et injection de cash. Selon le président de Vivendi, grâce à son intégration dans le conglomérat, « Gameloft pourra se développer à l’international et disposer de plus de cash ». Sauf que selon le patron de Gameloft sa société n’a ni besoin de cash, ni besoin d’un développement à l’international via la création de jeux pour des opérateurs comme Telecom Italia (dont Vivendi est actionnaire).
Que peut apporter Vivendi à Gameloft ?
Son cœur de métier est de travailler pour les grandes plateformes comme Google, Apple et Facebook ; de plus 96 % de son chiffre d’affaires est déjà réalisé à l’international. Pour Michel Guillemot, ce dont sa société a besoin, c’est « de laisser le plus de liberté possible à ses développeurs », ce qui lui semble incompatible avec le style de management du président de Vivendi. Comme on peut s’en rendre compte, les positions sont diamétralement opposées et difficilement conciliables. Bien entendu, il est difficile de trancher à l’avance et de dire qui aura raison à terme.
Plusieurs questions néanmoins peuvent se poser au cas où l’OPA de Vivendi réussirait : quelle sera la réaction des créateurs de Gameloft ? Vont-ils partir et aller vers la concurrence ou rester ? Dans quelle mesure, s’ils restent, leur nécessaire liberté pour maintenir leur motivation et leur créativité sera préservée ? Quelle sera la gouvernance de l’entreprise une fois intégrée dans le conglomérat ? Des réponses à ces questions dépendra la réussite à long terme de l’opération de prise de contrôle de Vivendi sur Gameloft. Affaire à suivre, donc.
Ceci dit, on peut déjà observer à travers ce cas – qui illustre bien la problématique des acquisitions des firmes high-tech – que ces questions sont assez éloignées de celles que l’on se pose en finance classique dans le cas d’acquisition de sociétés de type « Bricks and Mortar », pour reprendre le qualificatif adressé aux entreprises de l’ancienne économie.
Michel Albouy, Professeur senior de finance, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article a été éditorialisé notre partenaire The Conversation