Après le choc collectif de l’épidémie au coronavirus, plus rien ne peut être pareil. Le réel vivant s’impose à nous. Les logiques planétaires et écologiques obligent à revoir nos manières d’innover, d’échanger ou d’investir. Il nous faut reconsidérer nos projets. Alors, cette crise sanitaire que nous venons de traverser peut-elle changer nos repères ? Allons-nous savoir nous saisir des germes de ce changement pour bifurquer, pour inventer ensemble une redirection écologique, une transition comptable, des modèles d’affaires contributifs ? La crise sanitaire attire notre attention sur la fragilité de nos sociétés désencastrées de la biosphère. Elle rend manifeste que le « progrès moderne » a attenté au vivant ; il faut donc refaire lien en soumettant l’économie et la finance à la fragilité de la biosphère, en entraînant de nouveaux acteurs à changer de paradigme : la refondation du progrès est un enjeu civilisationnel.
Suspension. Telle a été l’expérience du confinement. Très concrète pour ceux qui sont « allés au front », les soignants, les malades, les personnels d’entretien, de maintenance et de distribution des marchandises. Presque irréelle pour ceux qui se sont « échappés » à la campagne, ceux qui ont été mis au chômage technique, ou qui travaillaient à distance, ou encore les plus âgés reclus dans leurs EHPAD. On nous a parlé d’un effort de guerre « quoiqu’il en coûte » en mobilisant les experts scientifiques de tout crin, jamais d’accord, mais unanimes sur les risques à venir.
Et puis ce 29 mai, le Président français nomme un conseil d’experts économistes. Comme si la réalité à considérer désormais devait s’arrimer à de nouveaux radars. Changement de casting à la manœuvre. Bascule des pouvoirs. Comme si nos vies étaient un théâtre soumis aux jeux d’apparence. On finit par se demander quelle capacité a aujourd’hui le politique à assumer un monde bien réel, unique, continu et contraint dans le temps et l’espace. Un monde où tout se tient ensemble…
L’économie n’est pas un moment à part. Elle ne peut pas être non plus, un monde à part qui soudain reprend les rênes de notre quotidien. La Covid-19 a permis à beaucoup de ralentir, de lever le nez des obligations, de découvrir des envies de vivre autrement. D’ailleurs certains veulent travailler moins ou ne veulent plus inféoder leurs modes de vie à leurs métiers. On entend un élan pour éloigner l’emprise économique sur nos existences.
Principe de non-contradiction
En fait, la suspension n’a jamais vraiment existé. Ce sont 2 milliards d’euros que notre économie a perdu chaque jour depuis l’arrêt du système de production en France. Il n’y a pas d’un côté la santé, de l’autre l’économie. Encore moins quand percole la crise climatique. Quand la menace sourd, des gestes, des instruments, des métiers deviennent vitaux, indispensables, richesses premières.
Avec le choc de la Covid, s’est produite une sorte de réajustement, une sensibilisation à ce qui compte, loin de l’économisation que Bruno Latour qualifie de formatage : « L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose qu’elles étudient – l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire – promesses, menaces ou acte légal« .
La réalité qui a sauté aux yeux c’est que les producteurs de richesse ne sont pas les capitalistes ou les travailleurs mais bien plutôt les vivants. C’est exactement ce qu’affirmaient les Physiocrates du XVIIIe siècle avec leur chef de file le médecin François Quesnay qui soulignait l’origine naturelle de la production.
« C’est très bien de produire mais encore faut-il subsister ! » pourrait être le mot d’ordre au sortir du confinement. « Pas plus qu’on ne peut continuer de ‘faire la guerre au virus en ignorant la multitude des relations de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant les relations de subsistance qui rendent possible toute production, insiste encore Bruno Latour. Voilà la leçon durable de la pandémie« .
il s’agit bien de sortir de notre dormance pour nous synchroniser. « La relance implique d’explorer de nouvelles manières de produire de la valeur », nous explique Fabrice Bonnifet, président du Collège des directeurs du développement durable (C3D). Ce dernier pense qu’il est temps de « chasser en meute pour faire pression sur les acteurs de bonne volonté et accélérer les bascules« . C’est une affaire de sincérité et de resynchronisation avec la biosphère, estime-t-il.
Pour Hélène Leriche, responsable biodiversité chez OREE, c’est une reconversion écologique qu’il faut mettre en chantier en mobilisant des coalitions larges et vigoureuses.
Réconcilier le progrès avec le vivant
Pendant la pandémie, nous avons assisté à une avalanche de tribunes, propositions, appels… Tous ont appelé à nous séparer d’une trajectoire incompatible avec notre survie. Au-delà de la crise sanitaire, beaucoup perçoivent qu’il faut changer de cap : le maintien de la biosphère, condition de notre survie, devient un objectif collectif et politique central, un champ de force structurant.
Mais comment opérer cette reconfiguration ? Comment les acteurs économiques vont-ils réussir à passer leurs activités au crible de leur compatibilité avec les équilibres climatiques et écologiques ?
Les chantiers sont immenses car il est question à la fois de revisiter les modes d’innovation, le rapport à la performance, mais aussi la fabrique de la valeur, les modèles d’affaires…
Pour Jacques Huybrechts, fondateur du Parlement des Entrepreneurs d’avenir, il s’agit bien de réconcilier le progrès avec le vivant. « La crise de la Covid nous a montré nos fragilités que la Modernité a voulu effacer », souligne-t-il. Il nous faut engager une « refondation du progrès ». Cette mutation est un « enjeu civilisationnel », qui a été décrit dans le Manifeste pour réconcilier progrès et vivant, conçu et publié en janvier dernier par TEK4life et Jacques Huybrechts. Parmi les signataires de ce texte, Cynthia Fleury, Augustin Berque, Patrick Viveret, Cécile Renouard, Dominique Sciamma, Patrick Busquet …
Tout va se jouer dans notre capacité à réaffecter nos moyens, nos énergies, notre créativité pour la « redirection écologique ». Un sujet structurant pour Hugo Bachellier, chargé de mission Formation au CEEBIOS (Centre d’expertise sur le biomimétisme). Cela implique d’abandonner des manières de faire dépassées, des équipements inadaptés aux urgences bioclimatiques, des croyances caduques. « Lors de la crise sanitaire, beaucoup ont pris la mesure de ’’ la faillite de notre système ‘’, estime Hugo Bachellier. Ils veulent s’impliquer pour des futurs souhaitables. »
Dorothée Browaeys, Présidente de TEK4life – Chroniqueuse UP’ Magazine
Il s’agira en effet de saisir les germes de changement pour bifurquer. Quatre chantiers seront ouverts : redirection écologique, transition comptable, modèles d’affaires contributifs, refondation du progrès pour bien nommer la civilisation qui vient. Les GERMINATIONS sont une occasion de prospective originale pour relever les défis dans des champs stratégiques comme l’innovation, la finance, la gouvernance et la RSE. Inscrivez-vous et profitez du tarif Early bird jusqu’au 7 juillet L’époque tourmentée où nous sommes exige d’ouvrir l’avenir et de bifurquer. Cela implique des attentions nouvelles pour considérer tous les biens communs qui soutiennent la zone critique où nous respirons, dans une « économie de la considération ». Dans cette économie, efficacité et responsabilité sont à conjuguer, préconise Armand Hatchuel dans son article en référence à la « bene gesta » romaine. De même les quatre dimensions comptables peuvent se déployer : prendre en compte (ce qui compte vraiment en régime écologique et solidaire), être comptable de quoi (selon quelle finalité), rendre compte (de quoi ? et à qui ?) et comment compter ? Il s’agit bien de changer nos tableaux de bord pour naviguer vers un nouvel horizon, celui d’un progrès réconcilié avec le vivant.
Photo d’en-tête : © C. Moirenc – CRT (« Festival des jardins de la Côte d’azur », 2019)