Intermodalité, hybridation, électro mobilité, développement de véhicules innovants, mise en place d’assistant personnel à la mobilité, métissage du réel et du virtuel… Les nouvelles mobilités cherchent la voie d’une certaine « éthique » – moins dévoreuse d’énergie et de kilomètres, plus apaisée et « reliante » – et façonnent la forme des villes de demain qui seront résolument « multi mobiles ».
Après avoir longtemps privilégié un mode de déplacement contre les autres – la ville pour les voitures ou la ville sans – les politiques de déplacement privilégient désormais une diversité de solutions de mobilité ou « cocktail de mobilité » selon l’expression nord-américaine.
Cet élargissement de la palette de l’offre de mobilité répond à un double impératif économique et environnemental. Il s’adapte aux territoires mais aussi à de multiples usages et à la diversité des modes de vie, particuliers, éclatés, désynchronisés.
Cette multi modalité s’appuie sur un puissant changement de paradigme : de simple outil de transport, la mobilité – de plus en plus individualisée, intelligente et interactive – est devenue le mode de vie dominant de notre société. C’est l’attribut principal de l’homo mobilis contemporain qui, sac au dos et smartphone en poche, se trouve au cœur de services mobiles. Dans une même journée, le citadin emprunte les transports en commun, marche à pied, loue ou partage une voiture ou encore enfourche un vélib’.
Cette approche multimodale, véritable patchwork de solutions de mobilité, est au cœur du dispositif de « management de la mobilité » menée avec les territoires d’entreprises du Grand Lyon, et portée par la Direction de la prospective du Grand Lyon avec une spécificité : s’appuyer sur les usages et pratiques de mobilité pour faire changer les comportements de mobilité.
Cette mutation conceptuelle, dont le trait marquant est la décorrélation entre la possession d’un objet automobile et le recours à un service de mobilité, ouvre la voie à de nombreuses innovations socio-techniques. La notion de « transports publics individuels » fait ainsi éclater des catégories générales, longtemps tenues pour contraires. De nombreux opérateurs de mobilité, mêlant publics et privés, développent toute une économie servicielle dont l’information est le moteur principal comme le montre le projet Optimod Lyon. Elle est le logiciel qui combine, voire transmute, les nouveaux modes et l’élément clé qui modifie les comportements de mobilité.
LES CHANGEMENTS DE PARADIGME DE LA MOBILITÉ ; LES GRANDES TENDANCES DE MOBILITÉ
Passage du mono modal au multi-modal et au transmodal, de l’outil de transport au mode de vie, développement de la voiture et du vélo partagés, apparition de cybercars… Les nouvelles mobilités sont un creuset d’innovation.
Du tout automobile à la combinaison des modes
Le modèle de la voiture thermique individuelle, qui fut, au XXe siècle, un symbole de liberté et de réussite sociale et le parangon du service « porte à porte », a trouvé ses limites, pour des raisons principalement économiques et environnementales.
En France, les émissions dues au transport ont augmenté de 19% entre 1990 et 2007, principalement à cause de l’augmentation du trafic routier et de l’étalement urbain. 82% des kilomètres parcourus le sont en voiture (10% en train) (Source : Commission des comptes des transports de la nation).
Il convient désormais de réduire le budget alloué par les ménages à leurs déplacements quotidiens qui, parce qu’il pèse lourdement sur les plus modestes, est un facteur de ségrégation sociale. Il s’agit aussi de limiter les émissions de CO2 et la consommation d’énergie, restreindre l’emprise automobile dans l’espace public et limiter les embouteillages, sources de stress, de perte de temps et d’argent, et de pollution.
L’enjeu est d’importance : d’ici 2050, les émissions polluantes devront être divisées par quatre, objectif auquel s’attellent les Schémas Régionaux Climat Air Energie.
« Il faut comprendre que sur une voirie encombrée, à débit quasi équivalent, les effluents nocifs sont deux à quatre fois plus importants que sur une voirie fluide. Les émissions sont plus que deux fois proportionnelles à la durée de passage du véhicule. C’est considérable ! » explique Alain Bonnafous, professeur émérite de l’Université Lyon 2, chercheur au Laboratoire d’économie des transports.
Pour autant, le développement des transports en commun, priorité du Grenelle de l’environnement, n’offre une solution alternative efficace que pour une part seulement de la demande de mobilité – principalement dans les zones denses. Il faut donc ouvrir la palette de l’offre modale, ce qu’ont déjà largement fait les villes en promouvant par exemples les modes doux.
L’optimisation de la mobilité d’un territoire n’est donc plus la recherche du « mode idéal », mais la variété des modes, rapides et lents, mécanisés et doux, individuels et collectifs, etc.
« La multi modalité la plus large s’impose désormais : il faut la considérer comme un principe d’écologie urbaine, la diversité modale constituant, pour l’éco-système urbain, un équivalent de la biodiversité pour les écosystèmes naturels » estime Georges Amar dans son ouvrage « Homo mobilis, le nouvel âge de la mobilité ».
==> Lire l’entretien avec Alain Bonnafous, professeur émérite de l’Université Lyon 2, chercheur au Laboratoire d’économie des transports.
La transmutation modale
Si l’évolution des usages suggère ce glissement de la propriété au partage des modes de transports, c’est la mobilité intelligente ou smart mobility qui la rend possible. Si je peux partager vélib’ ou un car2go, c’est parce qu’un système d’informations me permet de les localiser et de les utiliser. « L’information, en passant de data ou de mode d’emploi au statut de logiciel devient l’instrument d’une transmutation modale. Le logiciel transmute la machine : vous passez ainsi de la voiture à la co-voiture qui n’est pas du tout pareille » explique Georges Amar.
Pour le prospectiviste, la transmodalité, entendue comme le croisement des catégories et le métissage des concepts, est un champ d’innovation dont les premiers exemples sont le covoiturage, le pédibus (métissage entre le bus scolaire et la marche à pied), le vélo partagé, le BRT (métissage entre le bus et le métro initié à Curitiba au Brésil) ou le tram-train.
« Dans la ville de demain, le nombre de modes de déplacement s’élèvera à 50 ou 60, pas à quatre ou cinq ! Ces mobilités seront en plus des mobilités transmodales. Il y aura du physique et du virtuel, du lent et du rapide, de l’individuel et du collectif ; tout cela va se croiser allègrement. C’est pour cela qu’on aura des dizaines et des dizaines de façons d’être mobiles. Et c’est cela qui fait la vitalité d’une ville » estime l’ancien directeur de l’unité prospective et développement de l’innovation à la RATP.
==> Lire l’entretien avec Georges Amar, ancien directeur de l’unité prospective et développement de l’innovation à la RATP, consultant en mobilité et prospectiviste.
Du transport à la vie mobile ; de la possession à l’usage
L’émergence de la notion de mobilité – qui prime désormais sur celles de transport ou déplacement – traduit une mutation des usages et, à tout le moins, un changement de point de vue. Le transport est un outil, un équipement, qui implique une certaine passivité de la personne transportée. La mobilité est un attribut des personnes (et des objets, voire des sociétés et des territoires). Entendue comme une compétence, elle valorise le caractère actif de la personne mobile. Pour George Amar, la mobilité est même devenue « un quasi-droit de l’homme et du citoyen. Mobilité pour tous et chacun sa propre mobilité, tel est le mot d’ordre de la société contemporaine ».
Cette inscription implicite de la mobilité dans la catégorie des droits sociaux est aussi, pour le prospectiviste, l’expression d’une profonde évolution sociétale : « la mobilité est désormais le mode de vie standard de la société et de l’économie contemporaines ».
Le sujet lui-même devient vecteur ; il navigue dans un espace de mobilité ; il est coproducteur de sa mobilité. Cette mutation conceptuelle se traduit par un phénomène majeur : la décorrélation entre la possession d’un objet automobile et le recours à un service de mobilité. Le modèle de la voiture propriétaire qu’on bichonne et dont on exhibe la puissance des chevaux comme un symbole de virilité ou un signe extérieur de richesse est certes encore tenace, mais en perte de vitesse. Plus besoin d’être propriétaire de son mode de transport : j’utilise le mode de transport qui me convient au bon moment.
Pierre Soulard, responsable du service Mobilité urbaine à la Direction de la Voirie du Grand Lyon, observe cette tendance dans l’agglomération lyonnaise. Pour lui « cette décorrélation est au cœur de nouveaux usages de déplacements comme l’autopartage, le covoiturage ou le vélo en libre service ».
==> Lire l’entretien avec Pierre Soulard, responsable du service Mobilité urbaine à la Direction de la Voirie du Grand Lyon.
Véhicules innovants, cybercars et électro mobilité
(Photo : La Weez, d’Eon Motors, nouveauté du Mondial de l’Automobile Paris octobre 2012)
Avant la multiplication de ces mobilités mutantes, une génération de véhicules innovants, thermiques, électriques ou hybrides, a d’ores et déjà fait son apparition sur le marché automobile. Beaucoup de ces modèles réinventent des systèmes de mobilité largement répandus dans certains pays dont la Chine et l’Inde, comme le vélo taxi ou le rickshaw. C’est le cas du Kei car japonais, de la Smart, du format MP3 carrossé (BMW, Peugeot) ou de petites voitures compactes pour 3 à 4 personnes (moins de 3 mètres) qui limitent l’encombrement de la voirie et de stationnement.
Adaptés aux conditions de vie contemporaines, ces véhicules petits et légers sont moins consommateurs d’énergie « En circulation urbaine ou suburbaine, une voiture de 600 kg a besoin pour se déplacer de deux fois moins d’énergie qu’une voiture classique de 1200 kg » note le rapport sur les nouvelles mobilités du Centre d’analyse stratégique.
Les véhicules les plus prospectifs sont les « « cybercars » auxquels l’historienne du design Constance Rubini consacre un chapitre de son livre « La ville mobile ». Ces véhicules à conduite automatisée fonctionnent en flotte et communiquent entre eux. L’équipe de recherche IMARA à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA) travaille au développement de ces véhicules du futur dont certains prototypes sont en phase de test. Reste à perfectionner leur capacité à détecter les obstacles afin de pouvoir les utiliser en ville. Le Chenillard est un projet de petite voiture urbaine automatisée pour deux ou trois personnes qui pourrait se rendre à l’adresse voulue sur simple appel. Mue par un moteur électrique, elle puiserait son courant dans un rail intégré au sol comme le font certains tramways. Enfin, l‘ANTMBL est un projet de véhicule automatisé sans chauffeur, fonctionnant à l’électricité et à l’énergie solaire, dans lequel les voyageurs seront comme dans un salon. (Source : Constance Rubini, La Ville mobile, Editions Cité du design, février 2012.)
On connaît déjà des modèles 100% électriques, comme la ZOE et la TWIZY de Renault, la LEAF de Nissan, le TILTER de SynergEthic (véhicule à trois roues), la C-ZERO de Citroën ou encore le vélo électrique E-BIKE CONCEPT de Ford. D’une autonomie souvent limitée à 150 km, ces petits véhicules électriques urbains impliquent la mise en place d’une infrastructure de recharge de batterie sur les territoires concernés. « Nous avons besoin de l’électro mobilité en ville, car c’est synonyme d’une rue moins bruyante, moins polluée et moins stressante » souligne Gilles Vesco, vice-président du Grand Lyon en charge des Nouvelles mobilités. L’élu rappelle que l’électro mobilité est déjà largement une réalité dans le réseau des transports en commun lyonnais puisque 73% des trajets s’y font en mode électrique.
Il faut désormais accroître cette proportion et accompagner l’arrivée des voitures électriques individuelles ou partagées. « Nous avons besoin de préparer l’arrivée des voitures électriques dans les parcs de stationnement lyonnais » explique-t-il. L’irruption prochaine de véhicules hybrides et électriques rechargeables dans l’espace urbain souligne la nécessité d’un dialogue entre les constructeurs, les opérateurs et les collectivités locales afin d’identifier et mettre en place les mesures d’accompagnement les plus efficaces.
Autre innovation récente : dans le cadre du projet de démonstrateur « Smart Community » développé par NEDO à Lyon Confluence, est testée une flotte de voitures électriques en autopartage alimentées par de l’énergie photovoltaïque.
Des véhicules innovants et éco responsables (électriques, hybrides) sont également mis au point pour assurer les livraisons de marchandises en ville, dans le cadre de systèmes de transport optimisés. Des tests sont réalisés à l’échelle du territoire du Grand Lyon dans le cadre du pôle de compétitivité Lyon Urban Trucks & Bus.
==> Lire l’entretien réalisé le 30/05/2010 avec Eric Poyeton, président du Pôle de compétitivité Lyon Urban Trucks & Bus : « dans les transports de demain, il n’y a pas de science-fiction, il n’y a que des solutions pragmatiques ».
Mobilité durable et ville vivable
Pour répondre à l’urgence environnementale, quelle est la meilleure stratégie : favoriser les kilomètres « propres » ou… effectuer moins de kilomètre ? Face au caractère insoutenable de la mobilité, et son cortège d’engorgement, de saturation des réseaux et de pollution, de plus en plus de voix s’élèvent pour prôner une certaine « démobilité », comme d’autres la décroissance. Bruno Marzloff, directeur du Groupe Chronos, est de ceux-là. Il plaide pour une ville apaisée qui favorise les proximités, les lenteurs : « Trop de déplacements tue la mobilité et appelle d’autres équilibres : une ville marchable, une ville cyclable, une ville des courtes distances, une ville des proximités, bref une ville vivable et ce faisant, durable. La ville mobile multiplie les choix (par le truchement des applications numériques), s’ouvre à des solutions de partage (partage de la voiture, des vélos, des taxis, mais aussi partage des réseaux wifi, voire encore d’autres communalités), à des hubs inédits (des tiers-lieux qui hébergent transport, correspondances, consignes de commande à distance, espaces éphémères de travail, lieux de sociabilité, etc.). C’est une ville apaisée car elle favorise les proximités, les lenteurs, donc les rencontres, bref une nouvelle urbanité. »
==> Lire le texte de Bruno Marzloff, directeur du groupe Chronos.
En favorisant la ville des courtes distances, les schémas d’aménagement des territoires essaient de limiter les obligations de mobilité en rapprochant services, emplois, commerces et bassins de population dans des pôles de centralité. La promotion des « circuits courts » participe de la même démarche éco vertueuse, de même que le développement du télé travail et des services à distance.
Pour Georges Amar, il s’agit d’un changement de valeur : la mobilité ne s’évalue plus en terme de franchissement de distances ou de vitesse, mais « de création de liens, d’opportunités et de synergies » ce qu’il résume par l’expression « reliance ».
Jean-Pierre Orfeuil, professeur d’aménagement à l’Université Paris-Est et spécialiste des mobilités urbaines, utilise une autre formule : pour lui, « la mobilité n’est plus pensée en terme de déplacement de A à B, mais en terme de voyage, et le voyage doit être une expérience agréable, conviviale et connectée ».
Fort de ce constat, Georges Amar, prévoit qu’ « il y aura, dans les années à venir, de plus en plus d’offres de mobilité conçues pour maximiser la ‘reliance par kilomètre’ tandis que « des arbitrages politiques pénaliseront progressivement les ‘kilomètres pauvres en reliance’ ». Comment ? Le prospectiviste ne l’explique pas. Mais à défaut d’être répressives, les politiques publiques peuvent avoir une action très incitative sur l’optimisation des déplacements.
Lire : Georges Amar, Homo mobilis, Le nouvel âge de la mobilité, Editions fyp.
Conclusion
Passage du mono modal au multi modal, de l’outil de transport au mode de vie, de la possession d’objets automobiles au recours à des services de mobilité, irruption de la mobilité intelligente comme moteur d’une économie servicielle, injonctions environnementales à promouvoir des mobilités durables… Les mobilités connaissent d’importants changements paradigmatiques qui ouvrent un vaste champ d’innovation.
Les initiatives privées s’en sont déjà largement emparé, avec par exemple l’arrivée de nouveaux opérateurs de location ou de recharge de batterie, de services d’autopartage et de covoiturage, de services de communication à distance, etc. Entre les diverses collectivités locales – qui n’ont pour l’heure que des compétences en matière de déplacement ciblées sur les infrastructures, la gestion de la voirie et de l’espace public et l’organisation des transports publics -, les citoyens et les entreprises privées, se nouent des partenariats multiples.
Dans ce jeu d’acteurs qui se complexifie, les villes et les territoires ont un rôle décisif à jouer, d’incitation, d’accompagnement, mais aussi d’arbitrage.
Car, si comme l’estime Georges Amar, la ville c’est « précisément l’alchimie du territoire et de la mobilité », le système de mobilité est consubstantiel à la ville même. C’est le signe de son « génie » et de sa vitalité.
Dossier Anne-Caroline Jambaud / http://www.millenaire3.com/ Mai 2012
Crédit photo : En septembre 2009, dans le cadre de la journée en ville sans ma voiture, l’artiste Roadsworth a peint cette toile en direct afin de sensibiliser les passants aux modes de transports alternatifs.
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