Jusqu’au 6 février 2022, le Musée Guggenheim Bilbao présente l’exposition La ligne du génie qui rassemble une sélection d’œuvres, innovatrices et expérimentales, issues de la collection permanente du Musée ou de prêts à long terme. Réunissant des artistes de différentes générations qui travaillent différents supports, cette exposition comprend une sélection de pièces importantes de la collection du Musée qui ont été très peu exposées et d’autres plus connues du public. Les artistes de cette exposition-enquête emploient des techniques et des matériaux inhabituels questionnant de manière ludique les conventions esthétiques par le biais de l’humour et de leur génie propre.
La ligne du génie présente un ensemble d’œuvres incluant divers styles et mouvements, axés sur des thèmes spécifiques qui explorent le génie, l’expérimentation et les pratiques artistiques distinctives. Présentées de façon à dialoguer entre elles, ces œuvres d’art permettent d’appréhender les décisions critiques prises par les artistes lors de la sélection des matériaux et des techniques. Elles témoignent ainsi de la méthodologie artistique et du processus de création individuel.
Remise en question de la tradition
Structurée de façon thématique, l’exposition s’ouvre avec une salle consacrée à des œuvres créées hors du contexte traditionnel de l’atelier de l’artiste, ainsi qu’à des processus artistiques peu communs. Certaines des œuvres de cette section de l’exposition occupent l’espace de façon inattendue, comme Sans titre (Chambre d’albâtre) [Sin título (Habitación de alabastro), 1993] de Cristina Iglesias, qui suit l’architecture d’une encoignure de la galerie. Les planches d’albâtre translucide de l’œuvre flottent gracieusement, légèrement inclinées aux deux extrémités, et modifient non seulement la lumière autour d’elles mais également celle de l’espace.
L’œuvre Objet de réflexion (Object for Reflection, 2017) d’Alyson Shotz est, quant à elle, constituée d’innombrables pièces d’aluminium perforées et assemblées par des anneaux d’acier. De loin, l’objet ressemble à une sculpture lourde et volumineuse, mais un regard attentif permet de distinguer le caractère translucide et malléable du matériau. En effet, cette œuvre ne devient tridimensionnelle qu’une fois installée : lorsqu’elle est accrochée au plafond, la tension et la gravité transforment la plaque métallique en sculpture.
L’œuvre Hichiko Happo (2014) est un exemple singulier de processus artistique, car cette peinture a été créée par Yoko Ono lors d’une intense performance réalisée à l’occasion de la rétrospective que le Musée Guggenheim Bilbao a consacré à l’artiste en 2014. Sur les neuf toiles qui composent l’œuvre, l’artiste a peint la phrase « sept chances et huit trésors » en japonais. Ono a employé avec énergie de l’encre sumi noire, qui a gouté et coulé sur chaque toile. Le résultat rappelle la technique de la peinture actionniste ainsi que la calligraphie ancienne du Japon natal de l’artiste.
Par ailleurs, la réaction en chaîne déclenchée dans l’œuvre des artistes Peter Fischli et David Weiss Le cours des choses (Der Lauf der Dinge, 1987) crée l’illusion d’un mouvement continu d’objets ordinaires comme des roues, des feux d’artifices et un ballon. Simple d’apparence, le film est un enchaînement d’accidents orchestrés, tels que des chutes, des déversements et de petites explosions, qui créent un incessant chaos contrôlé. Dans cette œuvre, l’association de l’absurde et des objets du quotidien remet en question les fondements de la « haute » culture par le biais de l’union ingénieuse du jeu et de l’expérimentation.
Modes de représentation
Cette section de l’exposition présente une sélection d’œuvres figuratives qui illustrent les multiples manières dont les artistes traitent de la forme humaine. La répétition en série sur plusieurs toiles ou au sein d’une seule composition est la stratégie employée par certains artistes réunis dans cette section. Créées sur une période de 50 ans, ces œuvres mettent en lumière les différentes façons d’aborder la figuration et dévoilent l’expérimentation formelle et conceptuelle sous-jacente à la représentation.
L’exposition présente une sélection de toiles provenant de la série iconique de Georg Baselitz Mme Lénine et le Rossignol (Mrs. Lenin and the Nightingale, 2008) qui marque un tournant dans le genre du portrait traditionnel avec ses 16 toiles grand format et expressives représentant des figures à l’envers.
Dans la moitié des œuvres de cette série, les personnages sont peints avec des couleurs vives sur fond blanc, tandis que dans l’autre moitié, ils sont représentés dans des tons de gris et bleu sur fond noir, un moyen stylistique qui donne à la figure une place prédominante. Baselitz affirmait que peindre les figures à l’envers lui permettait de créer la distanciation du spectateur, obligé d’observer le contenu avec attention. Sur le plan de la forme, ces tableaux parviennent à créer une certaine abstraction tout en conservant la composante figurative.
Cette salle présente également une sélection de peintures de femmes souriantes provenant de la série de onze toiles d’Alex Katz intitulée Sourires (Smiles, 1994). Le portrait réalisé à l’aide d’aplats de couleur, d’un espace pictural peu profond et de lignes dépouillées mais hautement descriptives sur un fond monochrome est un motif récurrent chez Katz. Ses sujets fonctionnent comme des outils de recherche artistique permettant d’explorer la traditionnelle dichotomie figure/fond. L’objectif de l’artiste ne consiste pas à décrire la personnalité des modèles, mais à proposer une réflexion plus profonde sur la nature de la représentation et la perception des images. Par le biais de la répétition de la composition, du traitement de la figure et du fond, ainsi que du geste (et du sourire), Katz attire l’attention du spectateur non pas sur le personnage lui-même, mais sur l’expérimentation picturale qui ressort des différentes représentations.
Méthodes et Matériaux
La dernière partie de l’exposition réunit un ensemble d’œuvres abstraites aux méthodes et aux matériaux innovants, qui repoussent les limites des différents supports artistiques. Certains artistes adoptent des matériaux peu conventionnels, comme la peinture industrielle, la céramique, l’ardoise ou la craie. Ces œuvres invitent le spectateur à reconsidérer les matériaux et les méthodes choisies par les artistes et les différentes possibilités qu’ils offrent.
Julian Schnabel a commencé à exposer ses peintures caractéristiques à base d’assiettes cassées en 1979. Il y collait des fragments de vaisselle à l’aide d’une sorte de résine de polyester appelée Bondo et y peignait ensuite des images brutes à l’huile. Remarquables par leurs sujets épiques, leurs motifs déformés et leurs textures chargées, ces peintures ont été inspirées par un séjour de l’artiste à Barcelone en 1978, au cours duquel il découvrit les mosaïques de l’architecte catalan Antonio Gaudí.
Dans des œuvres telles que la monumentale Espagne (Spain, 1986), Schnabel transfère la surface de la mosaïque à la peinture en transformant les deux processus : les assiettes et tasses cassées émergent de la surface tels d’abrupts coups de pinceaux sculpturaux, brisant le plan pictural.
Le travail d’Erlea Maneros Zabala explore le rôle que jouent les médias dans la construction des récits contemporains en raison de leur façon de traiter les images et de leur vision subjective de l’histoire. Dans son œuvre de 2013 Graphie Basque, typographie et ornementation : 1961-1967 (Grafía Vasca ; tipografía y ornamentación : 1961-1967), Maneros Zabala s’approprie une iconographie chargée d’un sens politique et historique qu’elle renverse, transforme et sérialise. Les 39 planches de cuivre qui constituent l’œuvre n’affichent pas la page imprimée, mais la matrice de laquelle émerge le texte, telle une présentation archéologique visant à montrer le processus de reproduction mécanique par le biais d’une technologie industrielle obsolète.
Dans cette partie de l’exposition, de nombreux artistes expérimentent la corporéïté de la peinture. Prudencio Irazabal emploie principalement un fluide polymère liquide, qu’il épaissit à l’aide d’un gel avant d’y incorporer de petites quantités de pigment afin de créer différentes couleurs dont le degré de transparence varie. En raison de la viscosité de la peinture, l’artiste installe des rebords temporaires afin d’empêcher le fluide de s’écouler sur les côtés. Une fois la surface créée, il ôte les rebords afin de révéler la profondeur de la surface et la luminosité de la couleur, ce qui est clairement visible dans Sans titre no 767 (Sin título #767, 1996).
Exposition La Ligne du génie au Musée Guggenheim Bilbao, du 11 juin 2021 au 6 février 2022
Image d’en-tête : Lucian et Frank à l’air libre (Lucian und Frank Plein-air), 2008 – Huile sur toile 300 x 250 cm – Musée Guggenheim Bilbao © Georg Baselitz, Bilbao, 2021 / et Éclaircissement comme un fil blanc, le rêve de Kiki sur Prague (Hellung als weißer Faden, Kikis Traum von Prag), 2008 – Huile sur toile 300 x 250 cm – Musée Guggenheim Bilbao © Georg Baselitz, Bilbao, 2021