La crise du Covid-19 dans le monde du travail a ouvert la voie à un discours sur le thème du « rien ne sera plus comme avant » dans le « monde d’après ». La confrontation aux risques sanitaires, la nécessité de distanciation sociale et le recours aux technologies de l’information pour poursuivre une partie des activités laissaient alors imaginer un réenchantement du travail autour d’une nouvelle normalité du management post-Covid qualifié par les cabinets de conseil de « new normal ».
Alors que les contraintes sanitaires diminuent progressivement dans de nombreux pays, il est pertinent de s’interroger pour savoir dans quelles conditions les entreprises abordent cette nouvelle normalité aujourd’hui. C’est d’autant plus essentiel que le contexte dans lequel débute cette ère « post-Covid » se caractérise par une phase de désillusion chez les salariés comme chez les managers, comme le montre une étude que nous avons menée auprès de 500 répondants entre mars 2020 et avril 2021.
Dans le feu de l’action, avec la levée des contraintes liées à la crise sanitaire et à la nécessité de relancer l’activité, les chefs d’entreprise et managers peuvent en effet avoir tendance à oublier ce que la crise du Covid-19 a créé comme expériences et comme attentes chez les salariés.
Une organisation vécue comme disloquée
Entre les printemps 2020 et 2021, la crise a créé trois phases émotionnelles chez les collaborateurs : une phase d’exaltation, puis une phase de traumatisme et enfin une phase de désillusion.
Lors du premier confinement, c’est en effet l’exaltation qui domine dans les discours après la stupeur. À cette période se diffuse l’idée chez les salariés et managers que la contrainte de la crise va pousser les directions, les responsables hiérarchiques et la gestion des ressources humaines (GRH) à remettre en question leurs pratiques et à améliorer le management d’avant la crise pour ne plus revenir en arrière. Un manager quinquagénaire interrogé en reste encore persuadé :
« Je pense que les contraintes de crise sanitaire que nous avons connues et que nous connaissons encore vont nous imposer de nouveaux modes organisationnels. Je suis convaincu de la disparition des certaines rigidités organisationnelles, imposée par nos nouveaux modes de fonctionnement. »
La deuxième phase, celle du deuxième confinement, est celle du traumatisme. Le premier confinement reste dans toutes les têtes. La deuxième phase se caractérise ainsi par la prise de conscience des effets contraignants de la pandémie et des enjeux à long terme pour le mode de vie en entreprise.
À ce moment, les répondants expriment globalement que la crise aggrave ce qui n’allait déjà pas dans le management. En l’espace de neuf mois, les personnes interrogées ont perdu l’illusion que la crise pourrait faire progresser le management et 67 % répondent que la crise ne change rien, ou qu’elle aggrave ce qui n’allait déjà pas, contre 45 % dans la première phase.
Un salarié âgé de plus de 55 ans déclare par exemple :
« Depuis le début de la crise, on a eu tendance à replaquer l’organisation existante : la réunionite par exemple, sur le travail à distance. Si on continue à plaquer cette organisation existante, on ne change pas de culture, on aggrave peut-être même l’état du système précédent ».
Une comparaison des réponses entre mars 2020 et décembre 2020 montre clairement ces évolutions :
Enfin, sur une troisième période (février à avril 2021), une idée s’impose : cette crise va durer et le changement est irréversible. Les salariés attendent alors un cadrage de la reprise de l’activité redéfinissant la place de chacun en tenant compte des acquis et apprentissages de la crise. Cependant, ils demeurent sans illusion quant à l’écoute de leurs attentes de la part de l’organisation, comme le regrette par exemple une jeune salariée sur le télétravail :
« Le télétravail doit devenir plus automatique, et pas seulement possible qu’en cas de force majeure. Il faut repenser notre organisation de travail pour l’intégrer pleinement à notre entreprise. La difficulté, c’est qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde avec la direction. »
Les salariés restent à la recherche de solutions pour pouvoir faire leur travail face à une organisation vécue comme disloquée et désorganisée, en proie aux changements moins drastiques mais réguliers du contexte sanitaire.
Du « nous » au « on »
Dans ce cadre, les modalités de travail informelles se recomposent. Une salariée souligne notamment qu’elles se caractérisent alors par une forme de repli sur soi.
« Dans mon entreprise, je constate qu’il y a plusieurs communautés qui se regroupent toutes seules sans avoir besoin d’être dans l’entreprise. Aussi je me demande si dans les entreprises, ces communautés qui se regroupent toutes seules sans besoin d’être dans l’entreprise, est-ce que ce n’est pas un éclatement ? »
Ce témoignage vient illustrer la classification hiérarchique ascendante des verbatims recueillis dans notre enquête des phrases qui emploient le « je », celles utilisant le « nous » et enfin parmi celles qui débutent par « on ».
Les résultats montrent l’évolution de l’implication dans le temps. Lors de la première phase les personnes interrogées utilisaient le « nous » signe de leur implication dans le collectif, lors de la seconde phase c’est un repli sur le « je » et dans la troisième période l’emploi du « on » est majoritaire.
L’emploi du « on » est révélateur d’une prise de distance par rapport à un collectif plus anonyme. « On » sert à se désigner soi et à désigner autrui. L’utilisation du « on » montre qu’une logique de système s’impose à l’individu au détriment d’un engagement collectif. Le collectif n’est pas mobilisé, il semble que l’individu attende que « l’entreprise » (symbolisée par le « on ») propose une organisation pour que le collectif fonctionne. Le « je » pourrait se retourner contre l’entreprise…
Mépris d’indifférence
La crise du Covid-19 a été une épreuve, comme décrite par l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon dans son récent essai « Les épreuves de la vie : comprendre autrement les Français » (Éditions le Seuil), pour l’ensemble des salariés. Au moment où l’après-crise s’amorce, ajouter à cette épreuve celle du mépris d’indifférence, en faisant comme si rien n’avait changé, pourrait conduire à tendre encore plus le rapport du salarié à l’institution qu’est l’entreprise.
Actuellement, les salariés apparaissent dans l’attente d’un cadre pour agir dans un environnement perçu comme disloqué. Toutefois, être directif n’est pas être autocratique : tenir compte de la pratique métier, accepter une part de régulation semi-autonome, ou encore écouter les avis et réactions venant du terrain peut nourrir un diagnostic précis des impacts humains individuels et collectifs de la crise.
Avant d’entrer dans le« monde d’après »,ces principes peuvent également permettre de ne pas passer à côté des enseignements positifs de la crise. Une salariée de moins de 35 ans insiste :
« Cette expérience a apporté la preuve que le télétravail pouvait être bénéfique et efficace avec mon équipe. J’attends donc de mon entreprise une reconnaissance du télétravail, et également le passage d’une culture de la méfiance et du contrôle à une culture de confiance et de bienveillance. »
Le « new normal » doit donc viser d’abord à créer du lien entre le passé et le présent, les dirigeants et les salariés, les salariés et les salariés pour éviter le repli sur soi et raviver l’engagement collectif.
Face à ce risque, rappeler les missions de l’entreprise, ses valeurs, les éléments clés du ou des métiers et veiller à ne pas renier la culture du corps social qui s’est construite au fil des années avec ses rites, ses symboles, et ses mythes apparaît ainsi plus que jamais nécessaire. Autrement dit, la crise aura rappelé tout simplement les fondamentaux de l’entreprise : pourquoi et pour quoi un groupe d’individus ont-ils choisi, à un moment donné, de travailler ensemble dans une structure ?
Aurélie Dudézert, Full Professor, IMT BS, Institut Mines-Télécom Business School et Florence Laval, Maître de conférences, IAE de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.