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Architecture patiente : construire pour les plus fragiles

Construire des lieux qui soutiennent les gestes, les regards et les silences : l’architecture comme art de prendre soin

À l’hôpital, soigner ne peut plus se réduire à traiter. Accueillir, écouter, interagir, accompagner : le soin commence bien avant l’acte médical. Il suppose une attention à celles et ceux – enfants comme adultes – dont les troubles psychiques ou les fragilités rendent l’autonomie difficile. Or nos établissements peinent encore à penser cet accueil. L’architecture elle-même doit devenir un outil de soin, un espace qui apaise, soutient, relie. C’est l’enjeu porté par l’atelier d’architecture Tolila+Gilliland dans leur ouvrage Architecture patiente. Lieu de soin et soin du lieu : repenser nos lieux d’hospitalité à partir des plus vulnérables, pour faire de la vulnérabilité non une faiblesse, mais une force créatrice.

Le système hospitalier traverse une crise silencieuse, mais fondamentale : celle de l’accueil du soin. Au-delà des protocoles et des dispositifs médicaux, le soin est une relation — une attention à l’autre — qui doit pouvoir se déployer dans la durée. Pourtant, l’hôpital contemporain a souvent oublié que prendre soin, c’est d’abord offrir une présence, une écoute, un cadre qui rassure et qui rend possible l’autonomie, même fragile. Pour les personnes vivant avec des troubles psychiatriques, des addictions ou des formes d’autisme, cet accueil est essentiel : il conditionne la manière de se tenir au monde, de se relier à l’autre, d’habiter son propre corps.

Cette question du Care — « prendre soin » — ne relève pas seulement des équipes médicales. Elle engage les lieux eux-mêmes. L’architecture peut accompagner ou agresser, soutenir ou contraindre. « Penser l’espace à partir des plus vulnérables », écrivent les architectes Gaston Tolila et Nicholas Gilliland de l’atelier d’architecture Tolila+Gilliland dans leur ouvrage Architecture patiente. Lieu de soin et soin du lieu (1), c’est reconnaître que la vulnérabilité peut devenir une puissance de création. Et que les formes architecturales, loin d’être de simples enveloppes, peuvent être des outils de soin.

Un travail de longue patience

« Faire avec la complexité, entendre des injonctions contradictoires, porter son attention à de multiples et diverses dimensions, est un chemin qui demande patience et attention. » Le soin s’inscrit dans le temps long. L’architecture aussi. Rien de standardisable, rien de reproductible. Chaque situation est singulière, comme chaque personne. Les pathologies diffèrent — autisme à Chevilly-Larue et à Soisy-sur-Seine, addictions à Meulan-en-Yvelines — mais le besoin est le même : être accueilli, reconnu, protégé, tout en restant ouvert au monde.

C’est le sens des trois structures hospitalières conçues par Tolila+Gilliland, nichées dans un parc où la nature, la lumière, les saisons racontent la possibilité du renouvellement. Ces lieux de réparation, nécessairement sécurisés, ne doivent jamais devenir des lieux de retrait. Ils ouvrent des perspectives vers l’extérieur, invitent au mouvement, à la relation, à un retour possible à l’autre — un jour, à son rythme.

L’architecture comme soin

Ici, chaque détail compte : des épaisseurs qui séparent sans enfermer, des toitures qui protègent sans écraser, des espaces qui relient sans perdre, des couleurs et textures qui disent l’hospitalité, des transparences qui ouvrent le regard sans le noyer, des seuils qui permettent d’avancer sans se heurter,… Les proportions sont pensées à hauteur d’humain — de celles et ceux qui habitent les lieux, les patients, les résidents, les soignants — le jour comme la nuit. L’architecture devient un milieu qui accompagne la personne dans son rapport à elle-même, à l’autre, au monde.

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© Editions 205 – Instants de course sous la lumière naturelle zénithale depuis la salle « théâtre et sport » et la circulation centrale à l’hôpital de jour pour enfants atteints de troubles du spectre autistique de Chevilly-la-rue

Par ailleurs, engagé et soucieux de réduire l’impact environnemental des constructions, l’atelier interroge les méthodes constructives comme premier levier en privilégiant les matériaux naturels, bio et géosourcés.

Comme le rappelait Jean Oury dans le documentaire L’Invisible (2), le soin ne commence pas par la technique, mais par l’accueil. Il ne s’agit pas d’« enfermer », mais de faire milieu, de donner à chacun un espace où exister sans être menacé. « Le milieu est soin » : le soin n’est pas une procédure, mais un climat fait d’attentions discrètes, de pas lents, de gestes modestes. Il suppose d’« faire place à l’autre », d’accepter que chacun a son monde, son temps, sa manière d’être, et que la guérison ne peut être que singulière. La vulnérabilité n’est alors plus un manque, mais un point de relation, la condition même du lien à l’autre. Dans cette perspective, tout compte : l’architecture, les circulations, les seuils, les tables où l’on mange, les couleurs, les manières de se dire bonjour. Le soin se tisse dans l’ordinaire, dans la qualité silencieuse du quotidien. Et c’est précisément ce quotidien que l’architecture peut soutenir, amplifier, protéger — ou, au contraire, brutaliser.

La vie quotidienne, c’est justement de mettre en place une fonction soignante par connivences. À condition qu’il se passe quelque chose. S’il y a des mouvements, s’il se passe quelque chose, le chemin se fait en marchant, et c’est à ce moment-là, en faisant le chemin, que des rencontres sont possibles, décisives. » Jean Oury

L’architecture frugale, créative et bienveillante

Dans cette perspective, l’architecture doit être frugale, créative et bienveillante. Frugale, non par contrainte, mais pour laisser de l’air, de la simplicité, un espace pour la vie. Créative, parce que chaque lieu doit naître d’un contexte, d’une histoire, de corps et de voix qui y circulent. Bienveillante, parce qu’elle protège sans enfermer, ouvre sans exposer, propose sans imposer. Alors, tout compte : les circulations, les seuils, les bancs où l’on s’assoit, la lumière qui tombe, les matériaux que l’on touche, les tables où l’on mange. Le soin se tisse dans l’ordinaire, dans la qualité silencieuse du quotidien. Et c’est précisément ce quotidien que l’architecture peut soutenir, amplifier, accompagner — ou au contraire blesser.

L’architecture-chercheuse Dominique Gauzin-Müller explique dans l’ouvrage « qu’en 2019, on recensait dans le monde près d’un milliard de personnes souffrant de troubles psychiques. Pendant la pandémie de Covid-19, dépression et anxiété ont augmenté de plus de 25 %. La croissance continue, entre autres, parce que le poids des dérèglements climatiques, écologiques et sociaux sur les membres les plus fragiles de nos sociétés est de plus en plus écrasant. Nelly Pons nous offre dans son livre Le grand épuisement (3) un récit à la fois clinique et poétique de cet effondrement physique, psychique et émotionnel […] « 

Elle ajoute aussi : « La responsabilité des professionnels du bâtiment est engagée : le secteur du BTP représente en France 23 % des émissions de gaz à effet de serre, 43 % de la consommation d’énergie et près de 70 % de la production de déchets. Face à des crises intimement imbriquées, la réponse ne peut être qu’holistique et portée par un esprit de solidarité, de bienveillance et d’empathie. Détruire le vivant, humain et non-humain, c’est nous détruire nous-mêmes ; en prendre soin, c’est prendre soin de nous-mêmes […]

Mais l’architecture a, elle aussi, besoin de soins, d’entretien… Comme l’explique Elke Krasny, théoricienne conservatrice, urbaniste et auteure, « Depuis ses débuts, l’architecture a été conçue comme un abri pour la protection de la vie humaine. […] En comprenant l’architecture et les soins de cette manière, il est possible de les relier aux concepts de reproduction sociale et de travail quotidien ainsi qu’à la carence de ressources reproductibles à l’échelle de l’environnement […] Pour que l’architecture soit bienveillante, elle doit exploiter son rôle crucial dans la reproduction sociale et les conditions de vie […] L’épuisement de la force de travail qui se mobilise pour reproduire l’architecture propre au capitalisme néolibéral doit être comprise parallèlement à l’épuisement des ressources et de l’environnement. Afin d’apporter une contribution à long terme qui contrecarre la condition anthropocène-capitalocène et résiste à la dynamique et aux effets du capitalisme néolibéral, l’architecture doit créer un nouveau paysage qui prend en compte l’interdépendance de l’épuisement, de la déplétion et des problèmes climatiques afin de prendre soin non seulement de l’environnement bâti, mais de la planète entière, y compris de sa main-d’oeuvre humaine. Une architecture bienveillante nous permet de vivre et d’être en vie.« 

Une pratique née de l’engagement

Gaston Tolila et Nicholas Gilliland se rencontrent en 2003 autour d’un concours d’architecture humanitaire. Leur projet de dispensaire nomade, lauréat, sera exposé au Centre Pompidou en 2005. Ils fondent leur atelier en 2011, avec la volonté de suivre chaque projet jusqu’à son usage réel, en explorant les liens sensibles entre matériaux et pratiques.

Leur démarche est reconnue : Prix d’architecture du Moniteur (2012), sélection « 40 Under 40 » (2014), puis Équerre d’argent 2023 pour les ateliers thérapeutiques à Meulan-en-Yvelines et Équerre d’argent 2024 pour un ensemble de logements à Bagneux. Diversité des programmes, oui — logements, urbanisme, équipements — mais un même fil : l’attention à l’humain, au contexte, à l’existant.

« J’ai réalisé mon rêve d’enfant », écrit Gaston Tolila en préambule du livre. Une phrase simple, mais qui dit l’essentiel : l’architecture peut être un acte de désir, pas seulement de maîtrise. Ce rêve n’était pas celui d’ériger des formes monumentales, mais de construire des lieux qui relient, qui apaisent, qui soignent. Un rêve d’attention plutôt que de pouvoir. À travers les projets de Chevilly-Larue, Soisy-sur-Seine ou Meulan-en-Yvelines, ce rêve se concrétise dans la continuité d’un engagement : regarder les personnes dans leur vulnérabilité, non pour les réduire à elle, mais pour faire de cette vulnérabilité un commencement, une manière d’habiter le monde avec délicatesse. Là où l’enfance est la première expérience du Care — être accueilli, être porté, être protégé — l’architecture devient à son tour cette présence, silencieuse, patiente, qui soutient et accompagne.

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Dans une époque où l’hôpital se débat entre urgence et pénurie, il est temps de rappeler que soigner, c’est aussi — peut-être d’abord — accueillir. Le Care n’est pas un supplément d’âme : c’est le cœur du soin. Et l’architecture peut être l’une de ses premières formes. Penser les lieux à partir de la vulnérabilité, c’est offrir à chacun la possibilité d’avancer, parfois très doucement, mais jamais seul.

(1) Architecture patiente. Lieu de soin et soin du lieu, de Gaston Tolila et Nicholas Gilliland de l’atelier d’architecture Tolila+Gilliland – Éditions 205, 2025 Collection « AAA… »
(2) Documentaire « L’invisible » de Nicolas Philibert. Avec Jean Oury, fondateur et ancien directeur de la clinique psychiatrique de La Borde, réalisé le 12 mai 2002 à Cour-Cheverny.
(3) Livre Le grand épuisement, de Nelly Pons – Éditions Actes sud, 2025

Photo d’en-tête : Centre Gilbert Raby à Meulan-en-Yvelines © Editions 205 

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