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L’éthique du conflit et de l’impureté

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Face au foisonnement d’innovations technologiques, la large diffusion de la notion d’innovation responsable constitue certes un progrès puisqu’elle introduit une forme de régulation sociale. Mais elle se voit doublement freinée : d’une part, par une conception managériale de la responsabilité centrée sur l’anticipation des conséquences futures du développement technique, qui nous dissimule les valeurs en conflit ici et maintenant dans les sciences et les technologies ; d’autre part, par un obstacle opposé à l’une de ses composantes, le dialogue des parties prenantes : l’idée de pureté, selon laquelle on ne dialogue bien qu’avec les gens avec lesquels on a des affinités. C’est bien au contraire l’acceptation du conflit des valeurs et de l’« impureté » qui nous fera progresser.

Illustration : Toile « La Conversation » d’Ariane-J. 

Depuis un demi-siècle, les interactions de la science et de la technologie ont progressivement banalisé un regard d’ingénieur sur la nature, conçue comme un ensemble de dispositifs ou modules pouvant être décrits et utilisés comme des machines. Parallèlement, la frontière étanche qui démarquait autrefois la science de la société a disparu. La recherche scientifique n’est généralement plus considérée comme une activité neutre, dénuée de valeurs morales. Elle est explicitement mise au service de certaines valeurs sociales et économiques telles que la compétition économique ou la création d’emplois. La biologie de synthèse et les nanotechnologies sont des exemples de ce changement de style.

Cette vision de la science comme une entreprise socio-économique s’accompagne d’appels à l’innovation responsable : il s’agit désormais d’intégrer dans l’innovation technologique d’une part des valeurs éthiques, réglementaires et sociales, résumées sous le nom de code ELSI (Ethical, Legal and Social Implications or impacts), d’autre part la gestion des risques environnementaux et sanitaires (EHS, Environmental Health and Safety). Cette évolution s’est accompagnée de la volonté de certains responsables politiques européens d’impliquer le public dès l’amont dans l’innovation, créant la notion d’engagement public amont dans la science (upstream public engagement in science).

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La checklist d’ELSI

L’approche ELSI est conçue pour identifier une série de problèmes en amont au stade de la recherche, avant le développement des applications : risques pour la santé et l’environnement, rapport coûts/bénéfices, atteintes potentielles à la vie privée et aux libertés, sécurité et sûreté, justice sociale (la question du gouffre technologique s’ouvrant entre pays détenteurs de ces technologies et les autres), etc. Face à chaque problème, l’approche ELSI permet de proposer, avec le concours de sciences humaines et sociales « embarquées », des recommandations correctrices.

Prolongeant ce passage en revue des problèmes soulevés par la technologie, un large éventail d’expériences ont été menées pour faciliter l’engagement amont du public, avec des jurys citoyens, des conférences de citoyens, des débats publics, des forums en tous genres, des ateliers scénarios sur les futurs possibles, des processus d’inclusion ouverte de parties prenantes, etc.

Cette double évolution de l’approche ELSI est positive. Elle est de loin préférable à la démarche linéaire que proclamait la devise de la Foire internationale de Chicago en 1933, consacrée à l’innovation technologique : « La science trouve, l’industrie applique, l’homme consent » (science finds, industry applies, man conforms).

Sortir du conséquentialisme

Il est toutefois temps d’en voir les limites et les effets pervers. Avec sa « checklist » des problèmes soulevés par l’innovation, l’approche ELSI donne à l’engagement du public une illusion de contrôle, alors qu’elle n’apporte le plus souvent aucune solution et ne réduit guère l’incertitude due au développement technique.

En effet, l’approche ELSI est centrée sur l’anticipation des impacts dus aux applications des technologies, sur la prévention d’une catastrophe possible, donc sur un futur plus ou moins lointain. Cette projection dans l’avenir légitime un futur potentiel, fascinant mais spéculatif, et nous détourne finalement de ce qui se passe aujourd’hui. Ainsi, à force de se focaliser sur les perspectives de l’homme « augmenté » par les nanotechnologies, la robotique et les neurosciences, ou sur les risques éthiques de la génomique ou de l’implantation cérébrale de puces électroniques, on ignore que des produits mis sur le marché aujourd’hui peuvent poser problème, à l’exemple des nanomatériaux, des tests génétiques… et des puces électroniques.

Autrement dit, les programmes ELSI relèvent d’une attitude managériale visant à anticiper les conséquences et les dégâts des technologies. Or cette prudence et ce conséquentialisme sont loin d’épuiser les questions éthiques soulevées par le développement technologique. L’éthique vise aussi à mettre en place des normes et des valeurs qui tendent vers une « bonne vie ». Il nous faut aller au-delà de la prudence et de la prévention des conséquences. Comment ?

Eloge du conflit et de l’impureté

D’abord, en prenant la mesure du fait que les programmes de recherche ne sont pas neutres, qu’ils façonnent la société et qu’ils sont façonnés eux-mêmes par la société, par la compétitivité et l’individualisme en particulier. C’est un premier pas vers l’éthique. Il nous faut donc évaluer les valeurs incorporées, ici et maintenant, dans les programmes et les produits de la recherche. Ce travail a une vertu : il permet de repérer les conflits de valeurs, c’est-à-dire de considérer une technique ou un produit selon les valeurs de plus ou moins grande importance qui lui sont associées par le concepteur, le fabricant, le législateur ou le citoyen, comme le contrôle, la maîtrise, l’exploit, le jeu, l’utilité quotidienne, la création de valeur économique, l’impact positif ou négatif sur l’environnement, par exemple.

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De la même façon, le dialogue des parties prenantes constitutif de l’innovation responsable – car il permet justement de mettre en scène et en discussion ces conflits de valeurs – ne peut être réellement mis en œuvre que si l’on prend la mesure des obstacles qu’il rencontre. En particulier, le dialogue bute sur un problème difficile à surmonter, l’idéal de pureté : les militants qui s’opposent à un développement technique, ou les scientifiques retranchés dans leur tour d’ivoire ne veulent pas dialoguer, considérant les uns qu’il s’agit d’une mascarade de démocratie, les autres que la science est une affaire d’experts qui n’a pas à interférer avec l’opinion publique.

Cette vision cloisonnée n’a pas de sens. Acceptons au contraire l’impureté, le mélange, la structuration composite du dialogue, la discussion avec des arguments contraires. C’est la seule voie pour recréer un peu de confiance et de respect mutuel, pour sortir de l’ère du soupçon. L’innovation ne sera responsable que si l’on accepte le jeu du conflit des valeurs et de l’impureté.

vivagoraBernadette Bensaude Vincent, Professeur de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, présidente de VivAgora

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