Dans le cadre de la FIAC 2019, le Palais d’Iéna – Conseil économique, social et environnemental (CESE) invite Giuseppe Penone au cœur de la vaste salle hypostyle et de ses majestueuses colonnades de plus de sept mètres de hauteur. Pour sa première exposition à Paris depuis 2013, organisée en collaboration avec la Galerie Marian Goodman, l’artiste choisit de présenter l’œuvre monumentale Matrice di linfa (Matrice de sève) ainsi que de deux sculptures dévoilées ici pour la première fois.
Pour Matrice di linfa, l’artiste est intervenu sur l’histoire d’un arbre en creusant dans le bois le volume équivalent à quatre-vingts années de croissance. Un écho fort à l’engagement environnemental du CESE et à la célébration du quatre-vingtième anniversaire du chef-d’œuvre architectural d’Auguste Perret.
Giuseppe Penone considère Matrice di Linfa comme une forme de nature animale, évoquant un livre ouvert, « un long autel sacrificiel » ou encore « un bateau long et fin qui sillonne l’espace poussé par la force des branches ». Cette sculpture exceptionnelle en deux parties de près de vingt mètres chacune, créée à partir d’un conifère centenaire de la vallée des Merveilles dans les Alpes françaises, résulte d’une multiplicité de gestes.
Matrice de Sève, par Giuseppe Penone
« Le tronc d’un sapin renversé perd en partie sa nature végétale et suggère une nature différente, animale ; il rappelle une chenille. Son tronc divisé à moitié tout au long de ses vingt-cinq mètres et exposé ouvert comme les pages d’un livre révèle la section de tous ses anneaux de croissance, environ cent. Ses branches, de ses étages très touffus, coupées à environ quatre-vingts centimètres de tronc semblent se mouvoir dans le vide. Ce sont des pattes qui agitent l’air, comme les rames d’une antique galère agitaient l’eau de la mer. Un bateau long et fin qui sillonne l’espace poussé par la force des branches. Les branches qui, s’agitant dans le vent, ont poussé l’arbre vers la lumière année après année, étage après étage, cent saisons durant, en ramant contre la force de gravité et en élevant le tronc, l’entourent maintenant tel un autel sacrificiel long de quarante mètres. Les deux moitiés de cette table très longue ont été creusées, évidées. De leur intérieur, leur a été ôtée la forme que l’arbre avait à quatre-vingts ans. On pourrait penser que l’arbre nu soit dans la forêt et qu’on lui ait enlevé seulement vingt habits, vingt ans de croissance.
Son absence, telle une empreinte, d’un corps qui se relève du sommeil, rappelle le lit d’un fleuve. Un fleuve de sève le parcourt, remplit son vide et souligne l’horizontalité, à laquelle l’implacable force de gravité nous soumet tous. Le rouge ambré de la sève remplit la matrice laissée par l’arbre et l’anime, sa lueur rappelle la vitale turgescence du corps qui l’a habitée. Son parfum envahit et dilate les poumons qui deviennent à leur tour matrices de l’espace de la forêt.
Giuseppe Penone, 2009 »
Ce texte a été publié pour la première fois dans le catalogue de l’exposition Giuseppe Penone. Matrice de sève, qui s’est tenue à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, du 14 mai au 17 juillet 2009
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Matrice de sève, par Laurent Busine
– « Gimpele, les hommes existent ?
– Non, les hommes n’existent pas.
– Qu’est-ce qui existe ?
– Ce qui existe : un corps sans yeux, une bouche qui ne parle pas et un cœur qui ne bat pas.
– Et pourtant, Gimpele, nous pensons que le corps voit, que la bouche parle, que le cœur bat.
– Vois-tu, Leyele, c’est parce que notre forme se reflète dans l’étang, parce que les eaux parlent, que les arbres fleurissent.
– Oh, dis-moi, Gimpele, un arbre, que voit-il en rêve ?
– Leyele, je suis moi-même un arbre, et dans mon rêve, il y a toi.
Moïshe Kulbak »
Peut-on plonger du regard dans la profondeur d’un corps autrement que par une métaphore ? Le corps n’est pas seulement ce que j’habite ou ce que j’abrite : cette masse plus ou moins constituée de muscles, de chairs, d’os et d’eaux. La maladie y poursuit son œuvre ; les accidents, leurs brutalités, autant que la nourriture dont je le repais et les plaisirs dont je le consume, lui donnent forme.
On y est coincé comme dans une maison étroite dans laquelle on tient salon ; c’est le volume qui me tient lieu de citadelle et qui disparaît quand le souvenir, seul, reste.
Le sculpteur cherchait un arbre. Il s’est rendu dans la vallée des Merveilles et reconnut celui qu’il avait en tête : un sapin isolé. L’arbre, qui devait être bientôt abattu pour des questions de sécurité, avait gardé toutes ses branches depuis sa base jusqu’à son sommet. Giuseppe Penone savait, non pas quel arbre il voulait découvrir mais quelle forme, quelle hauteur, quel type de branchages le conifère devait avoir. Tout cela était précis et clair, net dans l’image qui existait déjà en lui et qu’il voulait concrétiser.
Il savait, en outre, qu’il aurait besoin de toutes ces branches étagées afin que le tronc tranché repose sur ces pattes nombreuses à la manière d’un animal un peu monstrueux, éventré, soutenu par des membres verts, noirs, gris, rugueux.
Après l’avoir fait couper, il rentra le sapin, morceau après morceau, dans son atelier ; les parties du tronc étaient encore garnies de leurs branches coupées à plus ou moins quatre-vingts centimètres. Pour l’avoir vu à ce moment, je puis dire que l’arbre en morceaux dégageait je ne sais quelle inquiétante présence ; troublante parce que la masse puissante du sapin formait un amoncellement considérable, tenait un volume énorme et aussi parce que les branches mêlées, imbriquées créaient un entrelacs indistinct qui donnait l’impression que l’ensemble pouvait se mettre en mouvement dans la lenteur ou la surprise des bêtes apparemment endormies.
Giuseppe Penone scia les troncs par le milieu et chaque partie présentait alors une surface claire plus ou moins large, plus ou moins rétrécie, allongée comme une table, comme un établi, comme un plan de travail. On voyait précisément la succession des anneaux de croissance depuis le centre jusqu’à la noire écorce ; depuis le dernier –la plus jeune année –, fin comme un fil jusqu’au premier – la plus ancienne année –, large comme une demi-roue. Puis, il tailla dans le cœur de la table, fit sauter des éclats, arracha des morceaux, enleva des pans entiers de bois, ôta des années les unes après les autres jusqu’à ce que, ayant préservé une certaine épaisseur sur chacun des bords extérieurs et déterminé le volume à extraire, il fit apparaître une cavité, un anneau, une peau lisse, cachée jusqu’alors dans le secret du vieil arbre et il la dénuda tout au long des dizaines de mètres de la taille du sapin, large à sa base, étroit, resserré à son sommet.
Cela exigea un patient travail, des gestes précautionneux, des attentions répétées pour ne pas blesser, meurtrir par maladresse ou par précipitation cette muqueuse ancienne, fine, douce et fragile. Car la forme que laisse apparaître cette peau vaguement cylindrique n’est pas uniforme mais marquée de fosses, de grottes ourlées, de dômes arrondis, de plis, de festons doux, d’anfractuosités rebondies, de galbes gonflés.
Le sculpteur introduisit également ses gouges, ses ciseaux et ses couteaux dans les orifices longs, étroits, profonds des branches allongées et en découvrit les ouvertures et les trous ronds. Il dégagea avec minutie, prudence, patience, délicatesse aussi – tendresse, pour mieux dire –, dans le vif, dans la chair, dans le bois, la branche pressée dans la matière à la façon d’un cylindre, d’un doigt qui se glisse et écarte des chairs, des lèvres. Giuseppe Penone creusa les embouts des branches qui forment des tunnels dans le corps et les évida. L’arbre a gardé toutes les étapes de sa croissance, jusqu’aux plus infimes ou insignifiantes : telle branchette a été cassée, tel rameau s’est atrophié.
Le sculpteur délogea de la masse les minuscules et les grandes mémoires de cette vie singulière et commune cependant au siècle, alors que l’humanité se faisait la guerre ou la paix mais que des hommes et des femmes faisaient des enfants qu’ils nourrissaient et instruisaient, aidaient à grandir, à devenir adultes, à conserver des souvenirs – grands ou petits –, à procréer.
Le travail est lent et doux car ce que le sculpteur enlève est une masse conséquente, lourde, qui est reliée au reste de l’arbre par la vie qui l’a produite. C’est une partie de la mémoire de l’arbre qui est ôtée pour laisser apparaître une autre mémoire de l’arbre aux regards : obscène profondeur de la plaie ouverte, des neufs orifices du corps, des teintes nacrées, des muqueuses blondes et pâles ; l’intérieur, en somme, où l’œil s’aventure et constate l’évidence, l’impudique évidence, de la forme oblongue nacrée, ouverte dans le cœur de la chair, ruisselante de ses sécrétions. Car Giuseppe Penone a versé un flot liquide de résine rousse qui s’épancha dans le corps de l’arbre; et voici que du dehors, de l’écorce recueillie, elle parcourt à présent les vallées et les bras, les lits et les torrentueux versants du dedans du corps, plus libre, plus calme aussi; horizontale quand, de sa vie, elle ne fut que vitale poussée en hauteur ; elle prend maintenant l’inéluctable position de la gravité universelle.
La couleur de la visqueuse résine est bien proche de celle du sang qui se coagule lorsque, s’échappant des chemins tortueux des veines et des artères, il se fige lentement dans des teintes rougeâtres, brunâtres, noirâtres suivant l’épaisseur des croûtes et des escarres. Elle coule à même la peau blanche du corps vide comme le sang qui parcourt, nourricier et pénétrant, les chairs –et l’on nomme « sang-de-dragon » une couleur rouge, foncée, faite de résines. Ce sont des liqueurs couleur de miel, d’or, d’ambre ; des humeurs rouges, grenat, carmin ; des liquides fauves, cuivrés, mordorés, terreux.
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Mais cette béance blonde, lisse et onduleuse, qui encore palpite sous la lumière est le fruit des liquides qui l’ont façonnée sur le modèle de tous les anneaux précédents, incluant les accidents, les avatars de la croissance : l’humidité ou la sécheresse, le vent fort ou les calmes nuages, la terre et les cailloux où ont poussé les racines … C’est une peau déposée dans un moule préexistant, forcée par la sève obstinée qui écarte les anneaux de croissance, repousse l’écorce et élève la cime de l’arbre : une force considérable, une puissance colossale qui façonna ce géant.
Comme l’eau qui disloque les pierres, défait les montagnes et creuse les vallées, le liquide fécond fait croître l’arbre, le bande vers le ciel en s’insinuant lentement en lui, en écartant les chairs agglutinées, en gagnant un interstice puis l’autre dans les masses lourdes, créant des failles, des brèches qui, peu à peu, s’ouvrent dans le corps qui grandit. L’arbre, en effet, conserve en son cœur la forme précise des âges qu’il connut et, dans ce sens, on pourrait dire qu’il est constamment la matrice de ses propres images additionnées. Il détient l’image de sa première année, de sa deuxième année, de sa troisième année et ainsi de suite … progressivement, différentes et proches suivant la clémence ou la rigueur des saisons, et il les garde invariablement classées dans l’ordre de leur succession : l’arbre dans le secret de sa vie.
Le sculpteur Giuseppe Penone en donne une image, extrait et ajoute à l’arbre ce qui permet de voir l’invisible présent, existant dans le cœur du bois en le sciant, en l’évidant, en le posant sur la structure de ses branchages, en le couchant, en le remplissant de résine, en fermant les extrémités par de la terre, en marquant cette terre des empreintes de son propre corps, en affirmant que ses mains, ses doigts, son visage ont œuvré à la création de l’œuvre par des traces vides, tout comme est vide désormais la place ancienne de l’arbre: son âme, en son sein. Comprenez le terme « âme » dans le sens où il désigne le noyau – non visible – d’une statue en bronze, par exemple, enfermé dans la matière et qui a, de la forme extérieure, l’apparence vague ; ou encore, la petite pièce de bois placée à l’intérieur d’un violon, entre deux tables, et qui fait chanter le bois de l’instrument. L’arbre ouvert résonne comme un livre d’histoires. Les regards plongent dans son ventre et découvrent son âme ; posé sur un tapis de peaux de vaches tannées, brunes, il contient la mémoire d’une vie unique, devenue par le travail du sculpteur, exemplaire de toutes celles – végétales, animales et minérales –qui composent le visage du monde à chaque instant du monde. C’est une ouverture oblongue creusée dans la masse ligneuse : laiteuse, nacrée, rose et pâle, entourée, hérissée de tiges noires ; les nymphes, gardiennes secrètes des grottes et des sources.
Laurent Busine, 2010 »
Ce texte a été publié pour la première fois dans le catalogue de l’exposition Giuseppe Penone. Des veines au ciel ouvertes, qui s’est tenue en Belgique, Musée des Arts contemporains au Grand-Hornu, du 31 octobre 2010 au 13 février 2011. La version présentée ici diffère légèrement de la première. Cette version sera publiée dans le cahier d’exposition Matrice di lifa (Matrice de sève) au Palais d’Iéna–CESE à Paris jusqu’ au 27 octobre 2019
Au Palais d’Iéna, Matrice di linfa est pour la première fois accompagnée de deux sculptures de la série Pensieri di foglie (2014 – 2017).
Placées au centre de la salle hypostyle de part et d’autre des colonnes, à proximité de l’espace où se rejoignent les deux parties de l’arbre et où peut circuler le visiteur, les branches et feuilles en bronze associées à des pierres naturellement sculptées par une rivière apparaissent comme des silhouettes anthropomorphes. Tout comme Matrice di linfa, les œuvres Pensieri di foglie révèlent la mémoire de la matière qui échappe habituellement à notre perception et illustrent l’interdépendance de l’homme et de la nature.
Un court film conçu spécialement pour l’exposition et projeté tous les jours dans l’hémicycle du Palais d’Iéna, documente le processus créatif de plusieurs œuvres de l’artiste, dont Matrice di linfa.
Un cahier d’exposition ainsi qu’un livre d’artiste numéroté et signé (publié à 35 exemplaires) accompagnent l’exposition.
En parallèle à la Galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple, Paris 3e, une sélection de dessins et une sculpture Pensieri di foglie en lien avec l’exposition, sera présentée jusqu’au au 24 octobre.
L’artiste Giuseppe Penone
Giuseppe Penone est né en 1947 à Garessio dans le Piémont en Italie. Il étudie la sculpture à l’Accademia di Belle Arti à Turin avant que son travail ne soit remarqué par Germano Celant et associé au mouvement de l’Arte Povera. En tant que sculpteur, il est lauréat du prestigieux Praemium Imperiale (2014). En 2007, il représente l’Italie à la 52e biennale de Venise. Le Musée national d’art moderne-Centre Pompidou lui consacre une rétrospective majeure en 2004.
Giuseppe Penone vit et travaille à Turin. Son œuvre a également été présentée dans les plus grands musées internationaux, et récemment au Saarland museum, Moderne Galerie Saarbrücken (exposition en cours),au Palazzo della Civiltà à Rome (2017), au Musée d’Art Contemporain de Trente et Rovereto (MART) (2016), au Nasher Sculpture Center, à Dallas (2015), auMusée Cantonal des Beaux-Arts, à Lausanne (2015) ; au Beirut Art Center (2014) ; au Musée de Grenoble (2014). Ces dernières années il a également installé ses sculptures monumentales dans des jardins prestigieux, tels que le Yorkshire Sculpture Park à Wakefield (2018 -2019), le domaine du Château La Coste à Le Puy Sainte Réparade (2017),les jardins du Rijksmuseum à Amsterdam (2016), le parc Venaria Reale près de Turin (2015), le Giardino di Boboli à Florence (2014) ou encore les jardins du Château de Versailles (2013).
L’exposition Matrice di linfaest organisée par le Conseil économique, social et environnemental (CESE)avec la collaboration de la Galerie Marian Goodman. Le Conseil économique, social et environnemental, troisième chambre constitutionnelle française, souligne aussi bien par ses travaux que par les expositions qu’il accueille, combien la culture doit occuper une place privilégiée dans le débat public et continuer à enrichir le dialogue plus que nécessaire entre les citoyens au sein de la société civile organisée.
L’exposition, en entrée libre, est ouverte tous les jours jusqu’ au jeudi 24 octobre de 11h à 18h.
Un petit cahier d’exposition ainsi qu’un livre d’artiste numéroté et signé (publié à 35 exemplaires) accompagnent l’exposition.
En parallèle à la Galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple, Paris 3e, une sélection de dessins et une sculpture Pensieri di foglieen lien avec l’exposition, seront présentées jusqu’ au 24 octobre.
Pour aller plus loin : Entretien de Giuseppe Penone sur France culture du 15 octobre 2019