La nouvelle édition de l’Observatoire Éthiques et qualité alimentaire de l’Obsoco, en collaboration avec les éditions de la Fondation Jean Jaurès, dresse le portrait d’un modèle alimentaire français en profonde mutation, où l’acte de se nourrir cristallise toutes les tensions de notre société. Les chiffres de cette deuxième édition interpellent : 57 % des Français considèrent aujourd’hui que leur alimentation leur procure du plaisir, c’est 16 points de moins qu’en 2016 ! Une érosion du plaisir de manger qui traduit un rapport de plus en plus contraint à l’alimentation, où 37 % des Français doivent désormais restreindre leurs dépenses alimentaires pour des raisons économiques – dont 11 % font face à d’importantes restrictions. Cette contrainte budgétaire transforme radicalement les comportements : descente en gamme, arbitrages systématiques en faveur du prix au détriment de la qualité, évitement des grandes marques. Un phénomène qui creuse les inégalités alimentaires et prive certains ménages d’un accès à une alimentation choisie.
« On est ce que l’on mange. » Quelle que soit l’époque, quelle que soit la culture, cet adage se vérifie sans cesse. Car si l’alimentation répond avant tout à nos besoins métaboliques, elle dessine aussi notre identité, régit nos interactions sociales et reflète notre rapport au monde. Le politologue Paul Ariès le rappelle à juste titre : « La table ne concerne pas que notre corps biologique mais aussi notre corps social, culturel, politique, onirique, anthropologique (1). »
Ainsi, l’histoire alimentaire alterne entre continuités et ruptures. Des périodes où des modèles alimentaires stables s’ancrent dans les comportements succèdent à des temps de crises et de réinventions, intimement liés aux mutations sociétales. Aujourd’hui, nous sommes précisément dans l’un de ces moments charnières.
Paradoxe de notre époque : alors que 60 % des Français se désintéressent de l’impact des aliments qu’ils consomment sur leur santé (+4 points depuis 2021), l’attention porte réellement à ces effets décroissants. Tout se passe comme si nous n’avions pas toujours les moyens de notre inquiétude.
Dans ce contexte, l‘étude révèle également une crise de confiance majeure envers l’écosystème agroalimentaire. La défiance grandit envers les grandes marques alimentaires, perçues comme trop chères sans offrir de bénéfices réels, tandis que les marques de distributeur (MDD) gagnent en légitimité : 69 % des Français estiment désormais que leur qualité équivaut à celle des grandes marques, et 8 % leur attribuent même une qualité supérieure.
Face à ces bouleversements, les pratiques alimentaires se transforment : multiplication des régimes spécifiques (un Français sur trois suit désormais un régime particulier), individualisation croissante des repas, diversification des sources d’approvisionnement. Les Français fréquentent en moyenne 5,3 types de commerces alimentaires différents, pour 3,3 en 2019, signe d’une stratégie d’achat de plus en plus éclatée. Cette évolution pose un défi majeur à la grande distribution, qui voit sa position dominante s’éroder face à la montée des spécialistes alimentaires.
Au-delà des chiffres, cette enquête interroge notre capacité collective à préserver ce qui fait la singularité française : le plaisir de manger et la convivialité de la table. Entre pressions économiques, manque de temps et surcharge informationnelle, comment maintenir un rapport apaisé à l’alimentation ? Comment garantir que la qualité nutritionnelle ne devienne pas un privilège de classe ?
L’alimentation, miroir de nos inégalités et de nos aspirations, révèle les tensions d’une société en quête d’équilibre entre idéal et réalité, tradition et modernité.
« La France à table »
Si l’alimentation répond avant tout à nos besoins métaboliques, elle dessine aussi notre identité, régit nos interactions sociales et reflète notre rapport au monde. Dès lors, quoi de mieux que notre relation à l’alimentation pour saisir les craintes, les aspirations, les recompositions et les crispations de la société française ? Quel meilleur levier pour accompagner les Français dans ces défis qui les touchent directement, jusqu’à questionner les fondements mêmes de notre citoyenneté et de notre démocratie ? S’appuyant sur les données issues pour la plupart d’enquêtes de L’ObSoCo, cette seconde édition de La France à table vise à suivre, comprendre et mesurer comment évoluent les préoccupations, les représentations, les attentes, mais aussi les contraintes et donc les pratiques alimentaires des consommateurs.
Les données clés de l’enquête
• 57 % des Français considèrent que leur alimentation leur procure du plaisir – un recul sensible par rapport aux années précédentes (-16 points depuis 2016). Le plaisir de manger s’érode, signe d’un rapport plus contraint à l’alimentation.
• 37 % déclarent devoir restreindre leurs dépenses alimentaires pour des raisons économiques ; 11 % évoquent des restrictions importantes. Un Français sur dix est confronté à une véritable précarité alimentaire.
• 43 % dînent seuls à la maison, contre 29 % vingt ans plus tôt. Le repas partagé se dissout progressivement dans les pratiques individuelles.
• 60 % se disent préoccupés par l’impact des aliments qu’ils consomment (+4 points par rapport à 2021). Pourtant, l’attention réellement portée à ces effets diminue – une dissonance entre intentions et contraintes.
• Un Français sur trois suit un régime alimentaire spécifique (sans viande, sans gluten, flexitarien…). Les pratiques se personnalisent, traduisant une autonomie accrue vis-à-vis des normes collectives.
• 40 % estiment que la qualité des produits alimentaires s’est dégradée en cinq ans ; 22 % jugent qu’elle s’est même fortement dégradée. Une défiance croissante envers l’offre, nourrie par l’expérience directe et un sentiment de déclassement alimentaire.
• 69 % estiment que les marques de distributeur (MDD) offrent une qualité équivalente à celle des grandes marques. Un basculement silencieux, mais profond dans les repères de confiance et de qualité.
• 5,3 : c’est le nombre moyen de types de commerces alimentaires fréquentés régulièrement (contre 3,3 en 2019). Le parcours d’achat se diversifie et se fragmente, reflet d’une société de consommateurs plus stratèges, mais aussi plus désorientés.
• 70 % des femmes déclarent assumer seules les courses et la préparation des repas. Le poids du quotidien alimentaire continue de reposer massivement sur les femmes, révélant des inégalités genrées persistantes.
• 53 % des Français passent moins de trente minutes à table, contre 38 % en 1999. Le temps du repas se comprime sous l’effet du rythme quotidien et du manque de disponibilité.
• 78 % estiment que « nous pourrions vivre en mangeant beaucoup moins ». Un consensus inédit autour de l’idée de frugalité, entre choix volontaire, contrainte économique et quête de santé.
À travers cette radiographie fine des pratiques alimentaires, La France à table révèle bien plus qu’un simple changement de régime : elle décrit une transformation profonde de notre rapport à la nourriture, miroir des mutations économiques, sociales et culturelles qui traversent le pays. Et comme le démontrent les auteures de l’étude, « L’abondance qui semblait avoir réglé positivement la question de la faim et de l’insécurité alimentaire semble aujourd’hui se muer en une plaie lourde de conséquences pour la santé, l’environnement, le monde animal, mais aussi la cohésion sociale. Car désormais, au lieu de nous satisfaire et de nous offrir le choix, cette abondance soulève de nombreux problèmes. Sa répartition et sa soutenabilité sont autant interrogées que l’est son innocuité. Et les critiques enflent qui, ultimement, participent à la mise en doute plus globale de la pertinence de notre modèle de développement. »
Entre précarité croissante, individualisation des repas, défiance envers les marques et quête de sens, les Français composent désormais avec un modèle alimentaire éclaté, souvent contraint, parfois choisi. Cette évolution interroge notre capacité collective à préserver les fondements d’un patrimoine culinaire et social qui faisait jusqu’ici notre singularité : le plaisir de manger ensemble, la confiance dans ce que l’on consomme, et la possibilité pour chacun d’accéder à une alimentation de qualité. Dans un contexte de tensions économiques et de recomposition des repères, l’enjeu n’est donc pas seulement nutritionnel ou marchand : il est aussi politique, démocratique et profondément humain.
Source : LObSoCo, L’Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques alimentaires, vague 4, 2024. Les autrices :
- Agnès Crozet est directrice générale adjointe de L’Observatoire Société et Consommation (L’ObSoCo).
- Guénaëlle Gault est directrice généralede L’ObSoCo, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès.
(1) Paul Ariès, Une histoire politique de l’alimentation. Du paléolithique à nos jours, Paris, Max Milo, 2016.







