Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ses dirigeants restent largement à l’abri de la justice internationale, tandis que Kyiv continue de faire feu de tout bois avec les munitions juridiques dont elle dispose. Sa guerre du droit va de pair avec le déploiement d’efforts sans précédents de la communauté internationale pour répondre à l’agression et aux allégations de crimes de guerre par des voies qui causent parfois des « inquiétudes » aux juristes, analyse Frédéric Mégret, co-directeur du Centre des droits de la personne et du pluralisme juridique à la Faculté de droit de l’Université McGill, au Canada.
Justice info : Quelques jours après le début de l’invasion généralisée de l’Ukraine par la Fédération de Russie, le 24 février 2022, nous nous étions posé ensemble la question « La justice peut-elle venir au secours de l’Ukraine ». Un an après, quel bilan peut-on faire ?
Frédéric Mégret : On peut dire une chose, c’est que la justice se fait un peu attendre. Ce n’est pas entièrement surprenant, même si les juristes ne le disent pas beaucoup, le sort de la justice en Ukraine étant en partie dépendant de l’issue des combats. Une victoire ukrainienne augmenterait considérablement les espoirs de justice. Une victoire russe serait catastrophique. Et un accord de paix pourrait avoir un effet ambigu sur la continuité de ces efforts de justice.
Parmi les soutiens occidentaux de l’Ukraine il y a une certaine temporisation et une évaluation en continu des conséquences que pourrait avoir une judiciarisation accrue du conflit. »
On sent que cela ne va pas très vite parce que, notamment, parmi les soutiens occidentaux de l’Ukraine il y a une certaine temporisation et une évaluation en continu des conséquences que pourrait avoir une judiciarisation accrue du conflit sur ses dynamiques politiques et militaires. Pour parler clairement, si les Occidentaux mettent toute leur crédibilité derrière la création d’un tribunal pénal ad hoc pour juger [le président russe] Vladimir Poutine pour le crime d’agression, ils se mettent aussi dans une situation où cela devient très difficile d’avoir des conversations avec le pouvoir russe. Or, on sait que ces conversations ont encore quelque peu lieu et qu’elles pourraient avoir des raisons d’avoir lieu à l’avenir. Je crois donc qu’il y a un peu de prudence, qui est noyée dans des débats techniques, le tout étant de toute façon lié à la disponibilité d’accusés qui est très loin d’être garantie. Car même si on allait vite et que l’on créait une belle nouvelle institution judiciaire, on pourrait passer des années dans un état virtuel, en attente des accusés, comme le tribunal spécial pour le Liban.
Cela étant, des choses se sont faites, parce que l’Ukraine en avait l’initiative. La première est qu’il y a eu des poursuites par les Ukrainiens eux-mêmes pour crimes de guerre. Même si c’est largement symbolique, ce n’est pas rien. D’autre part, les affaires lancées devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et devant la Cour internationale de justice (CIJ) suivent leur cours lentement. Sachant que, dans le cas de la CEDH, le retrait de la Russie du Conseil de l’Europe [le 16 mars 2022] laisse assez mal augurer de ce que ces affaires pourraient accomplir.
JI : Les seuls tribunaux à mener effectivement des procès sont ukrainiens. Est-ce que cela vous a surpris que l’on ait des procès aussi tôt, dans un pays en guerre ?
FM : Non. Je pense que s’agissant de crimes de guerre « ordinaires », on est dans un fonctionnement correct de justice nationale dont l’objectif est de réagir vite, en continu, à des violations. On peut avoir des hésitations par rapport aux qualifications des crimes et l’on sent que certains juges ukrainiens ou certains procureurs peinent un peu dans cet exercice, mais l’on a eu des procès qui reflètent un fonctionnement de la justice peut-être pas parfait mais correct. Leur seule véritable faiblesse est de ne concerner que de petits exécutants.
JI : Ce qui limite les procès d’officiers militaires supérieurs devant les tribunaux ukrainiens, n’est-ce pas là aussi l’issue des combats et, en particulier, les échanges de prisonniers ?
FM : Oui, mais la problématique des échanges de prisonniers ne devrait concerner que ceux qui ne sont pas accusés de crimes de guerre. Beaucoup ont simplement été associés à des combats dans le respect du droit des conflits armés. Les Russes qui ont été capturés l’arme à la main sont des prisonniers de guerre et ne doivent pas être jugés. C’est le principe. Est-ce que le fait qu’ils soient échangés découle du fait qu’ils sont officiers ou du fait que les preuves et les dossiers sont plus difficiles à monter dans ces cas particuliers ? On ne le sait pas vraiment. Quand on voit leur rhétorique et leur volonté de pointer du doigt les exactions russes, je serais vraiment surpris si les Ukrainiens détenaient un officier supérieur contre lequel ils auraient des preuves crédibles et qu’ils considèrent que leurs intérêts sont mieux servis en échangeant cet individu plutôt qu’en le jugeant.
JI : Du côté russe, on a eu l’exemple des combattants ukrainiens du bataillon d’Azov faits prisonniers par les Russes, que Moscou a annoncé vouloir juger à Marioupol et qui finalement ont été échangés…
FM : Les Russes, a priori, n’avaient aucune accusation crédible à retenir contre ces soldats, qui se sont battus de combattant à combattant, ce qui fait entièrement partie du droit de la guerre. Ce qu’avaient dit les Russes, c’est qu’ils allaient les juger pour terrorisme, pour des infractions qui ne relèvent pas du droit international humanitaire. Cela jouait un rôle de propagande, pour dire que le bataillon Azov est composé d’extrémistes, de fascistes. La communauté internationale ne perd rien du fait de cet échange de prisonniers. Même si, de fait, la Russie aurait eu l’obligation, pas seulement la faculté, de juger des soldats qu’elle a capturés qui auraient commis des crimes de guerre. Les Conventions de Genève sont très claires là-dessus. Mais en l’occurrence, on attend toujours les preuves.
JI : Depuis le début de cette guerre, la Russie est en retrait total sur le terrain judiciaire, est-ce une stratégie qui porte ses fruits ?
FM : Ils se retirent complètement de ce terrain-là, oui. On l’a vu très tôt quand ils ne se sont même pas présentés à l’oral devant la CIJ pour soutenir leurs arguments. On est dans une logique où la Russie récolte les fruits d’une stratégie de long terme consistant à se protéger de la compétence des juridictions internationales. Elle n’a pas reconnu la compétence obligatoire [accord donné à l’avance qui rend la saisine automatique] de la CIJ, par exemple, ce qui a obligé l’Ukraine, de manière assez paradoxale, à tenter d’engager la responsabilité de la Russie pour son agression, mais à travers le biais de la Convention sur le génocide qui contient une clause compromissoire [qui rend le renvoi devant la CIJ obligatoire].
Et puis bien sûr, le droit de veto de la Russie au Conseil de sécurité de l’Onu bloque toute possibilité de création d’un tribunal ad hoc ou de renvoi par celui-ci de la situation devant la Cour pénale internationale (CPI). De ce point de vue, les cartes sont pas mal distribuées en faveur de la Russie. La grande force de l’Ukraine, c’est qu’elle a reconnu la compétence de la CPI sur son territoire depuis 2014. Cela, on ne peut pas lui retirer. L’Ukraine a le droit de transférer sa compétence à la CPI en matière de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. La Russie n’est pas à l’abri d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies la condamnant mais elle est largement à l’abri de la justice internationale et elle a toujours entendu qu’il en soit ainsi. Il n’y a pas de surprise.
Les Russes ne sont pas dans une logique de tourner le dos entièrement au droit international, ils sont dans une logique d’avoir une interprétation tout à fait particulière et fantasmagorique de ce qu’il requiert. »
JI : Est-ce, de la part de Moscou, une négation du droit international ?
FM : C’est la politique de la chaise vide. L’ironie, bien sûr, est que l’Union soviétique avait été une des puissances organisatrices du tribunal de Nuremberg [en 1945]. Mais, à l’instar de pas mal de grandes puissances, personne n’avait vraiment cru qu’elle se soumettrait ensuite volontairement à la justice internationale. Est-ce que cette stratégie fonctionne ? En termes concrets, c’est une stratégie d’évitement qui n’est pas très compliquée à mettre en œuvre puisque le système international est encore largement basé sur la volonté des États.
Maintenant, la Russie n’est pas entièrement une puissance révisionniste qui se moquerait du droit international. Ce qui est assez intéressant, à bien écouter les déclarations des dirigeants russes, c’est qu’il y a constamment une réactivation du souvenir de Nuremberg et une justification de l’invasion de l’Ukraine par une prétendue commission d’un génocide par les Ukrainiens contre la minorité russe. Les Russes ne sont donc pas dans une logique de tourner le dos entièrement au droit international, ils sont dans une logique d’avoir une interprétation tout à fait particulière et fantasmagorique de ce qu’il requiert.
On peut aussi dire que les Russes s’appuient sur les apories du droit international et sur l’usage de la force de façon assez cavalière par les Occidentaux, quand on pense à 2003 et à l’invasion de l’Irak, mais aussi à 1999 et au bombardement de la Serbie ou à 2011 en Libye. Dans ce dernier cas, la Chine et la Russie ont eu l’impression de s’être fait avoir en soutenant une résolution au Conseil de sécurité qui a été interprétée par les Occidentaux comme les autorisant à bombarder la Libye. On paye les pots cassés de certains de ces errements. Mais c’est intéressant que la Russie se sente obligée de justifier l’agression selon les termes, même très biaisés, du droit international.
La nature des combats pour le moment n’est pas telle qu’il y ait vraiment de la place pour des accusations graves de crimes de guerre par des Ukrainiens. »
JI : N’est-on pas de nouveau dans une situation asymétrique où la justice internationale risque fort d’être perçue comme un bras judiciaire de l’Occident, et comme inéquitable ?
FM : Il y a plusieurs dimensions à cela. Il y a une dimension d’équité entre la Russie et l’Ukraine, et une dimension d’équité entre l’attention accordée à l’Ukraine et à d’autres situations. Sur la première question, on est quand même bien conscients que le conflit armé a lieu sur le territoire de l’Ukraine. Il n’y a pas de civils russes contre lesquels les Ukrainiens pourraient commettre des crimes de guerre et la nature des combats pour le moment n’est pas telle qu’il y ait vraiment de la place pour des accusations graves de crimes de guerre par des Ukrainiens. Il ne faut pas oublier qu’il y a un seuil, en particulier dans le statut de Rome [et donc pour la CPI] : il faut que ces crimes résultent d’une politique et qu’ils soient généralisés. C’est la Russie qui commet tous les crimes sur le territoire ukrainien et pas le contraire.
Je n’ai pas eu l’impression que le procureur de la CPI se soit laissé aller à des déclarations politiques gratuites qui remettraient en cause sa neutralité. Et puis il faut savoir ce que l’on veut : on a pendant vingt ans déploré que la CPI se concentre sur des accusés africains. Là, on peut se féliciter de ce qu’elle porte une diversification de l’action pénale internationale. Dans la pratique, est-ce que cela sert la stratégie occidentale et ukrainienne ? Absolument. Mais ce n’est pas le problème du procureur, à partir du moment où il fait ses enquêtes en toute indépendance. L’idée qu’il instruise une affaire [contre des Ukrainiens] pour montrer qu’il est équitable, ce serait rentrer à mon avis dans de fausses logiques d’équivalence.
JI : Diriez-vous que l’on a assisté durant toute cette année à un exercice pratique de « lawfare », de guerre par le droit de la part de l’Ukraine ?
FM : J’ai toujours un sentiment d’ambivalence par rapport à ce concept, parce qu’aux États-Unis et en Israël il a souvent été utilisé pour dénigrer des parties à des conflits armés à qui l’on reproche de clamer haut et fort qu’ils ont été victimes de violations du droit de la guerre et à utiliser ce droit à leur avantage. Je n’ai pas de problème avec cela, je ne suis pas naïf : tout le monde manipule le droit, de manière rhétorique au moins, pour en tirer certains avantages. Mais ici, les Ukrainiens font feu de tout bois avec le peu de munitions qu’ils ont juridiquement et ils n’inventent rien. Ils ne mettent pas a priori leurs civils dans des situations vulnérables pour pouvoir accuser les Russes de commettre des crimes. Ils ne se mettent pas dans des situations ambiguës où, par exemple, ils mettraient des hôpitaux près des installations militaires pour protéger leurs équipements. Ce n’est pas le Hamas. L’Ukraine, c’est un État qui respecte le droit et qui, quand le droit est violé à son encontre, est le premier à le dire. Ce n’est pas du « lawfare ». C’est du law. C’est appliquer le droit. Si je fais un procès à quelqu’un parce qu’il a violé mes droits, ce n’est pas un abus de procédure, c’est juste complètement banal.
JI : L’Ukraine, en cherchant à combler l’angle mort du crime d’agression, ne laisse cependant rien au hasard…
FM : C’est sûr que les Ukrainiens ont de bons juristes, qu’ils sont parfaitement intégrés au droit international et l’on ne peut pas vraiment le leur reprocher. Mais on ne peut réinventer le droit international. Sur le tribunal d’agression, je dirais que l’Ukraine est tout de même circonspecte. Ce n’est pas très clair si elle est plus en faveur d’une révision du statut de Rome, de la création d’un tribunal spécial ou d’un tribunal hybride. Car l’Ukraine se rend compte qu’une solution judiciaire internationale engage d’autres États et que, donc, cela ne sert à rien de prendre parti très fort pour une de ces options sans savoir quel consensus va émerger entre les principaux États impliqués au niveau international. Il y a une stratégie judiciaire agressive, dynamique, mais il y a aussi un certain attentisme, ne serait-ce que parce que tout n’est pas entre les mains de l’Ukraine. Ce que fait le procureur de la CPI n’est pas entre les mains de l’Ukraine, la création d’un tribunal international pour l’agression n’est pas entre les mains de l’Ukraine. Il y a des limites à ce qu’elle peut faire.
JI : Aujourd’hui, la création de ce tribunal semble encore suspendue à un projet de résolution devant l’Assemblée générale des Nations unies. Que pensez-vous de cette option ?
FM : On l’attend depuis quelque temps déjà. Mais il semble en effet que l’on prenne cette direction sans précédent. Les tribunaux internationaux ad hoc pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie avaient été créés par le Conseil de sécurité de l’Onu. Ce pouvoir de l’Assemblée générale existe, mais il faudra voir comment il est mis en œuvre le cas échéant et si cela va calmer toutes les inquiétudes des juristes. Ce tribunal n’aura pas de pouvoir exécutoire à mon avis à l’encontre de la Russie. Et la question des immunités resterait donc largement intacte.
JI : L’immunité des responsables étatiques n’a pourtant historiquement jamais été considérée, que ce soit à Nuremberg ou par les tribunaux internationaux contemporains…
FM : Oui, mais il faut voir que Nuremberg a été créé par une force d’occupation, et que les tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie ont été créés par le Conseil de sécurité au nom de l’ensemble des nations. Ainsi, si deux États se mettaient ensemble et créaient un tribunal international, pourraient-ils juger le chef d’un État tiers en exercice en disant « voilà c’est un tribunal international donc il n’y a pas d’immunité » ? Ce n’est pas un point de blocage mais c’est un point de stress, d’anxiété pour les juristes internationaux. Si l’on dit que Poutine n’a pas d’immunité devant un tribunal créé par les Occidentaux, demain des États du Sud par exemple diront : nous aussi on peut créer un tribunal international qui n’est pas obligé de respecter les immunités du président américain ou du président français. Il faut être prêt, en droit international, à vivre avec les règles que l’on prétend imposer à d’autres. Au-delà de la question technique, il y a donc aussi la question politique de savoir si l’on a envie de créer un précédent où un tribunal international peut être créé entre un groupe lambda d’États, sans une résolution du Conseil de sécurité et sans universalité, et s’imposer de fait.
Il y a vis-à-vis de la population ukrainienne la nécessité de ne pas faire miroiter quelque chose qui est complètement improbable. Créer un tribunal et ne pas pouvoir obtenir l’arrestation des suspects, cela n’a pas beaucoup d’intérêt. »
JI : N’est-ce pas la seule possibilité pour que ce crime soit jugé, dans le contexte ukrainien ?
FM : Il y aurait une autre possibilité, celle de poursuivre l’agression comme une forme de crime contre l’humanité au sens large. Là, il n’y aurait pas de doute que la CPI a compétence. L’agression dans son ensemble, c’est aussi une attaque généralisée ou systématique contre la population civile. C’est une idée qui circule depuis une vingtaine d’années, de juger l’agression à travers les catégories du crime contre l’humanité. Cette option aurait l’avantage qu’elle ne requiert pas de réinventer la roue, qu’il n’y aurait pas besoin d’un nouveau tribunal. Mais on est, comme souvent dans le système international, dans une situation difficile où toutes les solutions ont des inconvénients. Et il y a vis-à-vis de la population ukrainienne la nécessité de ne pas faire miroiter quelque chose qui est complètement improbable. Créer un tribunal et ne pas pouvoir obtenir l’arrestation des suspects, cela n’a pas beaucoup d’intérêt.
Entre un tribunal inefficace et pas de tribunal du tout, je pense que la communauté internationale optera pour un tribunal inefficace. »
JI : Selon vous, ce tribunal va-t-il finalement exister ?
FM : Je trouve que depuis quelques mois les États gardent leurs cartes remarquablement près d’eux. Tout le monde veut être perçu comme soutenant l’Ukraine et, en même temps, comme ne créant pas des machins qui auraient peu de chance de fonctionner. Mais je pense que finalement ce tribunal va se créer parce que, à un moment, il faut faire quelque chose, qu’il y a un enjeu symbolique et que, au final, entre un tribunal inefficace et pas de tribunal du tout, je pense que la communauté internationale optera pour un tribunal inefficace.
Avec l’agression, on ne vise pas que Poutine et Lavrov [son ministre des Affaires étrangères], mais quelques centaines d’individus au plus haut niveau de l’État, qui sont dans une position où ils peuvent contrôler l’agression et sont partie prenante à des décisions la concernant. C’est la valeur et la centralité de la norme contre l’agression qui est en jeu. Si l’on donnait l’impression que la communauté internationale réagit mollement en matière d’agression, ce serait aussi un signe pour d’autres qui pourraient être tentés de suivre la même voie que la Russie. C’est un travail sur le long terme.
JI : N’est-ce pas un peu le sort de l’Ukraine d’être entrée à la fois dans le temps long de la guerre et dans le temps long de la justice ?
FM : Oui, la perspective est très longue. On sait qu’aucun Russe ne va s’arrêter de commettre des actes d’agression ou même des crimes de guerre du seul fait que la CPI ou un tribunal spécial sont saisis. On pose donc les fondations de quelque chose à plus long terme.
Le problème est quand même que la création de juridictions ad hoc pour juger un crime commis par un pays, remédie certes au blocage du système juridique international, mais paye aussi le prix de sa sélectivité et de continuer de faire paraître la justice internationale comme une sorte de bricolage politique constant, reflétant le vouloir de coalitions d’États qui ne représentent pas toute la communauté internationale. Toute la trajectoire de la justice pénale internationale depuis trente ans consiste à dire qu’il faut s’éloigner du précédent de Nuremberg, qui était fondamentalement le fait du prince. En 1998, avec l’adoption du statut de Rome [qui fonde la CPI], il y a eu cet espoir d’un tribunal universel qui préexiste au crime et est assis sur la souveraineté des États. Mais la Russie, comme d’autres, n’est jamais devenue partie au statut de Rome et l’on cherche un pansement pour suppléer aux déficiences de la CPI.
Il y a un danger de la décrédibiliser, en considérant que c’est une cour qui nous sert jusqu’à ce qu’elle ne nous serve pas dans tel ou tel conflit et que, dans ce cas, ce n’est pas grave, on va créer un nouveau tribunal qui va nous permettre d’atteindre nos objectifs. Mais peut-être effectivement que ce n’est pas grave, peut-être que c’est juste comme cela qu’il faut faire. C’est peut-être cela, la bonne division du travail : la CPI est là pour une bonne partie des crimes et puis, de temps en temps, il faut être prêt à mettre une rustine.
Il y a beaucoup de cynisme du côté des Russes mais ils tentent de draper leurs actions dans le langage du droit. »
JI : La Russie semble aussi assumer de façon de plus en plus claire, ces derniers mois, le fait de s’attaquer à des cibles civiles…
FM : Oui, c’est complètement assumé. Mais il faut quand même reconnaître une chose : il y a une ligne de front. On s’en prend à l’infrastructure civile mais les Russes disent que c’est parce que l’armée ukrainienne a besoin d’électricité. C’est vrai que Poutine a eu une ou deux déclarations où il affirmait en substance « vous voulez nous battre sur le champ de bataille, vos civils vont en payer le prix ». En même temps, il y a une forme de retenue. Ce n’est pas la bataille de Londres [par l’Allemagne nazie, en 1940], ce n’est pas [le bombardement allié en 1945 à] Dresde, il n’y a pas de bombardements massifs de ce type. Kyiv ou des villes qui sont loin du front n’ont pas été bombardées massivement. Oui, des centres électriques ont été bombardés, des missiles sont tombés sur des cibles civiles à dessein ou parce qu’ils ont dévié de leur trajectoire. Mais on est dans une sorte d’entre-deux. Il y a beaucoup de cynisme du côté des Russes mais ils tentent de draper leurs actions dans le langage du droit. Et sur les cibles à double usage, il y a un vieux débat qu’il y a eu avec le Kosovo, avec l’Irak.
Aujourd’hui tout le cyber espace est partagé entre le civil et le militaire, c’est vrai aussi des routes et des ponts, de toutes sortes d’infrastructures. Il est difficile de déterminer si elles ont une vocation exclusivement civile. Ce n’est souvent pas le cas.
Pour la CPI, le choix va toujours être le suivant : si elle a des cas relativement évidents où des civils ont été pris pour cible directement, elle donnera la priorité à ces cas parce que cela va être beaucoup plus facile de prouver la culpabilité que lorsqu’on s’en est pris à des cibles hybrides. Bien sûr, si vous avez un commandant ou un chef politique qui a la bêtise de dire « on fait cela pour terroriser les civils », là effectivement c’est beaucoup plus facile d’envisager un procès.
On est dans une logique quasi génocidaire. »
- LIRE DANS UP’ : Guerre juridique déclarée contre la Russie
JI : Qu’est-ce qui vous paraît le plus caractéristique à propos de la justice en Ukraine ?
FM : De savoir ce qui, finalement, est le plus grave aujourd’hui. Est-ce l’agression ? Est-ce que c’est la manière dont elle est commise donc plutôt les crimes de guerre ? Est-ce que c’est une accusation de crimes contre l’humanité s’agissant de civils ukrainiens, de destruction d’infrastructures ? Il faut bien voir que, pour la plupart des gens en Ukraine aujourd’hui, bien sûr il y a la violation de leur souveraineté, mais il y a aussi le fait de s’en prendre de manière infâme et lâche aux civils sur une grande échelle. On a, par ailleurs, l’impression qu’il y a vraiment une volonté de dénier l’existence du peuple ukrainien en tant que tel et que, finalement, le conflit armé est juste un moyen pour s’en prendre à une population civile, pour la soumettre, pour la subjuguer, pour l’exterminer dans certains cas. Oui, bien sûr, cela ressemble à une guerre classique, à un État qui en attaque un autre. Mais si on regarde le « big picture », est-ce que l’on ne peut pas commencer à s’interroger sur ce que cela révèle de plus profond du dessein russe en Ukraine ? On est dans une logique quasi génocidaire, potentiellement. L’avenir nous le dira.
Propos recueillis par Franck Petit pour Justice.info
©©L’original de cet article est paru dans Justiceinfo.net
Illustration d’en-tête : Frédéric Mégret © Benoît Peyrucq pour Justice Info