Ce qui me pousse à écrire malgré le sentiment d’illégitimité qui m’étreint (même Villepin avouait « marcher sur des œufs » en s’exprimant hier avec force et émotion sur France Inter), c’est le besoin de sortir de la sidération qui écrase toute capacité réflexive sur l’offensive du Hamas du 7 octobre contre Israël. Je ne peux pas – physiquement – en rester à l’émotion qui nous met le cœur au bord des lèvres. Pour moi, sortir de la nausée passe par les mots. Ils ne sont pas savants, ils n’apprendront rien à ceux qui les liront. Peut-être donneront-ils, à vous lecteur comme à moi qui les écrit, le sentiment (passager) de ne pas se noyer dans le désespoir. Ecrire me permet de « mettre en mots » les images que j’ai refusé de regarder. Et j’ai choisi une illustration symbolique de mon propos pour, là encore, éviter la surenchère dans l’horreur qui annihile toute prise de distance.
Je ne prétends pour autant pas m’extraire du contexte dans lequel j’écris, celui de la France et de ses querelles. Avec cette question qui a tant occupé nos chaînes info : pouvait-on refuser de qualifier de « terroriste » le raid du Hamas en Israël ? Comme toujours la binarité du propos, le refus dominant de toute mise en contexte au prétexte qu’elle justifierait l’acte même m’a donné envie de dire « ce n’est pas si simple ! » Mais pour autant, je ne voulais pas être assimilé à un défenseur de LFI dont je ne partage pas la vision internationale alors même que je pense comme l’ancien ambassadeur en France, Eli Barnabi, que la droite israélienne est la plus « imbécile » qui soit. Alors j’ai voulu tenter de mieux comprendre pourquoi je ne pouvais pas en rester au seul mot de « terrorisme » pour qualifier ce qui venait de se passer.
Même si cela peut paraitre aujourd’hui contre-intuitif dans nos sociétés occidentales déshabituées à la guerre, il existe des lois de la guerre, hélas de moins en moins appliquées. Le terrorisme est, lui, systématiquement hors la loi. Loi politique ou loi morale. C’est la condition même de l’émergence de ce qu’il cherche à produire : la terreur. Même sanglante, même vécue comme profondément injuste, la guerre reste dans le champ du concevable, j’allais écrire de l’acceptable, avec évidemment conscience du caractère potentiellement choquant de cette affirmation. Le terrorisme, pour frapper les esprits, cherche avant tout l’inconcevable, l’horreur qui sera jugée absolue, comme faire tomber les tours-symbole de New York, décimer la rédaction d’un journal satirique, abattre les spectateurs d’un concert, tuer un prêtre ou un enseignant.
En Israël, les ingrédients du terrorisme sont bien là : on s’en prend aux plus innocents d’une population : des jeunes qui assistent à un concert, des habitants de kibboutzim historiques (qu’il ne faut évidemment pas confondre avec les colons occupants illégalement la terre des Palestiniens) ; on les tue ou on les prend en otage en leur refusant toute humanité en multipliant les outrages, dans la mort ou l’enlèvement. Ces actes ignobles sont bien ceux d’une organisation terroriste. Mais confusément, nous sentons bien que nous n’avons n’a pas épuisé le propos en disant cela.
Le Hamas est devenu au fil des ans un proto-Etat au territoire minuscule mais à la population nombreuse, jeune et terriblement disponible. La guerre est devenue un horizon à la fois désirable et possible, non pas sous la forme « civilisée » de la guerre classique mais sous la forme d’un hybride effrayant liant étroitement mobilisation guerrière et pratiques terroristes.
La confusion est portée à son comble par le fait que l’Etat auquel s’attaque cet hybride de guerre et de terrorisme n’est pas non plus un Etat ordinaire. Israël est le seul Etat au monde auquel des habitants du monde entier se trouvent liés par un composé d’histoire et de religion extrêmement puissant, symbolisé par l’expression « l’an prochain à Jérusalem ». Peut-on encore distinguer ici lutte contre Israël, antisionisme et antisémitisme ? Le Hamas ne crée-t-il pas lui-même la confusion avec sa volonté manifeste et commune de détruire Israël et d’anéantir le plus de juifs possible ?
Le conflit en cours est ainsi un hybride à quatre dimensions : une guerre et un acte terroriste, la lutte contre un Etat et un pogrom. Une hydre à quatre têtes dont il sera difficile de venir à bout.
Le terrorisme, habituellement, procède par coups d’éclats sanguinaires et frappants mais ne cherche aucune victoire de terrain. Sa victoire est psychologique et culturelle : elle consiste à obséder les démocraties attaquées pour les déstabiliser et les conduire à la faute, notamment entrer dans une fallacieuse « guerre des civilisations ». Les terroristes islamistes gagnent à chaque fois qu’une assimilation plus ou moins consciente est faite entre terrorisme et Islam. Cette pratique, je l’ai dit ici souvent, n’est pas assimilable à la guerre qui suppose un minimum de continuité dans les opérations.
Le terrorisme, habituellement, cherche à faire durer les effets d’actions plutôt sporadiques en instillant une peur durable que « ça recommence ». La guerre, elle, cherche un résultat plus immédiat : un gain territorial, le renversement d’un régime hostile… Le Hamas, en faisant les deux à la fois, rend impossibles les réponses classiques de l’antiterrorisme et de la contre-offensive guerrière. Il amène son ennemi sur son propre terrain de la guerre hybride, totale et sale.
Les choix d’Israël sont terriblement limités et les premières réactions, même compréhensibles face à la blessure infligée, montrent que les Israéliens sont attirés sur le terrain insoutenable de leurs adversaires avec un premier ministre qui a déjà fait preuve en Cisjordanie d’une brutalité et d’une imbécilité (cf. Eli Barnavi) affolantes. Espérons que le gouvernement d’urgence, ouvert à l’un des leaders de l’opposition, saura conserver l’humanité qui seule peut rendre légitime son action.
Sur France Inter, Dominique de Villepin appelait l’Europe et la France à être « imaginatives » pour proposer des solutions humanitaires et politiques. Mais saura-t-on sortir de la réponse-réflexe dont on a vu en 2001 les terribles conséquences ? Je l’avais à l’époque espéré. En vain. Aujourd’hui je crains hélas que les hommes au pouvoir en Israël et dans le monde n’aient pas le courage de l’imagination. Et je crains que, toute honte bue, les morts de Gaza actuels et à venir, ne suscitent qu’une réprobation de façade.
Si vous me lisez plus ou moins régulièrement, vous savez que je crois à la simple conversation comme mode d’entrée dans l’échange démocratique et dans la construction patiente de solutions communes. Hier soir encore, j’ai pu apprécier la créativité et la joie qui ressort des temps consacrés à la conversation. L’écart semble incommensurable entre ce que j’ai vécu hier soir à la Maison de la Conversation et ce qui se passe sur la rive orientale de la Méditerranée. Et pourtant il me semble essentiel que nous continuions de penser que Palestiniens et Israéliens peuvent encore se parler, qu’ils ne sont pas enfermés dans les rôles que l’histoire leur aurait attribués une fois pour toutes.
Avant d’être juifs ou arabes, habitants d’Israël ou de Palestine, ils sont des humains que rien ne distingue fondamentalement. Je sais, cela semble naïf de dire cela mais, si nous renonçons à le croire, alors nous les condamnons à rester enfermés dans les rôles qu’ils jouent autant qu’ils les subissent. C’est aussi à nous de changer notre regard. Nous avons réussi à le faire avec les Allemands que nous ne confondons plus avec les Nazis, il est urgent de le faire avec les Palestiniens qui ne doivent pas rester assimilés au Hamas.
Nous ne pouvons rien, à notre échelle, pour introduire dans le conflit la part d’imagination demandée de manière vibrante par Villepin mais nous avons tous la responsabilité de notre regard sur les autres.
Je signale deux textes qui m’ont particulièrement marqué : celui de Daniel Bougnoux, dont je me sens souvent proche et celui de Gérard Ayache dans UP’ qui insiste sur la dimension religieuse du conflit.
Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY, Chroniqueur invité de UP’ Magazine – Essayiste – Consultant développement durable et dialogue parties prenantes. Auteur de « Citoyen pour quoi faire ? Construire une démocratie sociétale », éditions Chronique sociale.
L’original de ce texte est paru sur le blog de M. Chayneaud-Dupuy, persopolitique.fr
Avec nos chaleureux remerciements à l’auteur.