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La montée de l’extrême-droite est une crise de l’esprit et de la marchandisation

La montée de l’extrême-droite est une crise de l’esprit et de la marchandisation

Le philosophe Bernard Stiegler l'avait anticipée

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Il y a un peu plus de dix ans maintenant, le philosophe Bernard Stiegler, nous avertissait de l’arrivée possible de ce que nous vivons aujourd’hui, après les élections européennes de 2024 et la décision présidentielle de dissolution de l’Assemblée nationale ouvrant la porte à une majorité parlementaire de droite extrême et d’extrême droite réunies. Dans son livre « Pharmacologie du Front national », devenu entre-temps Rassemblement national, publié en 2013, Bernard Stiegler met en relation la montée de l’extrême-droite avec la crise de l’esprit et la marchandisation de ses productions, en Europe et plus généralement en Occident comme Paul Valéry l’avait déjà diagnostiqué dès le lendemain de la Première guerre mondiale. Elle est encore plus vraie avec l’automatisation des esprits dans le capitalisme digital.

Dans son livre conçu comme un instrument de lutte contre la bêtise, et d’abord celle propre à chacun de nous, lutte constituant une expérience à l’origine d’un savoir, Bernard Stiegler nous invitait à ne pas succomber nous-même à une inversion de causalité, qui est le propre de l’idéologie, en faisant à notre tour des électeurs de l’extrême-droite des boucs émissaires d’une situation politique délétère.  Bernard Umbrecht, Le Saute Rhin


Pharmacologie du Front national dans une guerre de trente ans

Le Front national a été créé […] en 1972, c’est-à-dire au moment où s’annonçaient à la fois les premiers symptômes de la toxicité systémique du modèle consumériste (alors mise en évidence par le rapport Meadows) et la fin de la suprématie occidentale (notamment avec la nouvelle politique de l’OPEP, qui ouvre la première grave crise énergétique du modèle industriel).
Le processus d’expansion territoriale constante qui avait caractérisé l’histoire de l’Occident rencontrait alors ses limites1, et avec lui prenait fin le contrôle occidental total sur l’exploitation des ressources naturelles – ce qui conduira à ce slogan massivement télédiffusé à partir de 1974 sur les chaînes de radio et de télévision françaises, et rétrospectivement pathétique :

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Énoncé pathétique s’il est vrai qu’avec cette formule auront peut-être commencé et le règne de la « communication politique » (c’est-à-dire le marketing politique qui, en 1973, conduira Giscard d’Estaing en campagne à jouer de l’accordéon à la télévision) et la fin du règne des idées en France.

Le Front national, qui aura ainsi émergé au moment où s’annonçait le déclin du modèle industriel occidental, sinon de l’Occident lui-même, fait sa première « percée politique » en 1982 au cours d’élections cantonales, puis confirme sa présence aux élections municipales de 1983, et s’installe définitivement dans le paysage politique avec les élections européennes de 1984.

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La fin de la suprématie occidentale planétaire rendue possible par le contrôle des matières premières et le monopole des savoirs et des technologies est ce que la Révolution conservatrice2 tentera de contourner par une financiarisation structurellement spéculative, c’est-à-dire séparant complètement le capital des moyens de production et de l’entrepreneuriat. Il faudra attendre 2008 pour que le monde – à l’épreuve du réel révélant que ce système reposait sur la création et la dissimulation structurelle (notamment par l’exploitation des automates et robots financiers 3) d’insolvabilités, anéantissant ainsi les conditions du crédit, tout aussi bien que de la croyance dans un avenir à long terme, condition de tout crédit– découvre combien aura été calamiteuse cette politique que Deleuze vit venir dès 19904: faisant de la désindustrialisation des pays historiques son principe de départ, ce qui sera le premier facteur d’adhésion du monde du travail aux « idées » du Front national, elle aura conduit à la ruine du système économique planétaire.

Les destructions qui auront provoqué cette déconfiture mondiale auront duré plus de trente ans – trente ans d’une guerre économique totale qui aura aussi été menée sur le front psycho-idéologique comme jamais auparavant, et par ce qui aura caractérisé cette époque : la constitution d’un psychopouvoir mondial d’une extrême agressivité et d’une extrême habileté.

Au cours de cette véritable guerre faite à la penséeaucune des conséquences de l’évolution géoéconomique ultralibérale – catastrophique en particulier pour l’Occident – n’aura été prévue par les penseurs officiels enrôlés dans cette idéologie5 : ils prétendront sans cesse et quasi unanimement que le nouvel état de fait appelé « mondialisation » ne comporte aucun danger pour les pays industriels historiques d’Europe et d’Amérique parce que ceux-ci gardent le pouvoir de forger les « concepts » (par la recherche, le développement, le design et le marketing) tout en déléguant leurs réalisations matérielles aux anciennes colonies6– Nike et Apple étant les exemples typiques de ces nouvelles logiques « managériales ».

En 1919, Paul Valéry, presque un siècle avant nous, soutient cependant déjà tout le contraire7 : il anticipe le renversement du cours historique par où l’Europe puis sa projection américaine avaient installé leur domination. Il considère tout d’abord sur un planisphère la place de l’Europe dans le monde et les conditions de sa domination :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue – et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire –, elle domine le tableau. Par quel miracle ? Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignées à l’Europe8

La « qualité » de sa population n’est évidemment pas la supériorité des « races » européennes : il s’agit de ce qui a fait de l’Europe un haut lieu de la « vie de l’esprit » et de la valeur esprit, de la vie des idées et de leur circulation par la culture et l’acculturation de ses habitants, c’est-à-dire de la formation de leur attention – dont cette « conquête historique » qu’est pour Kant l’Aufklärung faisant son principe de l’accès des peuples à la majorité est l’un des derniers moments.

Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : Le plateau chargé du poids du plus petit penche9 !

Or cela ne durera pas :

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse10

Et Valéry présente ici ce qu’il nomme son « théorème fondamental » :

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L’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental11.

Ce théorème fondamental qui anticipe un dépérissement de la situation privilégiée de l’Europe résulte d’une transformation des idées en valeurs d’échange :

Une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareils d’exploitation du capital planétaire, cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique.

Le savoir devient une denrée qui

se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra une chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre de la paix – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne – tend à disparaître graduellement…
Et donc, la balance qui penchait d’un autre côté, quoique nous paraissions plus léger, commence à nous faire doucement remonter – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses12 !

À quoi cela pourra-t-il aboutir ? C’est là une question de « physique intellectuelle » :

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Cette question n’est évidemment pas purement spéculative : elle consiste à examiner quelles alternatives s’ouvrent dans un tel devenir, qui est celui de ce que déjà Valéry définit comme une « crise de l’esprit » (tel est le titre du texte d’où sont extraites ces citations) :

Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une diminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décision absolue du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses13?

Il est étonnant de penser que cette analyse, qui est des plus célèbres, et qui a été évidemment lue par tant des économistes, politistes et défenseurs de la « mondialisation » français et européens, ne les ait jamais conduits à la prendre au sérieux : à prendre au sérieux cette menace non pas contre l’Europe, ou contre les « valeurs européennes », mais contre la valeur esprit, partout dans le monde, par une mutation et une dégradation des « valeurs européennes » et du devenir de l’Europe elle-même (et de l’Amérique qu’elle aura projetée hors d’elle-même), tout autant qu’une exportation de ces « valeurs » dévaluées, et constituant ainsi elles-mêmes une menace contre l’attention sous ses formes les plus subtiles. Or une telle mutation est ce que cet esprit lui-même rend possible en tant qu’il est pharmacologique14, et tel qu’il nécessite donc une thérapeutique. Confirmant ces analyses, au cours des années 1980-2000 – tandis que les idéologues de la mondialisation néoconservatrice feront prendre leurs vessies pour des lanternes –, le capitalisme chinois constituera l’un des plus « sauvages » de notre époque. Mais il se développera sous le contrôle d’un parti « communiste » conduisant une politique à long terme à l’écart des illusions spéculatives et du désinvestissement structurel induits par Londres, Wall Street et Francfort.

Prolongeant les réflexions de Valéry dans le cadre des industries du silicium, du software, du dataware, des metadata, du cloud computing, du social engineering, du human computing, de la global education, du capitalisme linguistique, etc. (ce que Valéry n’aura pas connu), et tout cela dans le contexte asiatique, qui est de toute évidence le nouveau pôle du monde industriel en cours de constitution, la question se pose désormais de savoir à partir de quand la Chine prendra la place de la Californie dans la conception et l’exploitation des technologies numériques.

Les dégâts majeurs provoqués en Occident et d’abord contre lui par la Révolution conservatrice qui sera pour Jean-Marie Le Pen un modèle, mais aussi provoqués dans le monde entier pour l’humanité tout entière, ces dégâts, qui paraissent irréversibles, sont l’origine de la montée en France des « idées » du Front national (et ailleurs, par exemple en Hongrie, les « idées » d’autres mouvements semblables progressent tout autant) : le Front national en dénoncera et en exploitera méthodiquement les effets les plus douloureux tout en soutenant l’idéologie ultralibérale qui est à l’origine de cette douleur.

Ce discours duplice est typique de l’idéologie en général qui dissimule les causes en les cachant derrière leurs effets, qu’elle fait passer eux-mêmes pour les causes. La désindustrialisation et l’immigration clandestine sont requises par l’ultralibéralisme, cependant que cette idéologie fait de l’immigration la cause du chômage, et du coût trop élevé du travail la cause de la désindustrialisation. La logique du bouc émissaire mise en œuvre par le Front national aura donc été fonctionnellement indispensable, comme inversion de causalité, à l’expansion des idées ultralibérales en France – et à leur fonctionnement comme idéologie. C’est pourquoi le devenir extrême de la droite classique n’est pas un simple accident de parcours ou un avatar des « calculs politiciens ».

La Révolution conservatrice aura déchaîné la dimension toxique et empoisonnante du pharmakon industriel en bloquant toutes ses possibilités thérapeutiques, et le Front national aura extrémisé son idéologie en faisant du pharmakos la cause de tous les maux. Le pharmakos est la troisième dimension de la pharmacologie qui définit la situation humaine en général en tant que vie technique – les deux premières étant le pharmakon comme remède et le pharmakon comme poison.
Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakoset la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées.

Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national. Chapitre I p§7. Flammarion. 2013

1Question thématisée par Carl Schmitt et revisitée récemment par Peter Szendy dansKant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011, qui commence par une analyse des discours de Ronald Reagan et Al Gore sur la « guerre des étoiles ».
2) Théorisée à l’université de Chicago par Milton Friedman et concrétisée au moment où l’union de la gauche arrive au pouvoir en France par Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
3)Sur ce sujet, cf. Nicolas Auray, Ulrich Beck, Laurence Fontaine, Michel Guérin, Hidetaka Ishida, Jean-Philippe Mague, Alain Mille, Valérie Peugeot, Bernard Stiegler, Bernard Umbrecht et Patrick Viveret, Confiance, croyance et crédit dans les mondes industriels, FYP Éditions, 2012.
4Pourparlers (1972-1990), Minuit, 2003, et mes commentaires infra, p. 212, et dans De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 19 et 34.
5) C’est ce qu’Ignacio Ramonet appellera la « pensée unique », dont Viviane Forrester analysera, dans L’Horreur économique, Fayard, 1996, des éléments de causalité – cf.infra, p. 171.
6) Ce qui est une illusion où l’idéologie, ignorant les liens étroits entre appareil productif et savoir scientifique décrits par Marx en 1857, conduit ceux qui la promeuvent à se leurrer sur leur propre pouvoir.
7) Cf. Paul Valéry, La Crise de l’esprit deuxième lettre, dans Œuvres complètes, tome I, Éditions de la Pléiade, 1980, p. 914 et suivantes.
8Ibid, p. 996.
9Ibid
10Ibid
11Ibid,p.997
12Ibid,p.998
13Ibid,p.1000
14) Cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, Flammarion, 2010, p. 25 et suivantes.>

Image d’en-tête : photo Edouard Caupeil/Pasco

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