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L’étonnante contemporanéité de la pensée d’Élisée Reclus

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Élisée Reclus, géographe et penseur du XIXe siècle, offre dans ses écrits une réflexion profonde sur l’interaction de l’humanité avec son environnement, un sujet d’une brûlante actualité. À travers ses voyages et ses observations, il a développé une compréhension du monde où l’homme est un acteur majeur de la transformation géographique et écologique. Dans ses œuvres, telles que « L’Homme et la Terre » et « De l’action humaine sur la géographie physique« , il explore la manière dont les activités humaines modifient les écosystèmes et le climat, préfigurant les débats contemporains sur le changement climatique et la biodiversité. Sa vision, qui intègre les dimensions sociale, politique et écologique de la gestion des ressources naturelles, résonne avec une pertinence particulière aujourd’hui, alors que le monde fait face à des défis écologiques sans précédent. Reclus nous rappelle que les choix de société et les politiques environnementales doivent être informés par une conscience profonde des conséquences de nos actions sur la planète.

Élisée Reclus est un géographe de la seconde moitié du XIXème siècle. Il voyage à Londres, en Irlande, en Louisiane, en Colombie et finira sa vie en Belgique. Admis à la Société de géographie de Paris en 1858, il publie de nombreux textes scientifiques inspirés de ses voyages. Dans son ouvrage De l’action humaine sur la géographie physique : l’homme et la nature (1864), il met déjà en lumière les agissements de l’homme contre le climat :
« L’homme, qui par ses travaux peut ainsi troubler l’économie des rivières, dérange également l’harmonie. Sans mentionner l’influence toute locale que les villes exercent en élevant la température et malheureusement aussi en viciant l’atmosphère, il est certain que la destruction des forêts et la mise en culture de vastes étendues ont pour conséquence des modifications appréciables dans les diverses saisons »( 1).

« L’homme est la Nature prenant conscience d’elle-même. »
Elisée Reclus, L’Homme et la Terre

Dans L’Homme et la Terre (1905-1908), son œuvre majeure qui sera achevée par son neveu, il développe l’une de ses principales idées, à savoir la forte corrélation entre les agissements des peuples et l’évolution de la planète. Il considérait en effet comme un devoir du genre humain de construire des relations respectueuses avec l’environnement, dont il est partie prenante, l’idée d’entraide s’appliquant à la fois aux communautés végétales, animales ou humaines.

Son ouvrage L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique (2) résonne d’une impressionnante contemporanéité. Celui-ci montre que les questions des relations entre intérêts individuels et intérêts collectifs dans la gestion des communautés humaines, que ce soit au niveau social, politique et, aujourd’hui, écologique », se retrouvent posés avec la même acuité plus d’un siècle plus tard. Les acquis « collectifs » du siècle précédent sont en effet en train de se déliter du fait que des formes résilientes de gouvernance, éthiques et collectives, n’ont jamais durablement émergé, celles-ci étant inévitablement accaparées par des intérêts particuliers, que ce soient des groupes, des partis ou, pire, des individus imposant alors des visions totalitaires. Ce qui est fascinant est que, souvent, ce sont les citoyens eux-mêmes qui en ont appelé ou ont laissé s’installer de telles dérives, comme en témoignant bien sûr des dictatures du « capital » ou du « prolétariat » du XXème siècle, mais aussi la résurgence progressive de ces formes de gouvernements politiquement ou religieusement intégristes et élus aux quatre coins de la planète, y compris au sein de pays considérés comme « démocratiques ».
On y découvre la modernité d’une vision refusant, comme Bento Spinoza avant lui et auquel Elisée Reclus fait explicitement référence (3), toute séparation artificielle entre « humanité » et « Nature », questionnant la prétendue supériorité de la première sur la seconde.

Extraits du premier chapitre – Évolution de l’Univers et révolutions partielles :

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« Voir la Terre c’est pour moi l’étudier. La seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie, et je crois qu’il vaut beaucoup mieux observer la nature chez elle que de se l’imaginer du fond de son cabinet. « 

« Aucune description, aussi belle qu’elle soit, ne peut être vraie, car elle ne peut reproduire la vie du paysage, la fuite de l’eau, le frémissement des feuilles, le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, les formes changeantes des nuages pour connaître, il faut voir » (4)

« En comparaison de ce fait primordial de l’évolution et de la vie universelle, que sont tous ces petits événements appelés révolutions, astronomiques, géologiques ou politiques ? Des vibrations presque insensibles, des apparences, pourrait-on dire. C’est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l’évolution universelle ; mais, si minimes qu’elles soient, elles font partie de ce mouvement infini. »

De ces observations va naître une manière originale d’en interpréter les réelles significations au-delà des paradigmes réductueurs de son époque … et toujours de la nôtre :

« Si la révolution est toujours en retard sur l’évolution, la cause en est à la résistance des milieux : l’eau d’un courant bruit entre ses rivages parce que ceux-ci la retardent dans sa marche ; la foudre roule dans le ciel parce que l’atmosphère s’est opposée à l’étincelle sortie du nuage.

«Chaque transformation de la Matière, chaque réalisation d’idée est, dans la période même du changement, contrariée par l’inertie du Milieu, et le phénomène nouveau ne peut s’accomplir que par un effort d’autant plus violent ou par une force d’autant plus puissante, que la résistance est plus grande. » (5)

Vision qu’il élargira à la gestion de nos sociétés humaines :

« Pour les grandes évolutions historiques, il n’en est pas autrement. Quand les anciens cadres, les formes trop limitées de l ‘organisme, sont devenus insuffisants, la vie se déplace pour se réaliser en une formation nouvelle. Une révolution s’accomplit. »

« Constatons tout d’abord que l’on fait preuve d’ignorance en imaginant entre l’évolution et la révolution un contraste de paix et de guerre, de douceur et de violence. Des révolutions peuvent s’accomplir pacifiquement, par suite d’un changement soudain du milieu, entraînant une volte-face dans les intérêts ; de même des évolutions peuvent être fort laborieuses, entremêlées de guerres et de persécutions. »

« Une autre classe d’évolutionnistes est celle des gens qui dans l’ensemble des changements à accomplir, n’en voient qu’un seul et se vouent strictement, méthodiquement, à sa réalisation, sans se préoccuper des autres transformations sociales. Ils ont limité, borné d’avance leur champ de travail. Quelques-uns, gens habiles, ont voulu de cette manière se mettre en paix avec leur conscience et travailler pour la révolution future sans danger pour eux-mêmes. Sous prétexte de consacrer leurs efforts à une réforme de réalisation prochaine, ils perdent complètement de vue tout idéal supérieur et l’écartent même avec colère afin qu’on ne les soupçonne pas de le partager. »

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Dans le chapitre 2 Révolutions progressives et révolutions régressives, il interprète cette vision et en montre les limites :

« La période du pur instinct est dépassée maintenant : les révolutions ne se feront plus au hasard, parce que les évolutions sont de plus en plus conscientes et réfléchies. »

« La science sociale, qui enseigne les causes de la servitude, et par contrecoup, les moyens de l’affranchissement, se dégage peu à peu du chaos des opinions en conflit. Le premier fait mis en lumière par cette science est que nulle révolution ne peut se faire sans évolution préalable. »

« C’est dans les têtes et dans les cœurs que les transformations ont à s’accomplir avant de tendre les muscles et de se changer en phénomènes historiques. »

« Quel est ce « groupe d’élite », à la fois intelligent et fort, qui pourra sans prétentions garder en ses mains le gouvernement des peuples ? Il va sans dire : tous ceux qui règnent et commandent, rois, princes, ministres et députés, ramenant avec complaisance le regard sur leur propre personne, répondent en toute naïveté : « C’est nous qui sommes l’élite ; nous qui représentons la substance cérébrale du grand corps politique. »

« C’est la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, c’est l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par un seul ou par une aristocratie. »

« De révolution en révolution le cours de l’histoire ressemble à celui d’un fleuve arrêté de distance en distance par des écluses. Chaque gouvernement, chaque parti vainqueur essaie à son tour d’endiguer le courant pour l’utiliser à droite et à gauche dans ses prairies ou dans ses moulins. »

« Nous vivons en un siècle d’ingénieurs et de soldats, pour lesquels tout doit être tracé à la ligne et au cordeau. « L’alignement ! », tel est le mot d’ordre de ces pauvres d’esprit qui ne voient la beauté que dans la symétrie, la vie que dans la rigidité de la mort. »

« On peut dire que jusqu’à maintenant aucune révolution n’a été absolument raisonnée, et c’est pour cela qu’aucune n’a complètement triomphé. Tous ces grands mouvements furent sans exception des actes presque inconscients de la part des foules qui s’y trouvaient entraînées, et tous, ayant été plus ou moins dirigés, n’ont réussi que pour les meneurs habiles à garder leur sang-froid. » 

« Dès que la foule imbécile n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre d’hommes, elle est virtuellement morte ; sa disparition n’est qu’une affaire de temps. »

Dans le chapitre 4, Elisée Reclus fait une constatation précise de l’état social contemporain :

« C’est un problème de comprendre comment les optimistes à outrance, ceux qui à toute force veulent que tout marche à souhait dans le meilleur des mondes possibles peuvent fermer les yeux sur l’épouvantable situation faite à tant de millions et de millions d’entre les hommes, nos frères. « 

« Un autre fait historique évident qui s’impose à la connaissance de tous ceux qui étudient (….) est que toutes les institutions humaines, tous les organismes sociaux qui cherchent à se maintenir tels quels, sans changement, doivent, en vertu même de leur immuabilité, faire naître des conservateurs d’us et d’abus, des parasites, des exploiteurs de toute nature, devenir des foyers de réaction dans l’ensemble des sociétés ».

Dans le chapitre 6, celui des « espoirs illogiques », il observe que :

« Toute autorité cherche à s’agrandir aux dépens d’un plus grand nombre de sujets ; toute monarchie tend forcément à devenir monarchie universelle. (6)  »

« C’est une loi de la nature que l’arbre porte son fruit ; que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesses, en meurtres et en malheurs. »

Il décrit déjà ce que nous vivons dans cette époque où quelques potentats numérico-économiques tentent de s’emparer d’un pouvoir absolu :

« Tout l’art actuel de la répartition, telle qu’elle est livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs et des commerçants, consiste à faire hausser les prix, en retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les portant à ceux qui les paient cher (…)« 

« Oui, si le capital, soutenu par toute la ligue des privilégiés, garde immuablement la force, nous serons tous les esclaves de ses machines, de simples cartilages rattachant les dents de fer aux arbres de bronze ou d’acier. »

« Non seulement la complication et l’enchevêtrement des rouages rendent souvent impossible ou même empêchent par un long retard la solution des affaires les plus simples, mais toute la machine cesse parfois de fonctionner pour les choses de la plus haute importance, … »

« Si peu avancée que puisse être encore notre science de l’histoire, il est un fait qui domine toute l’époque contemporaine et forme la caractéristique essentielle de notre âge : la toute-puissance de l’argent.
Pas un rustre perdu en un village écarté qui ne connaisse le nom d’un potentat de la fortune commandant aux rois et aux princes; pas un qui ne le conçoive sous la forme d'un dieu dictant ses volontés au monde entier.
Cachés au fond de leurs loges, ils font représenter pour eux une immense comédie dont les peuples mêmes sont les acteurs et qu’animent gaiement des bombardements et des batailles : beaucoup de sang se mêle à la fête.
Maintenant ils ont la satisfaction de tenir leurs officines dans les cabinets des ministres, dans les secrètes chambres des rois et de diriger à leur guise la politique des États pour le besoin de leur commerce. »

« Ceux-là même qui ont maintenant les places et les sinécures, ceux qui font les aimables avec les massacreurs des Arméniens et les barons de la finance. »

« En prétendant que le labeur est l’origine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience qu’ils ne disent pas la vérité. À l’égal des anarchistes, ils savent que la richesse est le produit, non du travail personnel, mais du travail des autres ; ils n’ignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, peuvent être justement assimilés aux exploits des brigands (…) »

« Quand une fois ils auront la force, et même bien avant de la posséder, ils ne manqueront pas de s’en servir, ne fût-ce que dans l’illusion ou la prétention de rendre cette force inutile par un balayage de tous les obstacles, par la destruction de tous les éléments hostiles. »

« La nature humaine le veut ainsi, et, de notre part, ce serait absurde d’en vouloir aux chefs socialistes qui, se trouvant pris dans l’engrenage des élections, finissent par être graduellement laminés en bourgeois à idées larges : ils se sont mis en des conditions déterminées qui les déterminent à leur tour ; »

« Sous la grande forteresse qu’ont bâtie les héritiers de la Rome césarienne et papale, le sol est miné partout et partout on attend l’explosion. Trouverait-on encore, comme au siècle dernier, des Louis XV assez indifférents pour hausser les épaules en disant : « Après moi le déluge ! » C’est aujourd’hui, demain peut-être, que viendra la catastrophe. »

« Et ces syndicats de milliardaires et de faiseurs, circoncis et incirconcis, sont absolument certains, que par la toute-puissance de l’argent ils auront à leurs gages les gouvernements et leur outillage de répression : armée, magistrature et police. Ils espèrent en outre que par l’habile évocation des haines de races et de peuples, ils réussiront à tenir des foules exploitables dans cet état d’ignorance patriotique et niaise qui maintient la servitude. »

Mais Elisée Reclus avait identifié des portes de sortie :

« Ainsi, sans paradoxe aucun, le peuple – ou tout au moins la partie du peuple qui a le loisir de penser – en sait d’ordinaire beaucoup plus long que la plupart des savants, et cela sans avoir passé par les universités ; il ne connaît pas les détails à l’infini, il n’est pas initié à mille formules de grimoire ; il n’a pas la tête emplie de noms en toute langue comme un catalogue de bibliothèque, mais son horizon est plus large, il voit plus loin, d’un côté dans les origines barbares, de l’autre dans l’avenir transformé ; il a une compréhension meilleure de la succession des événements ; il prend une part plus consciente aux grands mouvements de l’histoire ; il connaît mieux la richesse du globe : il est Plus homme enfin. »

« Le jour viendra où l’Évolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. C’est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde. »

«  Souvent on se plaît à nous interroger avec sarcasme sur les tentatives d’associations plus ou moins communautaires déjà faites en diverses parties du monde, et nous aurions peu de jugement si la réponse à ces questions nous gênait en quoi que ce soit. Il est vrai : l’histoire de ces associations raconte beaucoup plus d’insuccès que de réussites, et il ne saurait en être différemment puisqu’il s’agit d’une révolution complète, le remplacement du travail, individuel ou collectif, au profit d’un seul, par le travail de tous au profit de tous. » 

« La condition première du triomphe est d’être débarrassé de notre ignorance : il nous faut connaître tous les préjugés à détruire, tous les éléments hostiles à écarter, tous les obstacles à franchir, et d’autre part, n’ignorer aucune des ressources dont nous pouvons disposer, aucun des alliés que nous donne l’évolution historique. »

Dans le Chapitre IX sur la situation présente et prochain avenir, il en donne des clés :

« Nous voulons savoir. Nous n’admettons pas que la science soit un privilège, et que des hommes perchés sur une montagne comme Moïse, sur un trône comme le stoïcien Marc Aurèle, sur un Olympe ou sur un Parnasse -en carton, ou simplement sur un fauteuil académique, nous dictent des lois en se targuant d’une connaissance supérieure des lois éternelles. »

« Nous n’acceptons pas de vérité promulguée : nous la faisons nôtre d’abord par l’étude et par la discussion, et nous apprenons a rejeter l’erreur, eût-elle un millier d’estampilles et de brevets. »

« L’ignorance diminue, et, chez les évolutionnistes révolutionnaires, le savoir dirigera bientôt le pouvoir. C’est là le fait capital qui nous donne confiance dans les destinées de l’Humanité : malgré l’infinie complexité des choses, l’histoire nous prouve que les éléments de progrès
l’emporteront sur ceux de régression.

« Chaque jour peut amener une catastrophe. » « La force des choses, c’est-à-dire l’ensemble des conditions économiques, fera certainement naître pour une cause ou pour une autre, à propos de quelque fait sans grande importance, une des crises qui passionnent même les indifférents, et nous verrons tout à coup jaillir cette immense énergie qui s’est emmagasinée dans le cœur des hommes par le sentiment violé de la justice, par les souffrances inexpiées, par les haines inassouvies.

« La grève ou plutôt l’esprit de grève, pris dans son sens le plus large, vaut surtout par la solidarité qu’il établit entre tous les revendicateurs du droit. En luttant pour la même cause, ils apprennent à s’entraimer. Mais il existe aussi des œuvres d’association directe, et celles-ci contribuent également pour une part croissante à la révolution sociale. « 

« Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeux, par multiples secousses ? Plus les consciences, qui sont la vraie force, apprendront à s’associer sans abdiquer, plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur valeur, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. »

Même s’il est amené à constater que :

« Sans doute, la plupart de ces associations ont fort mal tourné, surtout parmi les plus prospères, en ce sens que les bénéfices réalisés et le désir d’en accroître l’importance ont allumé l’amour du lucre chez les coopérateurs, ou du moins les ont détournés de la ferveur révolutionnaire des jeunes années.
C’est là le plus redoutable péril, la nature humaine étant prompte à saisir des prétextes pour s’éviter les risques de la lutte. »

Conclusion

C’est en réponse déjà à ce constat d’échec de formes de gouvernements réellement et durablement « conviviaux » que s’était développé l’idéal anarchiste, bien sûr vilipendé et caricaturé par les tenants des différents pouvoirs en place, idéal qui souhaitait l’avènement d’un système d’organisation socio-politique évitant ces pièges d’une gouvernance d’apparence démocratique, pièges qui, à nouveau, se referment sur nous.
Sans doute une cause première, parmi d’autres, à cette incapacité de mettre en place une forme équilibrée et résiliente d’autogestion sociétale, tient-elle toujours à la dérive toujours plus réductive issue d’un cartésianisme devenu réduc-tueur incapable d’offrir, plus d’un siècle après les analyses d’Elisée Reclus et de bien d’autres, une méthode d’analyse rigoureuse et réellement globale de la structure et de la dynamique-même des organisations complexes, ceci de leur niveau « moléculaire » au niveau sociétal.

« Certainement les oscillations des foules continuent de se produire, mais dans quelle mesure, c’est aux événements de nous le dire. Pour constater le progrès, il faudrait connaître de combien la proportion des hommes qui pensent et se tracent une ligne de conduite, sans se soucier des applaudissements ni des huées, s’est accrue pendant le cours de l’histoire. »

Ceci notamment du fait d’avoir conservé cette disjonction fondamentale entre matière et esprit. Dommage que son quasi contemporain Bento Spinoza, qui offrait au travers de sa vision de la « Nature » une conception largement plus intégrative de l’existence, de ses contraintes, mais aussi de ses opportunités, fut si longtemps ignoré, et même exclu de sa propre communauté d’origine, chassé, exécré et maudit pour l’éternité, « pendant son sommeil et pendant qu’il veille ».
(Re)découvrir Bento Spinoza au travers de ceux qui l’ont étudié et de la lecture de ces extraits d’Elisée Reclus pourrait constituer une opportunité d’échapper aux paradigmes sclérosés mais dominants et ouvrir enfin la voie à la conception d’un mode de gouvernance des communautés humaines et de leur planète qui soit à la hauteur des enjeux majeurs et urgentissimes auxquels elles sont aujourd’hui confrontées.

Qui était Elisée Reclus

Élisée Reclus ambitionnait d’être géographe en dehors des institutions étatiques, de s’adresser à tous grâce à une langue commune capable de défendre une vision libertaire du monde, de rendre visible à l’imagination la surface du globe et d’en suggérer la beauté par celle du style (7) . IL propose une géographie sociale de l’humanité dont la forme, un récit historique et anthropologique, est alors fort peu goûtée de géographes universitaires qui viennent tout juste de s’émanciper des historiens. 
Dans son ouvrage La Terre publié en 1868-1869, il décrit des phénomènes physiques, terrestres, météorologiques. Il aborde également le rôle de l’homme dans l’évolution de la nature. De 1875 à 1894, paraissent les dix-neuf volumes de La Nouvelle Géographie universelle : la terre et les hommes.
Cette encyclopédie, résultat d’un travail collectif de géographes et de de cartographes, permet de connaître l’avancement des connaissances sur la Terre avec une attention toute particulière portée à la dimension humaine.
Souvent évoqué comme un précurseur de l’« écologie ». Reclus n’a pas utilisé la définition d’« écologie » parce qu’elle caractérise alors la pensée du scientifique allemand Ernst Haeckel dont les positions explicitement antisocialistes s’opposent aux idées anarchistes, notamment Reclus et un des ses collaborateurs, Pierre Kropotkine. Exilé dès les premières années du Second Empire et après la Commune de Paris de 1871, banni pour sa participation au mouvement communaliste, il se réfugie notamment en Suisse, où il sera l’un des fondateurs du mouvement anarchiste international .

Pour Elisée Reclus, les savants ne sont pas rares à allier selon ses propres termes, la « sincérité que l’homme studieux doit à la science » et « l’amour que l’artiste doit à son œuvre » En 1864, il donnera par ailleurs à la Revue des Deux Mondes un article sur « La poésie et les poètes dans l’Amérique espagnole ».  Il publiera notamment son encyclopédique Nouvelle Géographie universelle qui lui assurera pendant 30 ans une rémunération régulière. 

Sa volonté d’écrire pour tous correspond à une vision du monde qui ne renonce pas à faire de la beauté une valeur fondamentale de l’existence humaine. D’où l’évidence, pour Reclus, de l’engagement politique et social : le styliste, le savant, l’anarchiste, le végétarien, le féministe et le naturiste sont les facettes d’une même  personnalité en lutte contre l’injustice des dominations qui enlaidissent le monde. (8)

Le Cercle Elisée Reclus
En s’inscrivant dans les traces d’Elisée Reclus, ce Cercle, collectif belge de citoyens soucieux de trouver des solutions à la crise socio-écologique, organise depuis 2023 un cycle de Rencontres dont le thème général est « L’humanité a-t-elle rompu avec la nature? ». dont des extraits sont accessibles (9).
L’objectif global de ces Rencontres est d’ « Apprendre, comprendre, agir » à partir des initiatives existantes et au travers de l’élaboration d’un récit et de scénarios réalistes, d’harmoniser une mise en œuvre systémique de ces initiatives en mobilisant les citoyen(ne)s de toutes générations vers la concrétisation d’un idéal souhaitable de société solidaire faisant la place belle à l’action collective.

(1) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66040w/f8.image
(2) L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique 1898 Des extraits plus complets sont également disponibles. Une version numérique intégrale de l’ouvrage a été produite par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi (Canada).
http://classiques.uqac.ca/classiques/reclus_elisee/evolution_revolution_anarchique/evolution_revolution_anarchie.pdf jeanmarie_tremblay@uqac.ca
(3) Lettre d’Élie et Élisée Reclus à A. Nefftzer, 6 janv. 1858

https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9cologies-et-environnements/id%C3%A9es-acteurs-et-pratiquespolitiques/%C3%A9lis%C3%A9e-reclus%C2%A0-une-philosophie-de-la-nature
(4) Correspondance. Tome 1 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83233v/f115.image#
(5) Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes, 1866. Une vision « thermodynamique » bien éclairée pour un scientifique géographe et précurseur de l’écologie toute : « Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. (…) Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. »
(6 ) Une préscience de la nature thermodynamique de tout système organisé , du cyclone à la socio-économie en
passant par les forêts https://www.youtube.com/watch?v=3wDLbwaOpck
(7) Isabelle Lefort et Philippe Pelletier, Grandeurs et mesures de l’écoumène (Paris, Economica/Anthropos, 2006) ;
Vincent Berdoulay, Des mots et des lieux : la dynamique du discours géographique (Paris, CNRS, 1988) ; Joël Cornuault, Élisée Reclus géographe et poète (Gardonne, Fédérop, 2014,.).
(8)  Christophe Brun https://laviedesidees.fr/Elisee-Reclus-ou-l-emouvance-du#nb3
(9) https://www.rencontres-elisee-reclus.org/

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