Alors que les tensions géopolitiques s’intensifient et que les grandes puissances mondiales réaffirment leurs visions messianiques, l’Union européenne se trouve à un tournant décisif de son histoire. La diatribe récente du vice-président américain J.D. Vance contre le modèle européen lors de la Conférence de Munich ne fait que confirmer une réalité préoccupante : face aux ambitions impériales des États-Unis, de la Russie et de la Chine, l’Europe ne peut plus se contenter d’une posture défensive ni se réduire à un simple acteur économique. Elle doit assumer pleinement son rôle sur la scène internationale et proposer une alternative crédible aux logiques de puissance qui structurent aujourd’hui l’ordre mondial. L’analyse de Pierre Calame l’exprime parfaitement, alors que nous vivons désormais dans un monde où les rapports de force semblent redevenir la norme. L’Europe ne doit ni céder à la logique de la guerre économique, ni renoncer à son identité. Elle doit au contraire affirmer sa propre « destinée manifeste » : non pas celle d’une domination impériale, mais celle d’un projet civilisationnel capable de proposer un avenir désirable au reste du monde.
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J’avais écrit cette tribune avant la rencontre de Munich de la semaine dernière. La diatribe du Vice-président américain Vance contre le modèle européen en a malheureusement confirmé la pertinence. Au-delà de la question brûlante de l’Ukraine, l’enjeu selon moi est que l’UE ne s’enferme pas dans une guerre économique, mais sache aussi et surtout incarner ce qu’elle a de meilleur : une vision porteuse d’avenir pour le monde. Après l’élection de Donald Trump, il est temps d’assumer la destinée manifeste de l’Europe.
En mai 2025, nous fêterons les 75 ans de la déclaration Schuman, coup d’envoi de la construction de ce qui allait devenir l’Union européenne. Cette construction, épopée portée au départ par un petit groupe de visionnaires, reflétait une ardente nécessité : « L’Europe n’a pas été faite. Nous avons eu la guerre » écrivait Robert Schuman dans sa déclaration.
La construction européenne est un processus unique au monde de dépassement pacifique et volontaire des égoïsmes et de passage de souverainetés solitaires à une souveraineté solidaire ; et c’est un modèle de gouvernance original. Bien plus que l’ONU, c’est la concrétisation d’une ambition dont la nécessité est plus que jamais évidente : créer un ordre international pacifique en réponse à des interdépendances planétaires devenues irréversibles.
C’est la seule invention géopolitique d’avenir du XXe siècle et l’antithèse de ce qu’incarne Donald Trump, le retour à la philosophie politique du XIXe siècle fondé sur les rapports de force entre États souverains. Raison pour laquelle Donald Trump et ses épigones sont si désireux de faire échouer l’Union européenne, insupportable démenti de leur propre vision du monde. Aujourd’hui, nous ne sommes donc pas simplement face à des concurrents économiques, mais aussi face à trois messianismes, ceux des USA, de la Russie et de la Chine. On ne peut se contenter d’y répondre avec des attitudes de boutiquier.
Le messianisme des États unis est résumé par le concept de destinée manifeste apparu au XIXe siècle, mélangeant expansionnisme territorial et prédestination que le président Woodrow Wilson proclamait : « Je crois que Dieu a présidé à la naissance de cette nation et que nous sommes choisis pour montrer la voie aux nations du monde dans leur marche sur les sentiers de la liberté. » Ce cocktail d’impérialisme sans scrupules et de visée apocalyptique est un bon reflet d’une Amérique tiraillée entre risque de déclin et montée en puissance des fondamentalistes protestants.
Le messianisme de la Russie postcommuniste est résumé par ce qu’écrivait au début du XVIe siècle le moine Philothée de Pskov au grand prince Basile III : « tous les empires appartenant à la religion chrétienne orthodoxe sont maintenant réunis dans votre empire : vous êtes le seul empereur des chrétiens du monde entier. Après vous, nous attendons l’Empire qui n’aura pas de fin… Deux Rome sont tombées, mais la troisième demeure et il n’y en aura pas de quatrième. ». On aurait tort de réduire l’agression de l’Ukraine par la Russie à de simples enjeux de sécurité. Ils ne suffiraient pas, pas plus que la répression policière, à expliquer que trois ans après le déclenchement de l’agression, la majorité de la société russe ne se soit pas dressée en masse contre le régime. Là aussi, l’apocalypse n’est pas loin.
Le messianisme chinois n’est pas en reste. Le Céleste Empire signifie littéralement « sous le ciel » (tian xia), idée selon laquelle la Chine exercerait un pouvoir sur le reste du monde, peuplé de « barbares ». Tout l’enjeu, depuis l’humiliation des guerres et des occupations du XIX siècle, a été de s’approprier les technologies de l’Occident au service de la revanche de la Chine éternelle. Que Xi Jiping joue cyniquement de la concurrence entre « valeurs occidentales » et « valeurs chinoises » pour éviter toute ouverture démocratique de la Chine est un fait, mais il le fait en jouant sur l’idée, populaire, que la Chine a sa propre destinée manifeste.
Pour l’Europe, une lecture trop purement matérielle des rapports avec les autres grands blocs serait trompeuse. Nous devons affirmer au contraire notre propre destinée manifeste. Quelle est-elle ? Une Europe de la norme, de la démocratie et des droits humains ? Non. Mais une Europe capable de penser l’universel. Que de fois, j’ai entendu mes amis chinois me dire : « nous comptons sur vous pour un nouveau Siècle des Lumières ». On se comprend mieux, souvent, grâce au regard de l’autre.
L’Europe a inventé la première modernité, dont l’efficacité opérationnelle a permis son expansion universelle. Cette efficacité était centrée sur la séparation, la spécialisation : entre théologie et science puis entre les disciplines scientifiques elles-mêmes ; entre acteurs publics et privés ; entre individus et société ; entre l’humanité et le reste de la biosphère réduit à des « ressources » à exploiter ; entre intérêts des États souverains ; entre raison et émotions. Trois siècles après, elle a provoqué une crise multiforme des relations, dont le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont les signes les plus visibles.
À nous Européens d’inventer la seconde modernité, centrée sur la gestion des relations de tous ordres. Nous avons commencé à le faire avec le dépassement de nos souverainetés nationales, qui tente la synthèse de l’unité et de la diversité. Amplifions nos efforts en repensant l’économie pour mettre en son cœur l’équilibre entre activités humaines et préservation de la biosphère, en mettant en avant les nouvelles formes de responsabilités mutuelles dans un monde interdépendant et en fondant sur ces bases le contrat social, en renouvelant le dialogue entre les peuples préempté aujourd’hui par les États. Oui, nous sommes l’antithèse de Donald Trump. Il ne sert à rien d’entrer dans son jeu pour nous faire pardonner ce que nous sommes. Nous n’y récolterions que du mépris.
Pierre Calame, Chroniqueur invité de UP’ Magazine
Président de CITEGO, Cités, territoires, gouvernance. Auteur de : Petit traité de gouvernance ; Petit traité d’oeconomie, Métamorphoses de la responsabilité et contrat social, Refaire de la construction européenne une épopée. Co-fondateur du Forum China Europa.