3. La transformation de la chaîne de valeur économique
Aspects et enjeux majeurs, bien sûr, mais à propos desquels je resterai volontairement plus superficiel. Ces BD, où les trouve-t-on ? Dans les entreprises ; dans les puissances publiques (Etats et collectivités diverses) ; dans les ONG ; dans les objets personnels ou collectifs connectés dont le Web et les réseaux sociaux !
Les données rassemblées en grand nombre ont elles une valeur ? En soi, non ! Ont-elles néanmoins une importance implicite, latente, qui puisse leur conférer une valeur ? La réponse est oui ! Leurs propriétés descriptive et prédictive peuvent se transformer en avantage concurrentiel pour des organisations, surtout pour les entreprises : elles prendront alors une valeur économique (6).
Comment mesurer la valeur économique des données ? Les économistes ont souvent avancé la proposition selon laquelle l’information constitue un « bien non rival ». Tu parles, Charles ! La tentation d’une démarche financière est trop forte qui conduit à déterminer une « valeur d’option » aux données, créant de fait un « marché de la connaissance » sur la base d’opérations de « formatisation » (donc de standardisation) hautement stratégiques pour la création des marchés de base (7) ! Hasardeux, ce « marché de la connaissance », bien sûr, d’autant qu’on ne sait pas trop bien comment les comptabiliser au bilan des entreprises, c’est-à-dire en faire des catégories d’actifs incorporels comme des marques, des talents, des stratégies,… ! Mais cela ne gêne ni les financiers ni les « marketeurs »… !
Les entreprises engagées dans le « service en BD », on peut les différencier en 3 types : 1/ celles qui collectent et/ou qui détiennent les données (et qui les gardent pour elles, ou qui les cèdent par licence), 2/ celles qui détiennent les compétences dans leur utilisation et leur maîtrise (cabinets conseils, fournisseurs de technologies, prestataires de solutions analytiques, 3/ celles qui ont uniquement des idées innovantes de création de valeur économique et qui suggèrent la formation idoine et opportune de grandes quantités de données comme précieuse « matière première ». En résumé : maîtrise des BD ; compétence dans leur manipulation ; idées de constitution de BD.
De nouveaux métiers sont logiquement appelés. La grande presse a repéré celui, très prisé, de « data scientist », c’est-à-dire de l’expert scientifique des données qui réunit des compétences transversales de statisticien, de programmeur de logiciels, d’infographiste… et de conteur. Il y a aussi l’« intermédiaire consultant » (je ne sais pas trop comment le nommer) qui fait office de manipulateur de flux d’informations sur longue période en conjuguant différentes banques de données versus le « data broker » qui, lui, est généralement un financier pressé (notons qu’il est susceptible de proposer des services groupés à des entreprises concurrentes qui pourraient, de ce fait, coopérer en amont). Enfin, certains observateurs (Cukier et Mayer Schönberger, notamment) pensent, et je les rejoins, qu’un métier d’ « algorithmiste » pourrait ou devrait être envisagé : à l’intérieur des organisations, dans un rôle de vérification des algorithmes, de leur utilisation à fin de prévention, de vigilance et de protection individuelles et collectives et, à l’extérieur des organisations, dans un rôle d’auditeur, en charge (publique ?) d’éthique, de contrôle, de transparence et d’impulsion de « bonnes pratiques ». Une mise en garde.
Que l’existence de ces nouveaux métiers vienne inconsciemment consacrer l’idée qu’on peut laisser baigner l’ensemble de ces activités et systèmes dans une logique globale d’autorégulation serait de la plus haute imprudence (pensons un instant aux milieux financiers qui ont amplement montré combien cette option était périlleuse) !
Enfin, en deçà même de ces métiers qui incarnent cette nouvelle chaîne de valeur économique, il y a le domaine des formations supérieures : au niveau Master, MBA ou formation continue ; dans les (grandes) écoles d’ingénieurs (Telecom-ParisTech, avec un mastère spécialisé, a lancé le mouvement) comme dans les (grandes) écoles de commerce ; dans les entreprises aussi, bien sûr : d’IBM à AXA en France ; en formats courts ou longs….
4. L’action et les acteurs, économiques avant tout
Quelle est la part de réalité, d’intox ou d’anticipation raisonnée qui est aujourd’hui mobilisée pour enclencher une dynamique d’entraînement économique ? Je ne sais pas bien faire écho à cette question. Mais on rapporte que le changement opéré dans les entreprises du fait de la prise en compte des BD dans leurs décisions aurait déjà des répercussions visibles sur les résultats financiers : hausse de productivité, donc source d’avantage concurrentiel. Parmi les indices utiles pour apprécier cette dynamique, il y a le courtage en BD, industrie qui prospère. Bref, on aura saisi l’essentiel si on comprend d’une part que la valeur économique va se déplacer inexorablement de « la technicité pure à la gestion de cette technicité et à la relation client », d’autre part que ce sont les grands acteurs qui sont à la manœuvre.
Avant tout, c’est le « technomarché » américain, comme je le nomme depuis 20 ans, qui prospère aujourd’hui à l’échelle planétaire autour des fameux GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), lesquels sont les « grands maîtres » des BD (mais aussi les courtiers en données du type Infos USA (8)) . En 15 ans, Google surtout (mais Amazon aussi) a réussi l’intégration verticale des trois types de service que je décrivais plus haut. Cette entreprise collecte les données ; elle les expertise, les utilise, les réutilise, les met à disposition de tiers : elle accumule donc des compétences ; enfin, elle donne à tous ses choix stratégiques une « couleur BD » (9). Si l’on prédit quelquefois pour Google un avenir totipotent de future première compagnie d’assurance ou de première compagnie automobile ou de première compagnie de distribution au monde ou encore d’entreprise majeure dans les cyberguerres, c’est en vertu de la valorisation présumée que lui confère cette matière première qu’est l’accumulation massive de données et la taille de ses bases de données dans sa maîtrise… de « la relation client ». Cette « relation client », cette « information-client » comme on l’appelle quelquefois, est centrale dans cette affaire : ainsi, quand Netflix capte le marché de la vidéo, c’est en proposant un service novateur qui sera guidé en permanence par « l’esprit BD » pour fidéliser le consommateur !
Le « technomarché » à foyer européen a des moyens et des stratégies plus limités. Mais les manœuvres ont commencé. A l’été 2014, en France, Atos a racheté Bull et, en Allemagne, l’éditeur de logiciels professionnels SAP, spécialiste du logiciel pour la comptabilité et la gestion de la « relation client », a accéléré l’intégration de ses offres (solutions cloud, mobiles et externes). Dans chacun des deux cas, c’était pour mieux se positionner sur les BD.
De leur côté, la Commission Européenne et « le secteur européen des données », s’engagent, à partir de 2015, à investir 2,5 milliards d’euros dans un partenariat public-privé (PPP) qui visera à renforcer « ce secteur et à placer l’Europe en tête de la course mondiale aux données », « la communauté européenne des mégadonnées », enfin, « aidera à poser les fondations de l’économie prospère de demain, qui reposera sur les données ».
En France en particulier, on tente de résister et de s’organiser de façon à échapper à un destin de « sous-traitants ». Une initiative publique, un plan « Big Data » – issu des travaux de la commission Lauvergeon « Innovation 2030 » – ambitionne la création « d’un écosystème français du BD » où les grands groupes et le monde du service, du type Capgemini, sont appelés à coopérer, dans une logique « d’innovation ouverte », avec les startups et le monde du logiciel, pour relever ces enjeux. François Bourdoncle, co-pilote de ce « plan BD », n’hésite pas à affirmer : « Le Big Data est une arme de guerre. C’est le levier avec lequel le capitalisme est en train de soulever le monde ».
En effet, comment les BD et les techniques et pratiques qui leur seront associées pourraient échapper, dans les décennies qui viennent, au pouvoir des entreprises non financières et financières, des pouvoirs publics, mais aussi des mafias organisées. La grande complexité qui caractérise leur récente émergence obscurcit d’emblée leur compréhension, leur accès et leur orientation, écartant probablement tous autres acteurs que ceux-là. Autrement dit, la possibilité de leur « mise en culture citoyenne » du fait de groupes associés apparaît improbable, d’autant que « les personnes physiques », avec leurs données personnelles, pourraient se voir embarquées dans des logiques de marchandisation individualisées fort peu civiles et civiques. De ce point de vue, on observera avec attention l’activité de « l’administrateur général des données », fonction créée par décret du premier Ministre en date du 16/09/2014 pour coordonner l’action des administrations en matière d’inventaires, de gouvernance, de production, de circulation et d’exploitation des données par les administrations.
5. Les conséquences sur « le libre arbitre », « le bien commun » et « le vivre-ensemble »
La montée en généralité des questions abordées dans cette contribution en termes de conséquences de l’émergence du « monde des BD » sur « le libre-arbitre », sur « le bien commun » et sur « le vivre-ensemble » n’est aisée qu’en apparence. Nous l’opérons ici, au moins en première analyse, autour de l’hypothèse que les BD consacrent le passage d’un monde où les causes demandent à être connues à un monde où les effets demandent à être vérifiés et contrôlés seulement (pour paraphraser Giorgio Agamben qui pense que ce changement est emblématique de la modernité). Sous forme d’une série de questions à la formulation provisoire auxquelles nous tentons de donner une cohérence.
« Libre arbitre » ? Ici, le réflexe est sans doute de songer aux conséquences de toute nature, y compris anthropologiques, de l’approfondissement d’une dynamique individuelle de « quantified self » étudiée urbi et orbi. Ce réflexe n’est pas dénué de sens. Pour autant, nous considérons que c’est à partir de la question centrale – la corrélation versus la cause – que les raisonnements devraient être ré-envisagés du point de vue des effets majeurs : est-ce avant tout la dynamique d’automatisation des choix (donc d’expulsion de la décision humaine du domaine des choix par voie technologique) qui sera favorisée ou davantage la « sérendipité », l’intuition, le « rebond » en multiples démarches exploratoires et ouvertes,… ?
Dans le premier cas, le principe de finalité ne se trouve-t-il pas mis à mal, interroge Antoinette Rouvroy ? Autre chose. Les décisions que nous prenons ont dans l’ensemble une apparence causale. Pourraient-elles être incriminées au plan de la responsabilité individuelle si nos univers mentaux peu à peu « colonisés » par des représentations faites de corrélations devaient les délégitimer ? Davantage encore : contrairement à ce que l’on pense assez souvent, la ré-identification d’un individu et de ses liens au sein d’immenses masses de données anonymisées « orientées » corrélation n’est pas hors de portée technique ; de sorte que tout individu pourrait se voir affublé d’un statut d’« auteur probable », plus précisément « d’auteur d’actes probables », avec, à la clé, un risque de pénalisation établie sur la base d’ intentions qualifiées de probables (on pense, bien entendu, au film-culte « Minority Report ») !
Problème pour les CNIL du monde entier, bien sûr ! Quant aux modes de vie, la « smartification de la vie quotidienne », pour parler comme Evgeny Morozov, permettra-t-elle encore une « réflexivité » de nos actes qui puisse échapper aux effets d’une alliance entre l’algorithme et le technocrate tapie dans les grandes organisations tant privées que publiques (10)? Enfin, qu’est-ce un « libre-arbitre » lorsqu’il est considéré du point de vue des seuls choix qui auront été préalablement exprimés par des données déjà existantes ?