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Tinder: un petit coup de pouce qui en dit long sur notre société

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L’application Tinder va fêter ses 3 ans en septembre prochain. Fondée par l’américain Sean Rad, l’actuel président, avec trois autres amis, cette application ne cesse de faire parler d’elle. Appli de rencontre géolocalisée, pionnière de la drague 2.0, Tinder est aujourd’hui un phénomène incontournable auprès des moins de trente ans, leur permettant, d’un coup de pouce,  de faire des rencontres pour discuter autour d’un simple café, ou pour la vie.
 
Plus d’un milliard de contacts créés grâce à son algorithme secret, utilisée en 24 langues, par des millions d’utilisateurs à travers le monde, le succès de Tinder tient à son extrême simplicité. On télécharge l’app sur son smartphone, on s’y inscrit par son compte Facebook, on définit le sexe des contacts recherchés, leur tranche d’âge et le champ géographique de recherche. En un clin d’œil, l’algorithme de Tinder explore les données disponibles sur le réseau social et propose une galerie de portraits. Photo grand format et valorisante du prétendant, son prénom, son âge. C’est tout. On peut en savoir un peu plus depuis quelques mois car Tinder affiche aussi les photos postées par le postulant sur Instagram. Une manière de mieux connaître ses centres d’intérêt.
 
Ludique et addictif
C’est à ce moment que le côté ludique et addictif de Tinder prend toute son ampleur : d’un coup de pouce (un « swipe »)  à gauche on élimine le prétendant (c’est tragiquement irréversible car on ne le reverra plus jamais). D’un swipe à droite on indique qu’il nous plaît. Si par le plus pur des hasards de l’algorithmie, le même prétendant a, de son côté,  swipé sur votre portrait à droite, c’est-à-dire qu’il a estimé que votre profil lui plaisait, alors bingo, c’est ce que Tinder appelle un « match ».  Les deux contacts assortis peuvent alors entrer en relation par chat, tâcher de mieux se connaître et pourquoi pas, engager une rencontre physique  « In Real Life ». C’est facile puisque la géolocalisation simplifie les choses.
 

“Swipe right” ou “swipe left” sont des expressions qui ont déjà rejoint le langage courant. Le sentiment jouissif et valorisant que ce geste procure a inspiré au réalisateur danois Rolf Glumsoe Nielsen cette vidéo :

 
Ce côté ludique et instantané de Tinder donne un coup de vieux aux sites classiques de rencontres avec leurs questionnaires interminables sur votre bio ou vos centres d’intérêt. Il donnerait aussi un grand coup de ringardise à la drague traditionnelle. Pour le site Quartz, la force de Tinder repose sur un aspect sociologique : « Pour les plus âgés de la génération Y, cultiver un profil digital était une nécessité sociale. Pour les plus jeunes, aujourd’hui, les swipes, les likes et les commentaires commencent à devenir des comportements de plus en plus naturels. Beaucoup plus, par exemple, que le flirt en face à face, jugé aujourd’hui démodé. Le romantisme passe aujourd’hui par un écran« .
Un romantisme qui s’apparente plus à une séance de shopping dans un grand magasin des profils. Plus besoin de s’apprêter et de sortir pour trouver l’âme sœur.  Quel effort ! il suffit de rester au fond de son canapé, en pyjama et chaussons, à feuilleter le catalogue des prétendants, trier et choisir le héros d’un soir, d’une heure ou plus, si affinité.
 
 
Alors certes, des grincheux pointent du doigt la vocation exclusivement éphémère et à intention sexuelle de cette application. C’est le cas du magazine américain Vanity Fair qui conclue une enquête sur  le sujet en affirmant que les utilisateurs de Tinder chercheraient avant tout des relations éphémères, des « bons coups » et que, en favorisant l’adultère, cette application « détruirait notre rapport au couple et à la séduction ». Cette polémique a provoqué un tollé dans les réseaux sociaux et Tinder a été obligé de répliquer le 11 août dernier sur Twitter en affirmant que son application était loin de cette vision perverse et restrictive, et que sa vocation était ni plus ni moins que « de changer le monde ».
 
 
Un phénomène culturel ?
Alors, Tinder est-il vraiment en train de changer le monde?  Est-ce comme le proclame le Time Magazine un véritable « phénomène culturel » et le symptôme d’une mutation profonde ?
 
La sociologue Nathalie Nadaud-Albertini, interrogée par Atlantico, rappelle que  « Les réseaux sociaux et les sites de rencontres ne sont pas plus responsables des évolutions du rapport à la séduction que les annonces matrimoniales du Chasseur Français l’étaient du changement des normes relatives au mariage. »  Voir dans les médias et les technologies d’information, dont les réseaux sociaux sont un avatar, la cause des phénomènes, nous ferait faire un déni de réalité en occultant les raisons qui ont mené aux grandes évolutions et notamment à celles des modèles de séduction.
 
Plusieurs facteurs entrent en jeu dans cette évolution.
D’abord l’individualisme contemporain qui conduit l’individu à être l’inventeur de sa propre vie. Nathalie Nadaud-Albertini explique : « Par rapport au modèle normatif qui a eu cours jusqu’aux années 60, et dans lequel les institutions assignaient à l’individu une place en fonction de son milieu d’origine, l’individu gagne en autonomie. Mais cette liberté a une contrepartie : il faut tout inventer soi-même, vie professionnelle comme personnelle, ce qui engendre une lourde responsabilité et parfois une souffrance importante. Les sites de rencontres servent alors de béquille à l’individu qui cherche à inventer sa vie affective en lui fournissant des occasions et un vecteur de rencontres. »
 
 
Un autre facteur joue un rôle considérable dans cette mutation ; c’est celui de l’évolution des femmes. La sociologue précise : « Certaines font de leur indépendance le maître mot de leur existence aussi bien sur le plan affectif que professionnel, de sorte qu’elles recherchent des relations agréables sans que ces dernières s’inscrivent dans une dynamique de cohabitation contraignante. Le recours aux sites de rencontres leur semble rationnel puisqu’on peut présélectionner les profils et indiquer clairement ce que soi-même on attend d’une relation. »
 
Un troisième facteur est à prendre selon elle en considération : l’allongement de la durée des études. « Si on compare à ce qui avait cours avant les années 60, la majeure partie de la population masculine et féminine fait des études plus longues. On diffère de fait l’âge du mariage. Et entre temps, on entretient des relations plus ou moins durables. Ces dernières sont associées à une plus grande liberté dans le rapport à la sexualité, ce qui fait que les hommes comme les femmes se sentent plus à l’aise avec l’idée de relations pour le plaisir. Il ne s’agit pas nécessairement de rencontres d’un soir, même si elles existent, mais de relations non contraignantes dans lesquelles on ne se projette pas sur le long terme. Cela n’exclut pas pour autant que, dans certains cas, ces relations débouchent finalement sur la fondation d’une famille. Mais au début, aucun des deux partenaires n’avaient fait de tels projets. Il s’agissait pour eux d’une relation agréable mais temporaire. »
 
La mutation du modèle du couple
Tinder est ainsi le révélateur d’une mutation profonde : celle du modèle classique du couple constitué par la fusion de deux individualités, mues par un idéal d’amour romantique et monogame. Ce couple formant alors une seule entité, un seul projet de vie qui prend la forme du mariage et de la construction dans la durée d’un projet familial. Pour Nathalie Nadaud-Albertini, «Même si ce modèle demeure à la fois un idéal et la norme à partir de laquelle s’effectue la socialisation, il semble moins évident que pour les générations passées.
Par conséquent, la norme de l’amour fusion se modifie pour s’ouvrir sur un modèle respectant davantage l’identité de chacun, son autonomie. Cet autre modèle permet de conjuguer à la fois trajectoire personnelle autonome et trajectoire commune. Il intègre l’idée d’un accord que l’on se donne, comme une sorte de contrat résultant d’ajustements successifs. Dans ce cadre, pour certains couples, le polyamour est tout à fait acceptable. »
 
 
Ainsi Tinder traduirait une nouvelle norme d’ouverture sur les autres, une autre voie faite de choix et d’ajustements constant. Le modèle de Tinder est celui où plusieurs personnes se rencontrent simultanément et peuvent, au fil des affinités, choisir de nouer des liens, d’apprendre à ajuster les types de relations possibles. Ce modèle correspond à une réalité puisque non seulement l’application rencontre un public de plus en plus vaste mais qu’elle fait des émules dans d’autres domaines.
En effet, le vénérable magazine Forbes a annoncé le 6 août dernier une alliance avec Tinder pour « faire matcher » les professionnels.  L’application « Forbes Under 30 » est pour l’instant limitée à 2000 membres triés sur le volet, mais l’ambition est clairement exprimée : « Notre application est un outil que nous avons développé afin de mieux connecter, responsabiliser et mobiliser cette communauté pour aider à changer le monde», explique Salah Zalamito, responsable des produits mobiles chez Forbes. Et Sean Rad, le Président de Tinder de renchérir : «Tinder connecte des dizaines de millions de gens chaque jour et il est passionnant de voir notre technologie utilisée pour un réseau d’affaires». Relation d’affaires, une autre forme du couple ?
 
Un rapport symptomatique au temps
Le speed dating dont Tinder est une expression, est un phénomène dont l’ampleur ne cesse de progresser. Il traduit définitivement notre rapport au temps.
 
En effet, l’individu d’aujourd’hui n’est plus l’homme de Pascal, misérable ou sublime, celui qui se situait entre-deux, entre deux espaces infinis : le passé et le futur. L’homme contemporain n’est plus entre-deux ; il se réfugie, dans un mouvement de repli fœtal, sur l’instant, le moment présent, certainement pour se protéger de la peur de l’incertitude du futur et de son éternité. Il se replie sur son infiniment petit pour échapper à l’infiniment grand qui l’angoisse.
 
La valorisation de cet instant est extraordinairement contemporaine. Elle rejoint non seulement les préoccupations mais les modes de vie de la plupart de nos congénères actuels : vivre sa vie dans l’instant, moments après moments, prendre le monde dans sa succession d’événements, d’instants heureux ou dramatiques, dévorer le temps par tranches d’instants, le plus rapidement possible, le plus pleinement possible. Aujourd’hui, nous bondissons d’un espace à un autre, d’un événement à un autre, d’un être à l’autre. Surfant sur les réseaux, zappant le réel d’une pression de doigt, notre temps progressivement se morcelle et se rétracte en une suite discontinue d’instants, de « temps réels ».
 
Poursuivre le temps réel, c’est réduire à zéro les délais d’attente. Pour des raisons aussi bien techniques qu’économiques, les fonctionnalités de communication, d’intelligence et maintenant de relation avec les autres sont de plus en plus accessibles en « temps réel ». Elles résument le temps nécessaire à les mettre en œuvre à un pseudo-temps extrêmement performant mais artificiel. Le temps irréversible d’un « swipe » à gauche ou à droite. Ainsi, le temps réel court-circuite le temps naturel des échanges, il percute une réalité cosmologique et humaine. En effet, les réseaux humains se sont toujours construits sur le temps des hommes ; un temps circadien, biologique, un temps de réponse, d’attente, de cris, de soupirs et de battements de cœur. Un temps des saisons, des distances, des voyages et des repos. Le temps réel, aujourd’hui, est toujours en veille. C’est un temps inflexible, mathématique, cadencé au rythme des processeurs, à plusieurs centaines de millions de cycles par seconde. Le temps réel ne bat pas à notre rythme ; il nous a mis hors du temps. Avec le temps immédiat, instantané, nous avons atteint la limite du temps, ce qui a pour conséquence, on le voit avec Tinder et ses émules, la refondation de notre rapport au monde, du rapport à notre milieu et de notre rapport aux autres.
 
Ugo Yaché
 
© Illustration Zohar Lazar – RollingStone
 

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