Cela fait maintenant dix ans que la revue « Temps marranes » existe. Dix ans pendant lesquels les auteurs, Paule Perez et Claude Corman, ont tenté d’éclaircir sous différents angles l’originalité et la valeur d’un concept, la marranité, si profondément instable et modeste qu’il pourrait être nommé un quasi-concept, à l’instar de ces espèces virales en mutation permanente que l’on appelle en biologie les quasi-espèces. Les identités que les auteurs ont diversement appelées hybrides, en archipel, les identités croisées, ou encore les identités diasporiques, tout cela a peuplé en toute laïcité l’imaginaire contemporain de la philosophie politique.
En hommage à leur travail de réflexion et d’analyse, UP’ est heureux de vous proposer l’un des textes de leur dernier opus, le numéro 27.
On se souvient de l’imprécation proférée en 1936 en Espagne par un général franquiste qui vouait ses concitoyens républicains aux enfers :”Viva la muerte”, slogan funeste d’un totalitarisme, appel univoque à la destruction de toute différence, de tout écart, de la démocratie. D’autant qu’il fut répété et amplifié quelques semaines plus tard dans l’invective insultante au poète Miguel de Unamuno, certes conservateur très catholique, mais surtout penseur et érudit : “A mort l’Intelligence”.
“Viva la muerte”, “A mort l’Intelligence”, comment dans une secousse ne pas y entendre l’écho tonitruant des “Allah akbar”, aux images sanglantes des attentats de 2015, son synonyme et son équivalent logique.
En d’autres temps, années 60 Wladimir Jankélévitch, balançant par-dessus les moulins la supposée sagesse doctorale, à la pensée du silence des disparus de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah, hurlait dans son amphithéâtre à la Sorbonne : “Plus jamais ça”. Ca, l’arbitraire, le fanatisme, l’horreur, l’appel au meurtre de l’autre parce qu’il est autre. Cinquante ans plus tard sa stridence résonne comme l’appel à respecter la vie parce qu’elle est la vie…
Certains s’engagent dans une grande ambition, projettent de changer le monde, sauver des espèces, innover.
« La conscience utopique veut voir très loin, mais en fin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer l’obscurité toute proche du vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est un mouvement tout en étant encore caché à soi-même.» écrit Ernst Bloch dans son œuvre magistrale sur l’Utopie qu’il considère comme un facteur puissant. A l’utopie, Ernst Bloch accrochait comme son nécessaire vecteur “Le principe espérance”.
Aucune de nos aspirations qui nous lient à l’instinct de vie ne sauraient se manifester sans cette perception subtile qui nous soutient presqu’à notre insu, faisant que nous nous tenons chaque jour pour que le matin advienne et renouvelle en chacun notre potentiel d’agir, de sentir, penser, créer, rêver, notre vouloir être, le conatus de Spinoza, l’instinct de vie ou l’Eros de Freud, l’élan vital chez Bergson, le désir chez tant d’autres…Nul besoin de religieux qui est le choix de chacun, nous parlons et en appelons à une espérance toute laïque.
Ceux qui sont sortis d’un coma ont ce savoir inscrit en eux. De même les peuples de tant de pays qui ont survécu à des tragédies d’anéantissement. Et parmi eux souvent d’autres encore souhaitent plus simplement avoir une vie paisible. Naïve ou calculée, ambitieuse ou modeste, à chacun son utopie.
Face aux “Viva la muerte” de tous ordres, nous sommes convaincus que ce principe espérance nous est inaliénable. Pour Bloch, « je suis, nous sommes. Il n’en faut pas davantage. A nous de commencer. C’est entre nos mains qu’est la vie ».
Et certains se souviennent aussi de ce grand maître talmudiste qui, après les pogroms les plus incendiaires et meurtriers, affichait à l’entrée de sa maison d’étude : “Interdit aux désespérés”.
Paule Pérez est Philosophe, Psychanalyste, Editrice Temps Marranes
Illustration de Claude Corman : Triptyque de Unamuno – 2015 – Huile sur toile 3* 80 x 86 cm
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