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Le Pen - Macron

Abstention différentielle, faits alternatifs, trumpisme : la campagne n’est pas un long fleuve tranquille

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A quelques jours du scrutin décisif, les événements semblent s’emballer et l’incertitude gagner. Arrivé en tête au deuxième tour, Emmanuel Macron peut prétendre l’emporter sur Marine Le Pen. Mais cette hypothèse rationnelle au vu des chiffres et des vagues de ralliement pourrait être contrariée par des phénomènes d’une ampleur inédite dans une campagne électorale française. Rien n’est joué et des surprises bonnes ou mauvaises selon le camp duquel on les observe peuvent avoir lieu. L’abstention dite « différentielle » pourrait chambouler les pronostics, l’émergence d’une rhétorique, d’une manipulation des faits et de post-vérité que l’on croyait réservées au farwest américain s’introduit en France. Décidément, cette campagne électorale 2017 n’est pas un long fleuve tranquille.
 
Le spectre de l’abstention hante le deuxième tour des élections présidentielles. Il inquiète les partisans d’Emmanuel Macron car ils savent qu’une abstention forte favoriserait le Front national. Il les inquiète d’autant plus que le fameux front républicain qui avait été érigé en 2002 semble aujourd’hui bien délité. Il les inquiète aussi car le fameux plafond de verre qui empêcherait Marine Le Pen d’accéder au pouvoir semble de plus en plus ressembler à un plafond de cellophane. Pourtant les différents sondages continuent de donner imperturbablement Macron vainqueur de son duel, avec une avance relativement confortable. Cet optimisme d’affichage est ébranlé depuis qu’un chercheur du CNRS et du CEVIPOF, Serge Galam, a calculé ce qu’il appelle une « abstention différentielle ». L’universitaire qui, grâce à sa méthode, avait prédit dès l’été 2016 la victoire de Donald Trump et anticipé le vote du Brexit, explique dans une chronique publiée par The Conversation les détails de ses calculs.

Abstention différentielle

Le phénomène que décrit Galam ne peut pas vraiment être mesuré à l’avance car il modifiera, seulement au moment du vote, le calibrage des résultats escomptés. Selon le chercheur, il existe une possibilité qu’avec par exemple 41 % des intentions de vote pour Marine Le Pen la veille du scrutin, les résultats affichent pour elle une victoire à 50,3 % des voix exprimées. On criera au scandale des sondages et à leurs erreurs impardonnables. En fait, il ne s’agit pas d’une erreur mais du rôle discriminé que va jouer l’abstention.
Une des caractéristiques certaines du scrutin du deuxième tour est qu’un nombre important d’électeurs qui n’ont aucune prédilection pour Emmanuel Macron voteront contre Marine Le Pen. Un choix à contrecœur dont Serge Galam prédit qu’un grand nombre d’électeurs s’exonèreront en « profitant de la moindre bonne excuse pour, au dernier moment, ne pas y aller ». Il fait beau aujourd’hui, partons profiter du week-end du 8 mai, cette campagne qui dure depuis des mois commence à nous fatiguer, de toute façon Le Pen ne passera pas, etc… Autant de bonnes ou mauvaises raisons pour, finalement, ne pas se déplacer au bureau de vote.  L’hypothèse qu’il y aura plus d’abstentions chez les anti-Le Pen que chez les lepénistes parait crédible. Et c’est là que se joue le différentiel d’abstention. En effet, le taux d’abstention chez les électeurs qui ne votent pas naturellement Le Pen sera plus élevé que chez ceux qui votent Le Pen par conviction. C’est à partir d’un certain seuil critique d’abstentions chez les électeurs de son challenger que se joue l’élection de Marine Le Pen. C’est ainsi que si l’on enregistre une participation inférieure à 65.17 % dans le corps électoral du challenger de Le Pen, cette dernière est finalement élue avec 50.07 % des voix exprimées quand bien même les sondages l’auraient créditée de 40 % des votes. Tout se jouera le dernier jour.

Place aux pulsions

L’autre phénomène qui ajoute à l’incertitude de ces élections du 7 mai prochain se trame dans l’importance des dimensions émotionnelles au détriment des arguments rationnels que l’on observe, plus que jamais, dans cette campagne. Pankaj Mishra, l’un des co-auteurs du livre L’Âge de la régression dont nous avons déjà parlé dans nos colonnes, évoque l’émergence d’ « une énorme énergie refoulée » qui bouscule les barrières éthiques et les catégories habituelles de pensée.  Un « nouvel irrationalisme » politique apparaît avec son cortège de fake news, de faits alternatifs, de rumeurs infondées, d’affirmations mensongères… La rhétorique abuse des images, des « coups », des post-vérités assénées avec brutalité, toute honte bue. Face à ce phénomène, le postulat né du siècle des Lumières qui voudrait que les individus soient des acteurs rationnels est sévèrement battu en brèche. L’heure est au « ressentiment » et aux opinions forgées à la source des émotions. Le raisonnement rationnel ne tient plus ; place aux pulsions.
 
Ce phénomène est amplifié par les personnalités radicalement antagonistes des deux candidats restés en lice. D’un côté, un homme qui croit au raisonnement rationnel pour s’imposer, de l’autre une femme qui ne rechigne pas à emprunter aux nouveaux ressorts de la trumpisation et laisse médusés ses interlocuteurs devant le culot de ses affirmations à l’emporte-pièce. Comment s’étonner alors d’une campagne qui a atteint des points culminants dans la manipulation des faits, dans les rumeurs et la brutalité des faits alternatifs ? « Une campagne à bobards toutes » titrait récemment Libération.
Dans l’ère de la post-vérité, le mensonge, tenu pour une simple et acceptable figure de rhétorique, serait même admis comme une manière habile et efficace de communiquer. Raconter un beau bobard équivaudrait à employer une jolie métaphore, pour bien faire passer son message. Qu’importe la vérité.
 
L’universitaire Charles Hadji souligne que le discours politique qui se complaît dans la post-vérité joue sur les émotions et les passions. Or, dit-il, celles-ci sont bien le premier moteur de la vie politique. « Le discours raisonnable n’a guère de puissance propre pour mobiliser les citoyens. Pour faire vivre la démocratie, il faut mobiliser les passions. Car une part de rêve est nécessaire au « peuple » pour qu’il s’approprie un projet, et le rende vivant. Certes, le rêve nous installe dans la fiction. Mais Raffaele Simone a montré, dans son ouvrage ‘Si la démocratie fait faillite’, que les citoyens vivant en démocratie ont besoin de tenir pour vraies certaines fictions, s’inscrivant dans une mythologie, laquelle constitue l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. »
 
Ainsi, les fables seraient plus appréciées que les faits. Le mensonge aurait plus d’efficacité que la dure et austère vérité. Dès lors, pourquoi tenir rigueur aux auteurs de mensonges ou de propos outranciers ? Non seulement on considère leurs excès comme faisant partie du débat politique « normal », mais, en plus, on croit leurs mensonges. Et non seulement on y croit, mais aussi on les propage. Les réseaux sociaux sont devenus une caisse de résonnance de la post-vérité. Ceux qui relaient une fausse information, un mensonge ou une calomnie ne le font pas nécessairement par pure conviction mais pour signaler leur position. La contre-vérité diffusée sur les réseaux sociaux importe peu, ce qui importe c’est le signal social, les opinions sous-entendues qui sont véhiculées. C’est ainsi que se propagent les sombres rumeurs, les théories du complot, les calomnies les plus viles.
 
Ainsi se façonne la politique moderne :  la bataille d’arguments est privilégiée par rapport à l’établissement d’une plus grande vérité sur une question donnée. Rien d’étonnant alors à ce que l’on assiste à des confrontations sans assises factuelles, à l’émission de messages trompeurs, tronqués, faussés. Peu importe. Ce qui compte désormais, puisque la vérité est relative, c’est d’asséner la sienne. Il n’y a aucun mal à cela, aucune infraction à l’« honnêteté » ou la droiture. Toutes les méthodes deviennent acceptables pour gagner un combat et surtout une élection. Mettre en doute la réalité du réchauffement climatique contre l’avis de milliers de scientifiques du monde entier ne pose aucun problème. Cela n’empêche nullement Donald Trump de gagner les élections. Affirmer comme l’a fait Marine Le Pen sur TF1 lundi dernier que les chiffres de l’Insee mentent, égrener des statistiques trompeuses sur l’immigration, prétendre que les attentats terroristes n’auraient pu avoir lieu si elle était au pouvoir, toute une série d’assertions, déroulées comme un rouleau compresseur, sans que la plus simple indignation ne puisse s’y opposer. Une stratégie bien huilée pour qui sait que la vérité est devenue superflue pour battre ses rivaux.
 
Les deux phénomènes conjugués – abstention différentielle et trumpisation du discours politique – font de cette campagne une concentration de forces incontrôlées, incontrôlables, imprévisibles. Des forces qui emboutissent des masses d’opinions malléables avec des effets que l’on ne peut plus anticiper.  
 
 

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