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L’étrange familiarité de cette pandémie

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« L’aspect le plus frappant de cette pandémie est la sensation d’étrange familiarité qu’elle procure ». Dès les premières lignes de son livre, Sonia Shah donne le ton. Journaliste scientifique de renom, Sonia Shah nous livre son dernier opus, Pandémie, tout juste publié en français chez écosociété. Partie sur les traces des virus et des superbactéries résistantes aux antibiotiques, l’auteur raconte l’histoire des épidémies à travers le prisme de l’action humaine. Avec l’éclosion de plus de 300 maladies infectieuses que l’on ne connaissait pas avant ces dernières décennies, la pandémie s’est inévitablement installée dans notre paysage. Les déséquilibres écologiques produits par des siècles de développement industriel impactent brutalement, on le sait désormais, la santé humaine. Les épidémiologistes s’accordaient tous à prévoir l’émergence d’une pandémie grave et durable. Nous y sommes. Comment la comprendre, d’où vient-elle, comment la combattre ? Comme dans un roman policier, Sonia Shah part enquêter à travers le monde sur la trace des épidémies. Une enquête salutaire qui nous sort de l’immédiat quotidien pour nous situer dans le temps plus long de l’histoire. Une histoire où l’avenir des pandémies, tout comme leur passé, est mêlé au nôtre. 

BONNES FEUILLES

Sonia Shah

« Selon les taxonomistes, le SRAS-CoV-2 est non seulement de la même famille de virus que son homologue pathogène responsable de la pandémie du SRAS-CoV-2, mais aussi de la même espèce. Le précédent virus du SRAS est apparu dans les chauves-souris par l’intermédiaire des civettes grâce aux opportunités bien particulières offertes par l’expansion rapide de l’économie chinoise. Cette expansion a augmenté la probabilité de nouveaux contacts étroits entre les humains, les chauves-souris et d’autres animaux sauvages dans les marchés humides. La première pandémie de SRAS a éclaté en 2003. Le rapport déséquilibré entre la contagiosité et la mortalité causée par l’infection l’a conduite à s’éteindre après avoir tué près de 800 des quelque 8 000 personnes infectées.

L’usine à produire des virus qui a conduit à la première épidémie de SRAS n’a cependant jamais été fermée. Ce n’était qu’une question de temps avant que n’apparaisse un autre virus présentant une combinaison potentiellement plus durable d’attributs. Et en effet, le frère cadet, un peu plus contagieux et un peu moins mortel, parviendra à surpasser son aîné sur plusieurs ordres de grandeur.

Il a surgi dans un bourgeonnement de cas de pneumonies graves à Wuhan, en Chine, en décembre. Au début, les autorités locales ont refusé de croire que ces infections sortaient de l’ordinaire, censurant ceux qui osaient suggérer le contraire, tout comme l’avaient fait d’autres responsables gouvernementaux, confrontés à de nouvelles épidémies dans le passé. À la mi-janvier, alors que des cas étaient déjà apparus aux États-Unis, en Corée du Sud, au Japon et en Thaïlande, la Ville de Wuhan a organisé un banquet pour le Nouvel An chinois. Quarante mille familles se sont réunies pour partager un repas de fête – ainsi que les vibrions qui s’échappaient de leurs mains et s’envolaient à chacun de leurs souffles. Quelques jours plus tard, lorsque les autorités ont fermé la ville, cinq millions d’habitants étaient déjà repartis, avec le coronavirus logé dans leur gorge et descendant inexorablement jusqu’à leurs poumons. Ils l’ont partagé avec leurs collègues, des invités à une noce et des passagers de bateaux de croisière. Ainsi, le virus a balayé la planète silencieusement et efficacement, avant que quiconque ne le remarque, tout comme les navires à vapeur du XIXe siècle avaient fait traverser l’Atlantique au choléra et que les chalands l’avaient fait pénétrer profondément en Amérique du Nord. Les États ont fermé leurs frontières et leurs ports dans son sillage, avec un retard presque comique, tout comme l’avaient fait les fonctionnaires de Wuhan.

Les sociétés du monde entier se sont réveillées tardivement, comme si elles émergeaient d’un songe pour passer au cauchemar de la pandémie. Atterrés par l’ampleur de la menace et la mobilisation de masse qu’exigeaient les mesures de santé publique pour l’endiguer, les dirigeants du monde entier se sont rabattus sur des métaphores éculées. La France était « en guerre » contre l’infection, déclarait son président ; la Chine mènerait une « guerre populaire », affirmait son président ; Donald Trump, lui, serait un « président de guerre ».

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Mais une véritable guerre nécessiterait l’invasion d’un étranger qui pourrait céder devant l’usage de la force – un étranger qu’on pourrait pointer du doigt, repousser et détruire. Une guerre oppose un adversaire à un autre. En revanche, le virus, déjà largement répandu, était aussi bien intégré dans les corps et les sociétés qu’un fil de coton dans un tissu. Il « n’ourdira pas de stratégie », comme l’a fait remarquer un chroniqueur. Il était « incapable de malveillance ou de peur ». La question de savoir qui ou quoi pourrait jouer le rôle de l’ennemi était sujette à interprétation ou à fabrication pure et simple. Certains ont adopté une approche microscopique, ciblant jusqu’à la moindre particule virale pour l’annihiler chimiquement. Ils essuyaient leurs boîtes de céréales avec de l’eau de Javel et portaient des vêtements de plongée étanches jusqu’à l’épicerie.

En Jamaïque, l’ennemi était un passager d’autobus qui avait eu la mauvaise idée d’éternuer et que les autres passagers ont empoigné, battu et jeté sur la route. En Australie, c’était un homme qui avait subi un arrêt cardiaque dans la rue devant un restaurant chinois. Persuadée d’avoir entrevu l’ennemi microbien invisible qui se trouvait en lui, la foule autour l’a regardé mourir plutôt que de pratiquer la réanimation cardio-respiratoire qui lui aurait sauvé la vie. Dans tout l’Occident, des foules convaincues que les signaux électromagnétiques propageaient le virus ont vandalisé des tours de téléphonie cellulaire.

Pendant les pandémies de choléra du XIXe siècle, des médecins étaient lapidés dans les rues et des hôpitaux de quarantaine incendiés par des foules en colère. Pendant la pandémie de COVID-19, des médecins du nord de l’État de New York se sont fait cracher dessus. Des soignantes s’apprêtant à rentrer chez elles après leur quart de soir ont découvert que les pneus de leur voiture avaient été crevés. À Indore, en Inde, un travailleur de la santé en blouse bleu clair qui marchait dans une ruelle étroite a été attaqué et poursuivi par une foule en colère. À la Maison-Blanche, un président frustré et débordé accusait l’OMS.

Pendant que l’on montrait du doigt les Chinois, les animaux sauvages, un laboratoire quelque part, des ennemis politiques ou de vagues autorités internationales, le virus se répandait tranquillement, sans fléchir.

* * *

L’angoisse et le désespoir sont à leur zénith. Le bilan des vies perdues à cause du coronavirus s’alourdit inexorablement, de même que celui des pertes matérielles. Le monde différent et ardemment désiré qui nous attend de l’autre côté de la pandémie demeure flou et sombre, ses contours à peine visibles à travers un écran de terreur et d’espoir.

La question demeure ouverte de savoir s’il surviendra bel et bien.

Dans le passé, des agents pathogènes ont déchiré nos sociétés en exploitant nos politiques et nos modes de vie, de déplacement et de relations sociales aussi efficacement et mortellement que le nouveau coronavirus le fait aujourd’hui, et parfois même davantage. Mais même s’ils ont laissé des traces profondes et des cicatrices sur nos corps et nos sociétés, nous n’avons pas changé nos modes de vie pour les exclure, même lorsque nous le pouvions. Au contraire, peu de temps après que le gros de la contagion s’est enfin dissipé, nous avons repris la même routine qu’auparavant. À l’époque, comme aujourd’hui, nous imaginions les pandémies comme des perturbations aussi inattendues que des éclairs par beau temps. Nous les voyions comme des actes d’agression étrangère. Nous n’avons pas examiné notre complicité dans leur propagation. Nous ne leur avons pas fait de place dans notre mémoire historique et, en dépouillant les pandémies de leur caractère social, nous les avons privées d’histoire. Nous sommes devenus leurs alliés involontaires et elles sont revenues, encore et encore. Mais ce n’est pas inévitable qu’il en soit toujours ainsi. »

Sonia Shah, auteur de Pandémie, Edition Ecosociété, 22 octobre 2020

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