Nous vivons une transition entre deux mondes et pour la traverser les rivages s’éloignent. Cela fait des années que nous attirons l’attention sur la mutation de civilisation que nous vivons. Les contours ont été précisés dans plusieurs essais dont Entrer dans un monde de coopération. Une néo-RenaiSens. Nous quittons un monde (la modernité, basée sur le progrès) qui résiste en accélérant et en accroissant son modèle : plus de croissance, plus de progrès, plus de technologie et plus d’énergie pour le créer. Alors face à ce modèle qui a perdu la raison et met en danger les différentes espèces de la planète et laisse préfigurer un effondrement de la nôtre, un autre paradigme tente d’émerger, la RenaiSens. Cette résilience spécifique de l’être humain, qui pourrait réussir sa mue, s’il endigue sa tendance à s’autodétruire.
Ce qui accélère les déséquilibres dans lesquels notre monde est plongé : prélèvement excessif de ressources, pollution accrue, biodiversité en chute libre, ubris économique, démographie galopante, dirigeants politiques conservateurs, migrants en augmentation fragilisant l’Europe, etc, etc.
Autodestruction qui rappelle l’apoptose (suicide des cellules lorsqu’elles ne reçoivent plus le message de leur utilité). A force de vouloir dominer la nature et de nous en être coupés, peut-être découvrons-nous que nous ne sommes plus utiles ? Ne parvenant pas à nous autoréguler avec sagesse et lucidité, nous mettons en scène notre fin prochaine. D’où cet imaginaire récurrent de fin du monde et d’apocalypse. Nous nourrissons notre imaginaire de l’information d’autodestruction pour que les uns ou les autres la concrétisent, par le terrorisme, l’arme nucléaire ou bactériologique. Nous ne manquons pas d’imagination au service de la mort.
Comme le dit Michel Serre s[1], pour la première fois de l’humanité, au XXeme siècle, la mort provoquée par les êtres humains a fauché plus d’individus que celle causée par la nature.
Evoquer la transition c’est comprendre que nous sommes en chemin vers la mutation de notre civilisation. Ainsi, aujourd’hui nous vivons l’entre-deux, la période qui se situe entre ces deux paradigmes, l’un déclinant (modernité), l’autre émergeant (la RenaiSens). Et cet entre-deux se nomme en sociologie, la postmodernité.
Nous descendons de plus en plus bas dans le creuset de l’entre-deux. Et avec la descente, la perte des repères, les retours en arrière, les replis, les conservatismes de tout bord et individuellement les burn-out, comme autant de manifestations de ce sentiment d’être perdu et coupé en deux, clivé entre deux tendances qui s’éloignent chaque année un peu plus.
Ainsi, d’un côté celles et ceux privés de sens dans les entreprises, écartelés entre leurs valeurs et les exigences de performance (modèle « orange » de la Spirale Dynamique), de l’autre, ils supportent un certain temps paradoxes et contradictions, puis, souvent à la suite d’un burn-out, quittent l’entreprise. Ils passent pour beaucoup dans le mode « vert » (de la Spirale dynamique) pour retrouver du sens, renouer avec la nature, communier avec des personnes partageant leurs valeurs, vivre à un rythme raisonnable et plus cohérent avec notre biologie. Ils sont tentés par la vie néorurale, l’écohabitat, l’habitat partagé, le « co ». Ils apprécient une vie ralentie, privilégiant leur ressenti, leurs émotions, leurs états-intérieurs. Toutefois, ils se coupent du reste du monde et parfois même le rejettent. Il y a souvent une confusion entre idéal (de coopération notamment) et la réalité des relations humaines, complexes. Il y a souvent aussi un manque de pragmatisme lié aux valeurs, rêvant de survivialisme et d’autonomie minimale, les recherches de modèles économiques alternatifs sont louables mais parfois décoréllés des contraintes matérielles. Et surtout c’est le « combat » de David contre Goliath en termes de moyens et de compétences.
La Spirale dynamique, issue des travaux du Professeur Clare W. Graves, et repris par Don Beck et Christopher Cowan
Et pendant ce temps-là, d’autres construisent le futur sur des bases technophiles (mode « jaune » de la postale dynamique) à la vitesse accrue puisqu’elle se cale sur les machines qui sont sans cesse optimisées pour partager des flux d’informations plus rapidement, ou agir instantanément, à la vitesse des connexions. Ceux-ci ont la conscience des enjeux de notre planète et de notre futur et le déclinent en mode technophile, plateforme de coopération en ligne, partages virtuels, maîtrise des moyens des applications et modalités qu’offrent Internet. Ils sont souvent le savoir-faire de la gestion de projet et les compétences acquises dans les organisations, car la majorité sont toujours « dans » le système tandis que la majorité des « verts » en est sortie. Les « jaunes » ont une vision assez systémique, et souvent intellectuelle, proche des « orange » dans leur efficacité et assez détachés de la qualité de relation et de la profondeur des échanges. Les notions de la coopération sont comprises mais « conceptuellement » l’aspect humain et les subtilités de la relation ne sont pas toujours « incarnés ». Ils ont comme ressource l’optimisation des compétences et des processus de travail qui manquent cruellement aux « verts ».
Enfin, la majorité d’entre nous vit dans un monde « orange » privilégiant la compétition, l’individualisme, la performance financière, la consommation narcissique. Valeurs et principes qui imposent, notamment dans les entreprises, un comportement « corporate » et un politiquement correct qui ne s’accommodent pas des idées de la transition, ni des comportements associés. Seuls les outils et les méthodes d’Intelligence Collective sont utilisés et parfois détournés de leur intention première pour optimiser les performances, idem pour quelques-uns avec les notions d’entreprise libérée.
Méthodes et outils ne s’utilisent pas de la même manière selon le niveau de conscience des acteurs.
Ainsi, la majorité des acteurs qui agissent sur le présent pour élaborer notre futur commun nourrissent-ils deux versants en opposition croissante de valeurs, de modalités de fonctionnement, de rythmes biologiques, de représentation du monde, d’imaginaire.
Les uns rêvent de la Belle Verte, les autres de Star Wars. Nous sommes dans l’époque du « Seigneur des Anneaux » et d »’Harry Potter » ; nous avons besoin de mélanger les genres pour nous réinventer.
Chacun pense détenir les clés de la Transition, mais les axes s’écartent, presque inexorablement, rendant alors tendues les rencontres réunissant celles et ceux qui se reconnaissent dans le projet de transition mais qui le déclinent très différemment. L’axe de tension, technologie-authenticité conduit à un autre niveau de conscience de l’humanité. Afin de gérer la complexité que nous avons co-créée, nous avons besoin de co-construire une tierce voie.
Pourtant, les enjeux auxquels nous avons à faire face sont si importants et urgents que nous sommes « contraints » de coopérer. Ce qui signifie trouver une tierce voie, une position médiane, intermédiaire ou plutôt englobante à cette séparation entre « verts » et « jaunes ».
C’est alors le niveau « turquoise », holistique, intégrateur des contradictions qui pourra permettre de concilier des réponses technologiques d’Intelligence Collective avec une délicatesse dans la relation qui permettra de tisser ensemble, avec nos différences, le chemin vers un futur durable.
Il nous faut co-créer une troisième voie, une éco-modernité et pour ce faire, apprendre le chemin exigeant vers le Turquoise (Opale pour Frédéric Laloux [2]), concilier les oppositions, les rythmes discordants, le pragmatisme et la sagesse, la technologie et la résonance avec la nature, les valeurs de cœur et l’efficacité, l’incorporation des connaissances et l’incarnation des idéaux, pragmatisme, principe de réalité et utopie …
C’est en s’inspirant du vivant (biomimétisme social) que nous pouvons trouver les interstices entre les murs que nous avons érigés et identifier nos leviers de résilience. Le stade turquoise nous permet cette intégration qui conduit à se soucier de co-élaborer une raison d’être dans les entreprises afin qu’elles ne soient pas juste des machines financières. C’est aussi l’élan des libérations d’entreprise, pour revisiter, en conscience et en lucidité, leur fonctionnement afin de faire évoluer les gouvernances en tenant compte de la maturité de l’organisation et de ses acteurs.
Un chemin exigeant, mais passionnant et qui peut se réaliser ensemble car c’est grâce aux frottements de la diversité, des altérités en rugosité que peut s’opérer la rencontre et le dépassement des clivages pour réussir à atteindre les berges d’une Terra Incognita accueillante.
Pour aller plus loin :
– Livre Délicate transition de Christine Marsan, sous la direction de Didier Chambaretaud – Préface de Michel Bauwens – Essais d’aujourd’hui, Juin 2017
– Texte en écho à celui de notre ami Robert de Quelen sur l’éthique de la coopération et l’éthique de la responsabilité
[1]Michel Serres, Temps des crises, Le Pommier, 2009.
[2]Frédéric Laloux, Reinventing Organisations, Editions Diateno, 2015, 20
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