La télévision, on le sait, joue aujourd’hui un rôle majeur dans l’uniformité de la représentation du réel. Elle y procède par banalisation. On prête aux présentateurs du journal télévisé l’aveu de montrer, chaque soir, « un monde lisse ». Le fer de lance de ce processus de banalisation uniforme est l’invasion des faits divers dans le processus informationnel, ces « aventures du coin de la rue ». Il ne s’agit pas d’un épiphénomène anodin ou d’une mode journalistique passagère ; c’est un phénomène de fond que l’on retrouve dans tous les pays occidentaux.
Ces faits divers sont des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde ; Pierre Bourdieu (1) les appelle des faits ‘omnibus’. Ils ne choquent personne, ils sont sans enjeu, ils ne divisent pas, ils font consensus. Ils intéressent tout le monde parce qu’ils ne touchent à rien d’important. Ils constituent la denrée élémentaire de l’information. Cependant, les faits divers ne sont pas qu’une denrée rudimentaire ; ils sont précieux pour les médias parce que ce sont eux qui font vendre et qui attirent de l’audience, car ce sont ceux qui intéressent le public. Pierre Bourdieu dénonce cette prédominance du fait divers dans l’information télévisée car, selon lui, elle permet de « cacher en montrant », de remplir du temps précieux avec du vide et d’« écarter les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques » (2).
Les journalistes font un travail de sélection de la représentation du réel en choisissant, dans l’immensité des informations disponibles, celles qui ont trait à l’ordinaire et au banal ; pour être plus précis, celles qui, à leurs yeux ressortissent de l’ « extraordinaire ordinaire ». Bourdieu laisse entendre que nous sommes en présence d’une stratégie délibérée du monde journalistique et médiatique pour hypnotiser les masses téléspectatrices. Ce qu’il décrit est, en réalité, la conséquence d’un phénomène auto-produit qui participe du système même de l’hyperinformation* et des interrelations nouées entre ses éléments constitutifs. S’il y a profusion de faits divers c’est parce que le public en redemande ; s’il en redemande c’est parce qu’on le lui a déjà offert. Le cercle inflationniste s’auto-alimente, trouvant son combustible dans le processus mimétique*, qui achève de répandre et d’universaliser ce mouvement entropique sous une couche généralisée d’uniformité et de banalité. L’inflation des faits divers serait ainsi la manifestation d’une boucle de rétroaction positive dans le système informationnel.
L’information médiatique et plus particulièrement télévisuelle prend alors le statut de « signe vide », sans véritable référent autre que lui-même. En perdant son sens et son référent, l’information perd aussi sa fonction de mimésis du monde ; elle se résout alors à être une caisse de résonance d’un discours social intériorisé, un révélateur de nos modes de pensée collectifs, de l’opinion collective ; elle devient une machine à fabriquer des stéréotypes.
● L’uniformité perçue du système informationnel à travers le média dominant qu’est la télévision remplit ainsi, une fonction sociale. Le fait divers, qui en est l’expression la plus visible, possède une valeur de ritualisation. La vie ordinaire –un accident, les caprices de la météo, les embarras causés par une grève etc. –, montrée comme mimésis du réel, devient l’expression privilégiée du rite c’est-à-dire de la répétition. Répétition dans tous les médias, mais aussi répétition dans les discussions du café du commerce, dans la vie familiale, au bureau… Cette ritualisation par la répétition de l’ordinaire est fondatrice d’une forme nouvelle du lien social et de l’être-ensemble. Le rite quotidien, répétition de manières identiques de vivre et de dire, fait entrer dans un temps mythique ; il fait échapper à la conception de l’utilité et de la linéarité. Michel Maffesoli remarque que cette ritualisation engloutit l’individu, l’histoire et la fonctionnalité, dans une sorte d’éternité vécue au jour le jour.
● C’est ainsi que la ritualisation joue un rôle de ciment social dans une conception nouvelle de la société dont le modèle habituel est désagrégé. Il s’agit d’une nouvelle forme sociale, en opposition à la société traditionnelle. En effet, vivre une éternité quotidienne, c’est adopter un romantisme de vie au jour le jour, indifférent à un monde social et économique devenu étranger. Dans la vie quotidienne, quand rien n’est important, tout est important dit Maffesoli. Dès lors, le frivole, l’anecdotique, le détail ou le superflu entrent, chacun à leur manière dans la constitution du lien social. Le banal est cela même qui abat les murailles de l’individualité écrivait Adorno. Le déjà vu, le déjà entendu structurent une subjectivité collective dans une matrice sécurisée dans laquelle tous les individus se reconnaissent les uns les autres et chacun pour soi. L’éternel recommencement de l’identique ordinaire conforte la familiarité et la proxémie, donne le sentiment d’appartenir à une même nature.
(1) Cf. : Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, op.cit.
(2) Pierre BOURDIEU