Jusqu’à présent, la société contemporaine était fondée sur une exigence d’adhésion. Au delà du principe d’engagement conventionnel, l’adhésion est personnalisée, elle signifie que l’on agit selon son libre vouloir, en connaissance de cause.
Ce principe est à la source du mariage, de l’entrée dans un mouvement politique ou de l’investissement dans son travail professionnel. On ne subit pas les engagements qui nous lient, on les choisit. La période actuelle, ultra-contemporaine, voit apparaître une nouvelle forme d’individualisation : celle que Marcel Gauchet appelle individualisation de la déliaison. Pour « être soi-même » l’individu doit se garder par-devers soi. Il ne s’affirme plus en s’impliquant ; il se reprend, il se détache, il se dégage.
L’individu se retrouve délié, il n’a plus à penser qu’il vit en société. Dans ce contexte, dans lequel l’économie ultralibérale moderne a trouvé un véritable terreau mais aussi les ferments de sa perte, chacun n’a en vue que ses avantages et ses intérêts. Les individus se sentent libérés d’une charge et de la responsabilité du lien social.
Ce qui pouvait, il y a encore peu de temps, lier les individus face au mouvement de l’évolution était la tradition, élevée parfois au rang de culture. La tradition est ce qui nous précède, contribuant ainsi à l’idée que le lien social nous préexiste. Cette forme de résistance à la poussée de l’individualisme n’a duré qu’un temps ; le thème de la tradition et de la modernité fut même un sujet de moquerie tant on en abusa. Aujourd’hui, de la même façon que l’histoire est absorbée dans un présent dilaté, l’idée de précédence est désagrégée et avec elle un certain nombre de concepts –certains diront ‘valeurs’. « L’individu contemporain est le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. »
Cette mutation de l’individu ne peut manquer de susciter l’émergence de conséquences très ambivalentes. Dans un cas, il s’agira de pathologies de l’individu, de surgissement de maladies de l’être que l’on ne connaissait pas auparavant et de conduites sociales déviantes voire radicalement rebelles ; dans l’autre cas, il s’agira de la naissance d’un individu nouveau, un individu conscient de son lien nouveau avec une autre dimension, peut-être celle du monde et de l’humanité.