Il est aujourd’hui de plus en plus fréquent de recourir au mot « humanité » pour désigner notre appartenance commune à une espèce dont on prend chaque jour conscience qu’elle est menacée par elle-même. Pourtant, d’un point de vue social et historique, l’homme en soi n’existe pas. Notre appartenance à l’humanité est toujours conditionnée par une appartenance culturelle particulière.
Les hjommes ont en commun leur nature humaine, mais leur appartenance à l’espèce se manifeste toujours dans un contexte particulier qui peut être temporel ou culturel. La pluralité est une caractéristique irréductible de l’humanité. L’essence même de l’homme est sa diversité.
L’homme se situe ainsi toujours sur une ligne de fracture entre l’universel (l’appartenance à une espèce) et le particulier (l’appartenance à une culture, à une époque). Il est fondamentalement inscrit dans le registre de la culture. Et les cultures sont par nature différentes ; leur diversité n’est pas une illusion ou une caractéristique secondaire et fortuite. Toutes les cultures ont un « centre de gravité » (1) propre qui leur permet d’offrir des réponses différentes à des questions essentielles. Chercher à réduire ces différences revient à annihiler ces cultures. Il est ainsi impossible d’affirmer l’existence d’une loi absolue et universelle qui puisse déterminer nos choix en matière de morale, de religion ou de politique. Penser le contraire est le ferment des totalitarismes. Les cultures sont diverses et c’est cette diversité qui fait la richesse des sociétés d’hommes.
● Cette caractéristique est précieuse mais éminemment fragile car les sociétés humaines sont à la fois conflictuelles et coopératives. On doit admettre cette spécificité comme une loi intangible, même si elle bouscule deux idées répandues à toutes les époques de l’histoire des hommes.
La première idée est de croire à la possibilité de faire disparaître les antagonismes au sein d’une société réconciliée et harmonieuse ; perspective irénique d’un paradis social sur terre.
La deuxième idée fausse est d’adopter une vision – qu’elle soit de nature libérale, raciste ou nationaliste – qui envisage les sociétés humaines comme un espace de conflit, de guerre et de compétition entre les individus.
La réalité combine les deux visions. Le propre de l’homme est à la fois l’agressivité (2) qui forge l’activité créatrice et la dynamique vitale et en même temps l’altruisme entendu au sens de l’adoption de conduites coopératives menées au-delà de la seule sphère de parenté génétique.
L’existence humaine se déroule inévitablement dans une contrainte tragique entre ces deux pôles opposés. Les sociétés humaines comportent toutes cette dimension ; nos sociétés contemporaines n’y échappent pas. Le vernis de l’individualisme universaliste et toute la force du contrat social ne parviennent pas à masquer ce caractère irréductible de l’être humain : son existence n’est pas envisageable sans une appartenance à un groupe, une communauté, une famille, une corporation, une religion. La société humaine est nécessairement plurielle, cette pluralité engendre inévitablement des heurts et des luttes ; mais elle est capable aussi de tisser des liens, de s’insérer dans des relations organiques productrices de sens.
● Dire que l’unité est multiple, c’est affirmer le principe même de l’identité humaine. Dans Terre-Patrie, Edgar Morin décrit avec fougue ce principe fondamental : « Chaque être humain est un cosmos… Chacun porte en soi trésors, carences, failles, gouffres. Chacun porte en soi la possibilité de l’amour et du dévouement, de la haine et du ressentiment, de la vengeance et du pardon. Reconnaître cela, c’est reconnaître aussi l’identité humaine. Le principe d’identité humaine est unitas multiplex, l’unité multiple, tant du point de vue biologique que culturel et individuel. » (3)
(1) Cf. : Johann Gottfried von HERDER, Histoire et cultures (1774), Flammarion, 2000
(2) Cf. : Konrad LORENZ, L’agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969
(3) Edgar MORIN, Terre-Patrie, Seuil, 1996