Dans les sociétés complexes, la multiplicité des sphères fonctionnelles et leur intrication dans le jeu social empêchent de savoir de façon claire et absolue quelle est la sphère prépondérante pour la légitimité de l’action. L’économique est-il supérieur au politique, ou bien est-ce le droit, le social ou la science ? Il n’existe pas de point de vue hiérarchique qui décide de la suprématie de l’une ou l’autre des sphères fonctionnelles. Dès lors, chacune voit midi à sa porte. Chaque sphère donne la primauté à sa propre fonction et considère les autres systèmes fonctionnels en particulier et la société en général, comme son environnement (1). Chaque sphère possède ainsi sa propre écologie.
Le mode de développement de nos sociétés complexes actuelles a poussé à l’extrême ce mécanisme et l’a progressivement modifié en transformant la modalité dialogique* qui devrait le sous-tendre en une modalité hologrammatique. Cela signifie que, tout comme un hologramme où le tout est dans la partie qui elle-même est dans le tout, chaque sphère prétend inclure la société tout entière dans son périmètre de fonctionnalité. Dans cette perspective, il existe toujours un principe d’unité mais qui est diffracté en une multitude d’unités d’origines diverses. Chaque sphère projette son unité de la société en fonction de sa logique particulière. La politique n’échappe pas à cette règle.
● Quelle valeur accorder alors à une représentation de la société qui n’est que le reflet projeté par une sphère parmi d’autres ? Longtemps, la politique, puis l’économie, ont projeté sur la société prise, dans sa totalité, leur logique prépondérante.
Aujourd’hui, ce sont les médias qui se mêlent à cette compétition. Demain, la science, la santé, ou la religion, ou l’art, pourront tout aussi bien le faire. Quand une partie se prend pour le tout, elle occulte une spécificité de tout système social complexe : l’interdépendance et l’intrication de fonctions diverses. S’il y a crise de la politique, aujourd’hui, c’est à cause de l’impossibilité de définir parmi les sphères fonctionnelles celle qui assure le rôle dominant.
Mais cette question est vaine car, définir une sphère plutôt qu’une autre, est contraire à la caractéristique des sociétés complexes dans lesquelles nous vivons. Aucune ne peut jouer, avec une légitimité incontestable, le rôle de créateur, de clé de voûte et de protecteur de l’unité de la société.
● Les sphères fonctionnelles multiples et nombreuses produisent une surabondance de sous-systèmes fonctionnels et de possibilités, chacune dans leur domaine. L’exemple le plus trivial est celui de la sphère médiatique informationnelle qui atteint quasiment un seuil de saturation de la production d’informations.
Il en est tout autant pour la sphère législative qui produit plus de lois et de normes qu’elle ne peut en appliquer. La poussée à l’extrême de la spécialisation et de l’efficacité des sphères fonctionnelles aboutit à une situation où les turbulences, les risques engendrés et les dangers d’autodestruction conduisent à des situations incontrôlables. Cette surproduction de possibilités sans coordination ni contrainte d’un quelconque centre décisionnel extérieur oblige à être réduit à espérer que les systèmes puissent exclure d’eux-mêmes, de l’intérieur, les conduites non viables ou porteuses de risques extrêmes (2).
● Chaque système fonctionnel considère la réalité selon son propre point de vue en ignorant que d’autres critères peuvent entrer en jeu. Par exemple, l’économie est obnubilée par ses propres critères de rentabilité ou d’opportunité mais a beaucoup de mal à intégrer dans sa logique les critères d’autres sphères comme l’éthique, les obligations sociales, les risques environnementaux, la santé, et bien d’autres.
En général, ce n’est que quand un critère extérieur entre – presque par effraction – dans l’éventail de ceux habituellement traités par une sphère, que se dénouent des débuts d’écoute. L’exemple du réchauffement climatique est intéressant à cet égard.
Tant que cette question est restée dans les sphères de l’écologie ou de la science, elle restait quasiment inaudible dans les{jacomment off} sphères économiques ou politiques. A partir du moment, fin 2006 seulement, où l’on se mit à chiffrer le risque climatique (3) , la sphère économique commença alors de s’intéresser plus sérieusement à cette question et à y voir non seulement des risques mais aussi des opportunités de développement et de nouveaux marchés potentiels. Pour ce qui est du politique, on peut dater à 2004, au moment de la publication d’un rapport destiné au Pentagone (4), l’intérêt généralisé pour cette question climatique, considérée dès lors comme un réel risque géostratégique et un danger pour la paix dans le monde.
● Les sphères fonctionnelles n’ont aucune loyauté par rapport à la société. Ce sont des systèmes clos qui ont leur propre logique de fonctionnement, de développement et de reproduction. C’est précisément cette incapacité de percevoir la totalité qui fait, paradoxalement, leur efficacité. Le politique de l’époque contemporaine ne cherchera donc pas à mener une tâche impossible en cherchant à réguler de l’extérieur les sphères fonctionnelles, par nature closes sur elles-mêmes.
Pas plus qu’il ne pourra s’arroger la prétention d’être le garant d’une unité générale contre des intérêts particuliers. Le politique ne peut prétendre être le représentant de l’unité de la société tout simplement parce que cette unité n’existe pas et parce que la prédominance hiérarchique a disparu avec l’émergence des systèmes complexes.
● Cette question de la recherche d’un point exogène capable d’apporter de l’ordre dans la complexité n’est pas nouvelle ; c’est une véritable quête du Graal qu’ont mené de nombreux penseurs à travers les époques. En son temps, Leibniz avait observé que les monades « n’avaient point de fenêtres » et ne pouvaient communiquer entre eux (5) . La recherche d’une entité capable de donner un ordre, une programmation de l’ensemble des monades, a donc stimulé tous les grands esprits. Est-ce Dieu, « la main invisible » d’Adam Smith, « la ruse de la raison » de Hegel, l’holisme ?
Nombreux sont ceux qui ont cherché une illusoire structure de la totalité, un point fixe extérieur. Jacques Derrida, dans sa démarche déconstructiviste se demandait ce qu’il adviendrait si l’on s’ôtait de la tête l’idée qu’il puisse exister ce point fixe, cette « structure centrée ». Sans clé de voûte, le système s’effondre-t-il ? Le cri de Nietzsche « Dieu est mort » appelle-t-il le chaos éternel, la fin de la beauté du monde, de son sens et de son but ? La théorie de la complexité apporte une réponse à cette angoisse : remplacer ce point fixe extérieur de la monadologie, qui s’avère illusoire, par un point fixe endogène, produit par l’action des hommes à l’intérieur des sphères elles-mêmes, mais qui, par un mécanisme d’auto-extériorisation, se présente comme un point de référence extérieur, capable d’orienter l’action (6).
(1) Cf. Niklas LUHMANN, Politique et complexité, Cerf, 1999
(2) De nombreux exemples peuvent être appelés pour illustrer ce phénomène : les manipulations génétiques pour la science, certains usages de l’énergie pour l’économie, le dopage pour le sport, la marchandisation spéculative pour l’art, l’enfermement dans une caste pour la politique, etc.
(3) Cf. le rapport Stern
(4) Rapport commandé par le département américain de la Défense à deux experts du Global Business Network, Peter Schwartz et Doug Randall et dont les premiers résultats ont été publiés par le magazine Fortune du 9 février 2004. La traduction française intégrale de ce rapport est publiée sur le site Internet : http://paxhumana.info
(5) Gottfried LEIBNIZ, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison : Principes de la philosophie, ou, Monadologie, PUF, 2001
(6) Jean-Pierre DUPUY, Complexité sociale, article du Dictionnaire des Sciences humaines, dir. Sylvie Mesure et Patrick Savidan, PUF, 2006