Innovation
Les historiens qui étudieront dans quelques années notre époque contemporaine observeront une caractéristique très singulière : non seulement l’électronique est devenue rapidement la mère de toutes les autres technologies mais elle évolue, depuis son émergence, à une vitesse exponentielle.
Selon une loi désormais vérifiée et incontestable, sa puissance double tous les 18 mois. L’offre de produits qui accompagne cette extension suit le même rythme. Les innovations, dans tous les domaines d’activité, se succèdent à une allure de plus en plus soutenue. On observe alors une course-poursuite effrénée entre une offre surabondante et une demande qui doit s’ajuster, apprendre, s’éduquer, changer ses modes de fonctionnement et d’organisation, changer ses rêves aussi.
La demande ne parvient plus à évoluer au même rythme que l’offre, d’autant plus que le différentiel de vitesse va en s’accroissant. Ceci est une première dans l’histoire économique et technologique des hommes.
PENDANT LONGTEMPS, la demande a été en avance sur l’offre. C’est ce qui permettait aux entreprises et aux industriels de produire le mieux possible ce qui était demandé. C’est ainsi qu’ont opéré toutes les économies du monde pendant des générations. La demande de biens ou de services dictait la nature de l’offre. L’innovation consistait essentiellement alors pour le producteur à améliorer son produit, afin de l’ajuster finement à la demande, et de se distinguer de sa concurrence en termes de prix.
C’est vers les années 1970 que la course de la demande et celle de l’offre vont commencer à se rejoindre. Les entreprises cherchèrent donc à connaitre le mieux possible le marché afin de bien le satisfaire et de rester compétitives. Cette période verra l’éclosion du marketing et des techniques de connaissances des cibles de plus en plus sophistiquées qui vinrent avec. L’enjeu pour le producteur était de détecter et de circonscrire le plus tôt possible une demande émergente, pour y répondre de façon satisfaisante par une offre-produit concurrentielle.
Dans les années 1980, la distance entre l’offre et la demande devint encore plus ténue. L’enjeu compétitif ne pouvait porter uniquement sur la satisfaction d’une demande mais, en plus, sur la qualité de l’offre. Qualité fut le maître mot de cette période dans le monde du marketing. Cercles de qualité, normes de qualité, label de qualité, tout était bon pour qu’une offre se distingue d’une autre et gagne sa « part de marché », c’est-à-dire rencontre sa demande.
L’offre potentielle a commencé à dépasser la demande dans les années 1990. La clé du succès n’est plus seulement le marketing ou la qualité, il faut autre chose pour se distinguer de la concurrence. Le sésame du marché est l’innovation.
La stratégie d’innovation systématique permet de gagner la bataille économique en changeant très rapidement et très souvent les règles du jeu d’une industrie de manière à exclure les concurrents qui n’arrivent pas à s’adapter assez vite. Dans cette « hypercompétition » (Richard d’Aveni, Hyper compétition, Vuibert 1995) , les entreprises sont contraintes d’inventer sans cesse de nouvelles générations de produits afin de capter des financements, de casser les marchés et stimuler indéfiniment la consommation finale (1).
En proposant toujours plus, en inventant sans cesse, en déployant créativité et imagination, l’innovation précède le marché. Mieux, elle le crée.
Cette situation crée un paysage radicalement nouveau pour l’entreprise. Auparavant, elle était guidée par la demande. C’est elle qui lui dictait et qui balisait son programme d’action. À partir du moment où, par l’innovation, l’offre va plus vite que la demande, où les produits qui naissent n’avaient jamais été rêvés par les consommateurs les plus imaginatifs, où la réalité dépasse parfois la science fiction, l’entreprise se voit investie de l’obligation de trouver de nouveaux repères.
En effet, l’innovation ne se contente pas de créer le marché, elle crée le futur. Les inventions d’aujourd’hui vont au-delà de la demande et dictent le monde dans lequel nous vivrons demain (2) . La responsabilité est lourde ; elle ne touche pas seulement aux importantes questions de développement dit durable ou d’éthique ; elle touche au cœur même de notre humanité. Elle est pourtant encore rarement prise en compte.
(1) Certains économistes estiment cependant que le renouvellement incessant des gammes de produits détruit finalement plus de valeur qu’il n’en crée. Cf. : Jacques PRADES, La Création destructrice, L’Harmattan, 2000
(2) Philippe LUKACS, Stratégie pour un futur souhaitable, Dunod, 2008
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