La prédominance des informations-émotions qui gagnent l’ensemble de la sphère médiatique (aussi bien informative que ludique ou publicitaire) conduit, par moments, à une agrégation spectaculaire des individus. Les exemples sont très nombreux et chacun peut mesurer l’accélération de l’ampleur du phénomène. Deux cas peuvent être distingués : ceux qui relèvent de la réaction immédiate à une émotion informationnelle et ceux qui relèvent du désir de partager une émotion dans la collectivité des autres, dans cette foule sentimentale chantée par Alain Souchon. Nous sommes en pleine ère olympique : l’exemple parfait.
LES RASSEMBLEMENTS SPONTANES se manifestent le plus souvent en réaction à un événement informationnel ; ce peut être un drame, une victoire sportive, un danger collectif. A chaque fois, plusieurs centaines de milliers, voire de millions de personnes sont réunies côte à côte, dans une même fièvre émotionnelle. Ces rassemblements massifs sont révélateurs « du besoin des individus de ressentir la cohérence sociale dans les fibres de leur être. Il faut que leur âme puisse se dilater, se soulever, s’unir par une sorte d’identification à la communauté de leurs semblables. » (1) Ces rassemblements révèlent le plaisir de chavirer dans la masse, d’être possédé par la fièvre de la foule, d’être saisi par sa puissante énergie, de communier dans l’émotion.
Ces rassemblements collectifs sont des phénomènes relativement nouveaux ; ils révèlent la formidable énergie collective bouillonnante mais latente, prête à se libérer à l’occasion d’un événement. Dire qu’ils fonctionnent comme un système complexe, chaotique, prêt à se réorganiser sous l’effet d’une stimulation, ne serait pas éloigné de la réalité.
La psychologue Christine Le Scanff propose une interprétation complémentaire. Selon elle, le cerveau a besoin de vivre, périodiquement, des « états modifiés de conscience », des changements de régime. Nous aurions un besoin naturel, quasiment physiologique, de modifier périodiquement les modalités de notre fonctionnement mental. C’est pourquoi certains aiment absorber de l’alcool, d’autres aller chercher la transe dans certaines musiques, d’autres enfin assouvir le besoin de se « dépayser ».
A l’instar de notre psyché individuelle, la psyché collective aurait besoin, de temps en temps d’une onde de choc collectif élaborée à partir d’une émotion forte. Michel Maffesoli justifie ce besoin par l’amertume de se sentir si précaire dans l’impermanence radicale des choses. Nous acceptons notre destin tragique par intégration, à doses homéopathiques de la mort et par absorption des douceurs de l’émotion collective qui permet d’apprendre à jouir ensemble des petites, voire des folles choses, « de ces instants d’éternité, de sensation d’être enveloppé dans le matriciel, d’être intensément englobé, de s’éclater dans le grand tout, dans le macrocosme . » (2)
Les sociétés archaïques disposaient de rites, de cérémonies, pour canaliser cette ivresse périodique du fusionnel. Nos sociétés modernes n’ont rien prévu face à ces changements d’état. Ils se produisent donc de façon anarchique ; ils s’embrasent périodiquement à l’occasion d’une fête de la musique, d’une Gay Pride ou d’un événement international majeur. L’émotion ne tient pas compte de la nature du déclencheur. Elle porte le lien social à incandescence dans une logique réflexive et non de réflexion. L’émotion met le feu aux poudres d’une société sans cohésion, sans projet collectif modérateur, sans valeur idéologique fédératrice.
(1) Michel LACROIX, Le culte des émotions, Op. Cit.
(2) Michel MAFFESOLI, L’instant éternel, op.cit.
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