L’universalité et la diversité des savoirs disponibles à travers les flux hyperinformationnels convoquent, pour la première fois, une collectivisation de la connaissance. Il est aujourd’hui impossible à un seul être humain ou à un seul groupe de maîtriser toutes les connaissances mises à leur disposition sur les réseaux numériques.
« Encyclopédie » signifiait un cercle de connaissances, c’est à dire une figure géométrique linéaire et à une seule dimension, fermée sur elle-même à travers une infinité de récursivités.
Les possibilités offertes aujourd’hui par la numérisation et les modes informatiques de circulation et de navigation dans les réseaux créent un nouveau type d’organisation des savoirs. Nous n’avons plus affaire à un cercle de connaissances à une dimension, ni même à un seul réseau hypertextuel. Nous sommes confrontés à un espace multidimensionnel composé de représentations dynamiques et interactives qui s’expriment à travers une multitude de formes : images fixes ou animées, sons, textes, simulations interactives, bases de données, systèmes experts, réalités virtuelles, cartographies animées, etc. Le cheminement dans ce monde est fait de grands itinéraires, de petits trajets, de longues plaines et de sombres forêts, de hasards, de rencontres fortuites, de voisinages et de lieux d’hospitalité.
Pour la première fois dans l’histoire, un individu peut commuter un signal directement à un autre individu se situant à l’autre bout de la planète. Cette capacité était jusqu’à présent réservée à des organisations nationales ou transnationales de télécommunication.
Ce signal commuté, permettant de franchir librement les espaces en une fraction de secondes, est identifié par un procédé devenu instantanément trivial ; c’est l’hyperlien, qui permet de sauter d’un simple clic de noeud en noeud de réseau, d’un ordinateur à un autre, d’une information à une autre, d’un univers à l’autre. Il est le moteur de l’évolution accélérée et chaotique de la société informationnelle.
Il libère l’accès à l’information, jadis cadenassée comme un trésor, il la perfuse partout, laissant au passage des traces de savoir. Il ouvre l’accès à un vaste réseau fluide et mouvant, en perpétuelle mobilité de centres de recherche, de bibliothèques, de banques de données, d’hommes, de femmes, de médias, de communautés de jeunes, de librairies et de marchands de rêves.
L’hypertexte ouvre l’horizon d’un océan en tumulte, il laisse les individus-navigateurs libres de leurs choix, responsables de leur noyade dans l’océan informationnel ou conquérants du savoir recherché. Il « transforme la mémoire de chacun en la mémoire de tous. » (1). La nature complexe de cet univers nous rapproche de la complexité du monde plus qu’il ne nous en éloigne. A l’organisation figée des savoirs séparés en disciplines ou à la fragmentation chaotique des données, le nouvel espace informationnel dématérialise les séparations et offre une cartographie dynamique, en constante métamorphose.
La réception passive laisse place à l’expérimentation active. Les liens et les contextes, les références et les ouvertures tissent une immense réseau hétérogène, dont chaque noeud est lui-même un réseau. Cette vision propose une anthropologie nouvelle en mettant en évidence les jeux d’alliances opérés désormais entre entités humaines mais aussi non humaines.
Pour la première fois, s’exclame le philosophe Michel Serres, « tous les savoirs sont libres et égaux en droit ». Le réseau est perçu comme l’expression d’une révolution des techniques de pensée. Cet aspect révolutionnaire est jugé pleinement profitable dans les commentaires les plus enthousiastes à l’égard du développement d’une universalité virtuelle. Le ‘réseau’ autoriserait ainsi une véritable inversion de la communication didactique, dans la mesure où il permettrait que le savoir vienne à ceux qui apprennent (2).
Dans cet espace, les informations sont appelées, commandées, éloignées, rapprochées, regroupées, contractées, juxtaposées… elles tournent autour de l’individu ; il n’est plus un simple récepteur qui reçoit l’information. Il inverse le schéma traditionnel des mass media, se posant au centre même du tourbillon informationnel.
Le réseau devient alors, par nature, consubstantiel au partage des savoirs ; il n’aurait pu émerger aussi rapidement dans nos sociétés s’il n’avait eu cette caractéristique. Par partage des savoirs il ne faut pas entendre distribution d’un ensemble dont on se répartirait les parties. Le partage du savoir n’est pas une partition des savoirs, un lotissement des compétences ; ce n’est pas un espace dans lequel chacun s’approprierait jalousement un champ d’expertise et de spécialisation. Le partage du savoir et l’émergence de l’intelligence collective dans nos sociétés requièrent la collaboration de tous.
La forme même du réseau, et plus particulièrement Internet, est propice à cette requête : elle prend une forme de sociabilité horizontale en rupture complète avec les architectures hiérarchiques et verticales des sociétés précédentes. Dans la société du savoir, le développement des capacités cognitives de chaque membre du réseau ne se construit pas sur le mode de la compétition ni même sur celui de l’émulation, mais sur celui de la recherche du bien commun.
(1) Derrick de KERCKHOVE, L’intelligence des réseaux, Odile Jacob, 2000
(2) Michel SERRES, Atlas. Julliard, 1994 et Intervention à Oracle Expo 97, Paris, 1997
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