Émissions de CO₂ : comment financer l’adaptation de manière équitable ? Cette étude analyse l’évolution des inégalités d’émissions de CO2e (CO2 et autres gaz à effet de serre) entre individus, dans le monde entier, de 1998 à 2013. Nous utilisons ces résultats pour construire et examiner différentes stratégies de financement d’un fonds mondial pour l’adaptation au changement climatique, basé sur un principe d’équité entre individus et non entre pays. À cette fin, l’étude combine des données historiques sur l’évolution des inégalités de revenus à l’intérieur des pays ainsi que des données sur les émissions nationales liées à la consommation (incluant donc les imports et les exports de CO2e). Une loi simple reliant revenu individuel et émissions, à l’intérieur de chaque pays, est utilisée. Nos données couvrent approximativement 90 % de la population, du PIB et des émissions mondiales de CO2e. Les résultats ne dépendent pas seulement des inégalités de revenu à l’intérieur des pays, mais aussi des évolutions en matière d’émissions liées à la consommation entre pays.
L’étude montre que les inégalités mondiales d’émissions de CO2e entre individus ont diminué entre 1998 et aujourd’hui, en raison de la progression des classes moyennes et aisées dans les pays émergents et la stagnation relative des revenus et des émissions de la majorité de la population dans les pays industrialisés. Les inégalités de revenus et de CO2e ont cependant augmenté à l’intérieur des pays au cours des quinze dernières années. Les émissions de CO2e demeurent fortement concentrées aujourd’hui : les 10 % des individus les plus émetteurs sont aujourd’hui responsables de 45 % des émissions mondiales alors que les 50 % les moins émetteurs sont responsables de moins de 13 % des émissions. Les grands émetteurs sont aujourd’hui sur tous les continents et un tiers d’entre eux vient des pays émergents.
• Répartition géographique des émetteurs de CO2e
Les plus riches, 2 000 fois plus émetteurs
Parmi les individus les plus émetteurs de la planète en 2013, nos estimations mettent en avant les 1 % des plus riches Américains, Luxembourgeois, Singapouriens et Saoudiens, avec des émissions annuelles par personne supérieures à 200tCO2e. À l’autre extrémité de la pyramide des émetteurs, on retrouve les individus les plus pauvres du Honduras, du Mozambique, du Rwanda et du Malawi, avec des émissions 2 000 fois plus faibles, proches de 0,1tCO2e par personne et par an. Au milieu de la distribution mondiale des émetteurs (entre 6 et 7tCO2e par an), on retrouve des groupes tels que les 1 % des plus riches Tanzaniens, une partie de la classe moyenne chinoise ou des européens aux revenus modestes (deuxième et troisième décile français et allemand, par exemple).
Les classes moyennes et aisées des pays émergents ont accru leurs émissions plus rapidement que tous les autres groupes sociaux à l’échelle mondiale au cours des quinze dernières années, avec des taux de croissance cumulés des émissions atteignant 40 %. Certains groupes sociaux ont vu leurs émissions croître beaucoup moins rapidement depuis 1998, voire diminuer dans le cas des individus les plus faiblement émetteurs. Au sommet de la pyramide des émetteurs, la majorité de la population des pays industrialisés a vu ses émissions croître relativement modestement (10 %). Si les différences d’émissions entre le milieu de la distribution et le sommet se sont réduites, elles se sont accrues entre le bas de la pyramide des émetteurs et le milieu. Ces tendances sont positives du point de vue des revenus (émergence d’une classe moyenne mondiale), mais elles constituent un réel défi en matière climatique.
• Comment les émissions ont-elles évolué entre Kyoto et Paris pour différents groupes émetteurs ?
Nos résultats montrent que les inégalités d’émissions de CO2e mondiales sont de plus en plus expliquées par les inégalités à l’intérieur des pays – et non entre pays. En effet, les inégalités intra-pays expliquaient un tiers de l’inégalité mondiale des émissions de CO2e individuelles en 1998 et représentent aujourd’hui la moitié de cette inégalité. Cela renforce la pertinence d’une approche fondée sur les individus plutôt que sur les pays fortement émetteurs.
• Inégalités mondiales d’émissions de CO2e : importance des inégalités intra et inter-pays
La nouvelle géographie des émetteurs appelle à des actions de lutte contre le changement climatique dans tous les pays. Alors que les pays en développement et émergents contribuent de manière croissante aux efforts de réduction des émissions (efforts dits d’atténuation), la contribution aux fonds internationaux de financement de l’adaptation au changement climatique demeure essentiellement le fait des pays développés (et principalement de l’UE, avec plus de la moitié des financements). Si une hausse des contributions des pays du Nord est nécessaire, notre étude montre que les classes aisées des pays émergents, du fait de la hausse de leurs revenus et de leurs émissions, pourraient également contribuer à ces fonds. Avec les contributions récentes de la Corée du Sud, du Mexique et de la Colombie au Fonds vert pour le climat, des pays émergents et en développement financent de facto l’adaptation au changement climatique et remettent en cause les principes de répartition qui semblaient prévaloir jusqu’à présent. Toutefois, leur contribution demeure symbolique à l’heure actuelle et ne reflète ni la répartition des émissions historiques de gaz à effet de serre, ni la nouvelle géographie des grands et petits émetteurs individuels
Trois propositions pour financer l’adaptation
Cette étude examine de nouvelles stratégies en vue d’augmenter le volume global de l’aide pour l’adaptation au changement climatique. Dans ces stratégies, les émissions individuelles et non les émissions nationales ou le PIB par tête, seraient la base de calcul des contributions. Afin de mieux aligner les contributions aux fonds d’adaptation à la nouvelle distribution mondiale des émetteurs, l’étude examine les implications d’une taxe mondiale progressive sur le CO2e afin de lever 150 milliards d’euros nécessaires pour financer l’adaptation. Dans la stratégie 1, tous les émetteurs au-dessus de la moyenne mondiale (c’est-à-dire tous les émetteurs au-dessus de 6,2tCO2e par an) contribuent à l’effort en proportion de leurs émissions dépassant le seuil. Les Nord-Américains contribueraient à hauteur de 46 % des efforts, contre 16 % pour les Européens et 12 % pour les Chinois. Dans la stratégie 3, les efforts sont répartis entre les 1 % les plus émetteurs (c’est-à-dire tous les individus au-dessus de 9,1 fois la moyenne mondiale). Les Nord-Américains contribueraient à hauteur de 57 % des efforts, contre 15 % pour les Européens et 6 % pour les Chinois. Dans ces nouvelles clefs de répartition des efforts, la part des financements provenant de l’Europe diminuerait en proportion, mais augmenterait en absolu. En effet, dans la stratégie 3, la plus favorable aux Européens, le volume de financement provenant du Vieux Continent atteindrait 23 milliards d’euros, soit plus de trois fois sa contribution actuelle.
• Qui devrait contribuer au fond d’adaptation pour le climat ?
Nous discutons également de la mise en place de telles mesures via des taxes nationales sur le revenu et via une taxe progressive généralisée sur les billets d’avion. Une taxe sur les billets d’avion a déjà été mise en place dans neuf pays et est actuellement utilisée pour financer des programmes de développement international. La taxation de tous les billets de première classe à hauteur de 180 euros et de tous les billets de classe économie à hauteur de 20 euros permettrait de générer 150 milliards d’euros pour l’adaptation chaque année. Cette solution serait plus facile à mettre en œuvre qu’une taxe progressive sur le CO2, mais ciblerait moins bien les grands émetteurs individuels.
Lucas Chancel, Chercheur au sein du programme « Nouvelle prospérité », Iddri – Sciences Po
Thomas Piketty, Economiste, Directeur d’études à l’EHESS Professeur à l’Ecole d’économie de Paris/Paris School of Economics, Paris School of Economics – Ecole d’économie de Paris
Ce texte est la synthèse d’une étude publiée le 3 novembre 2015 par Lucas Chancel et Thomas Piketty « Carbon and Inequality : From Kyoto to Paris ».
Photo : À San Ramon Centro, au Honduras, un pays où les habitants les moins fortunés figurent parmi les plus faibles émetteurs de CO2e au monde. STR New/Reuters
Une version de cet article a été publiée sur The Conversation.