Le prix Nobel d’économie 2015, l’Ecossais Angus Deaton, n’y va pas par quatre chemins : la mondialisation « mal gérée » exaspère les populations, accroît les inégalités et alimente le discours de politiciens comme Donald Trump.
Le phénomène Trump ou encore le Brexit « sont le résultat d’une mauvaise gestion de la mondialisation » qui laisse de plus en plus d’habitants de pays riches sur le carreau, prévient M. Deaton, lors d’un entretien accordé à l’AFP à l’occasion de la sortie en France de son livre « La grande évasion« , publié aux éditions PUF.
La mondialisation, qui a rythmé l’économie mondiale depuis l’après-guerre, est en ce moment sur la sellette. Le site américain Business Insider allant même jusqu’à affirmer que la mondialisation est en train « de mourir à petit feu« . Le site rebondissait alors sur une étude publiée le 25 juillet dernier par l’OMC. Celle-ci révélait qu’entre octobre 2015 et mai 2016, les pays membres de l’OMC avaient mis en place 154 nouvelles mesures anti libre-échange, soit 22 par mois.
Dans une étude publiée fin de l’année dernière, Sébastien Jean, économiste au CEPII, le centre de recherche sur l’économie mondiale, soulignait que 600 mesures pouvant être considérées comme restrictives avaient été prises chaque année entre 2008 et 2014. Pour BFM Business, une chose est néanmoins sûre : le commerce mondial croît de moins en moins vite. Entre 1995 et 2008, les échanges mondiaux de biens et services ont, en moyenne, progressé de 6,9%. Depuis 2010, leur croissance n’a plus dépassé les 3%. L’OMC table d’ailleurs sur 2,8% pour les seules marchandises pour 2016.
Ces performances en berne et le repli des États-nations ne sont pourtant pas les seuls dangers qui guettent la mondialisation. Les inégalités qu’elle crée et le fossé qu’elle creuse dans les populations sont d’un autre ordre. Plus violent.
« Ceux qui ne s’inquiètent pas de la situation (des exclus de la mondialisation) commenceront à s’en préoccuper si Donald Trump est élu », prévient le Professeur à l’université américaine de Princeton, âgé de 71 ans, habillé dans un style très classique, avec un grand nœud papillon rouge.
Son livre s’inspire du film de John Sturges « La grande évasion », de 1963, qui relate comment des prisonniers d’un camp allemand tentent de s’échapper. Seuls quelques-uns y parviennent.
Aux yeux de l’Ecossais, il en va de même depuis 250 ans sur le plan économique, avec les personnes qui parviennent à échapper à la pauvreté pour une vie meilleure, « le récit du progrès étant donc aussi un récit d’inégalités« .
Or les inégalités se renforcent depuis les années 70 et se sont accentuées avec une mondialisation qui « frappe certaines catégories de personnes, principalement dans les pays riches », constate l’économiste.
« Si nous ne faisons pas face à cette situation, si nous ne parvenons pas d’une manière ou d’une autre à rendre la mondialisation bénéfique aussi pour ces personnes-là ou si nous n’en partageons pas la prospérité avec elles, alors le danger est considérable », prévient-il.
Ceux qui restent en marge de la mondialisation « ne parviennent manifestement plus à s’évader », alerte le prix Nobel. Et le danger, à ses yeux, ce sont les candidats populistes ou des votes contraires à la mondialisation. Donald Trump, le candidat républicain à la Maison Blanche, pourfendeur du commerce mondial effréné, « n’est pas une bonne voix » pour ces délaissés de la mondialisation, pas plus que le Brexit « n’aidera » les Britanniques qui ont soutenu la sortie de l’UE, assure-t-il.
« Mais ce n’est pas uniquement la faute de la mondialisation. Beaucoup de gens aux États-Unis et en Europe ont le sentiment que leurs gouvernements ne les représentent plus », estime le prix Nobel, critiquant le comportement de la classe politique en place.
Aux États-Unis, les politiciens sont financés d’une manière « complètement folle ». « Les membres du Congrès ou du Sénat passent environ huit heures par jour pour récolter des fonds afin d’être élus ou réélus. Avec comme conséquence qu’ils passent plus de temps à se préoccuper des intérêts de ceux qui les financent », précise-t-il.
Et la crise économique renforce le sentiment de défiance dans la population. « Avec une croissance plus faible, les problèmes deviennent plus exacerbés ». Au point que les classes moyennes doutent aujourd’hui que la prochaine génération parvienne à vivre mieux que la précédente.
Et le renflouement des banques après la crise de 2008 a laissé des traces profondes dans l’opinion publique. « Quand on pense à ces sauvetages, le gouvernement a donné à nos dépens d’énormes quantités d’argent aux personnes les plus riches au monde de l’histoire ! », rappelle M. Deaton.
« Je pense que beaucoup d’Américains sont toujours très en colère » après ces renflouements, dit-il.
« Non pas qu’ils aient souhaité que toute l’économie s’effondre, mais ils ont le sentiment que ces gens se sont mal comportés et qu’ils ont été abondamment récompensés, alors qu’eux n’ont rien eu si ce n’est du chômage », souligne M. Deaton.
Pour lui, « ce qui s’est passé en 2008 est dû en partie à une régulation inadaptée des institutions financières qui ont elles-mêmes fait du lobbying pour obtenir des règles moins élevées ». « Il s’agit d’un cycle qui rend ces gens plus riches aux dépens de la population ».
M. Deaton est toutefois optimiste. « Les gens veulent vivre mieux. Ils veulent que leurs enfants vivent mieux et l’humanité saura faire preuve d’ingéniosité pour y parvenir à long terme« .
L’optimisme relatif de l’homme au nœud papillon rouge s’appuie sur une perspective de très longue durée (depuis la naissance de l’agriculture aux environs de 10 000 ans avant notre ère), du point de vue de la santé et de l’espérance de vie. Le XXe siècle accélère ce mouvement de fond qui a vu au fil des siècles la mortalité infantile se réduire, la famine et les maladies reculer. Le prix Nobel souligne dans son livre que la part de la population mondiale qui vivait avec moins d’un dollar par jour était de 42 % en 1981 ; elle est tombée à 14 % en 2013.
L’émergence des nouveaux pays industrialisés a certes réduit les disparités entre régions du monde, mais les trente dernières années ont considérablement accru les écarts de niveau de vie à l’intérieur des pays eux-mêmes. Les inégalités de revenus et de patrimoines atteignant aujourd’hui des écarts vertigineux qui semblent ne vouloir que s’accroître. Le « pas de deux » traditionnel entre progrès et inégalité fonctionne-t-il toujours ? Ou bien assisterait-on à une inversion de la dynamique qui ferait du progrès une source désormais irréversible d’inégalités ? Avec son cortège de colères, de soulèvements et de choix dictés par les passions plus que par la raison.
Source : Entretien AFP
Image d’en-tête : AFP/ERIC PIERMONT
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