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Pas de transition écologique sans transformation comptable !

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A l’initiative des députés F-M. Lambert et M. Laqhila, un colloque se tient ce 7 février à l’Assemblée nationale pour questionner comment « La comptabilité peut servir la transition environnementale et sociale ». Les enjeux politiques et démocratiques sont énormes car les comptabilités sont le langage fondamental des organisations. Or, aujourd’hui, le vivant est hors radar : on compte en négligeant les contributions écologiques et sociales à la production sans se soucier de leurs coûts de maintien et des prises de responsabilité qu’ils impliquent. Pour garantir la résilience socio-environnementale, de nouveaux cadres, de nouvelles représentations s’imposent. Cette « cause commune » est centrale dans la transition et urgente à mettre en débat.
 
Les limites planétaires et biologiques nous obligent à affronter les causes de la destruction des ressources et des conditions d’existence et à y apporter des solutions concrètes et opérationnelles. Pourquoi nos activités humaines en arrivent-elles à hypothéquer l’habitabilité de la Terre ? L’économie est construite sur un ensemble de conventions comptables dont la définition et la négociation restent l’apanage de petits groupes d’experts, éloignés du débat public. Pourtant, ces dernières définissent les catégories, les concepts et les modes d’évaluation par lesquels nous appréhendons le monde et représentons les valeurs que notre société cherche à créer. Or les biens communs (air, eau, sols, biodiversité) et les milieux de vie ne sont pas pris en compte dans nos comptabilités ! Si une entreprise détériore un écosystème, une forêt, une rivière ou si elle participe à leur régénération, rien ne fera la différence dans le bilan comptable. Tout se passe comme si les supports de notre survie étaient négligés, exclus des systèmes d’information chargés de renseigner sur les activités humaines.
 

Mettre les conventions et normes comptables en débat

Dans leur rapport remis au gouvernement en mars 2018 pour orienter la Loi Pacte (qui réforme l’entreprise), Nicole Notat et Jean-Dominique Senard (2) parlent d’une « image infidèle » donnée de nos entreprises par les systèmes comptables. Dans leur dixième recommandation, ils demandent d’engager « une étude concertée sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l’intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux ».
Le cap est clair : il faut que les entreprises prennent en compte le réel, et selon un principe d’intérêt général. Sans cette mutation, on agit à la marge : RSE, investissement responsable, finance durable, « reporting intégré » … restent des aménagements cosmétiques.
 
Répondre à cette urgence oblige à identifier dans nos systèmes comptables les manques ou les anomalies qui nous maintiennent aveugles à la destruction des ressources. Démarche de prudence par excellence, cette nécessité fait apparaître le besoin de rendre compte des effets écologiques et humains de nos actions (qu’on nomme externalités, comme s’il y avait un système poubelle hors de notre planète). Face à l’urgence du vivant, la comptabilité est sommée de réinterroger nos conventions, nos calculs, la pertinence du « substituable » ou du « compensable ». Il lui faut porter attention sur l’analyse des relations unissant organisations et milieux de vie et proposer des solutions concrètes pour cette « co-gestion » du monde. En cela, elle peut faire office d’épreuve de cohérence, et finalement de vérité, entre nos actes, nos représentations et nos discours.

Une nouvelle grammaire pour intégrer la performance écologique

Le maintien des conditions de vie repose sur un tissu d’êtres vivants intriqués et interdépendants. C’est pourquoi il est aberrant de continuer à considérer les ressources vivantes comme des « choses mortes » (cose morte (3), mises à l’actif d’un bilan) sans précaution, trahissant un statut de moyens disponibles à volonté. Ce point de vue « utilitariste » encore ultra dominant, profondément inscrit au sein des normes et des outils comptables conventionnels et même de la plupart des modèles de comptabilité extra-financière actuels (comme l’Integrated Reporting ou IR (4), efface la possibilité de traiter les organismes vivants comme partenaires ou entités avec lesquels nous co-évoluons et place l’environnement hors de nous. Il apparait caduc aujourd’hui, dans la mesure où il entretient une fiction au cœur… de ses propres pratiques !
La comptabilité est une technologie majeure, avec son langage et sa grammaire. De fait, elle n’est pas neutre. Ses cadrages, ses concepts, ses pratiques, renvoient à des choix volontaires ou subis. Elle construit un sens à nos actions et elle dessine, en particulier, cette notion cruciale de performance qui entend donner des repères partagés quant à la finalité de nos actions. En outre, on l’oublie souvent, la comptabilité est aussi une forme de droit international appliqué, opérationnel et opposable aux acteurs économiques dans leur ensemble. Redoutable pouvoir donc, que nous devons interroger…
Car on peut attendre du monde comptable qu’il fournisse une base spécifique d’informations aptes à éclairer les notions de performance environnementale, sociétale ou de performance extra-financière des organisations. Il pourrait aussi, dans une logique financière, mobiliser les analyses pour renseigner la diversité des performances possibles dès lors que celles-ci sont attachées à une multiplicité de points de vue, d’intérêts, de représentations d’acteurs différents (actionnaires, syndicats, …). Enfin, aujourd’hui, si c’est bien l’analyse des performances financières qui donne son sens à la comptabilité financière, l’interprétation même de cette analyse n’est pas neutre : car si on
voulait bien se rappeler que la plus importante des performances financières était la solvabilité (rembourser ses dettes), bien avant la rentabilité, alors, pourrait-on demain fonder une comptabilité intégrant le vivant sur la notion de solvabilité, garantie de l’intégrité ou de la résilience du vivant.
Mais pour faire de la résilience du vivant une performance pleine et entière, encore faut-il une comptabilité capable d’en parler…
 

Des outils émergent pour rendre compte du vivant

La recherche de nouveaux cadres pour intégrer les usages écosystémiques et les impacts a conduit à développer ce qu’on nomme l’extra-financier et ses indicateurs (notamment l’éco-efficience) basés sur une performance qui reste « hors sol ». Bien que constituant des progrès réels, ces orientations techniques n’ont pas la portée des nouveaux modèles comptables comme la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) (5), qui vise à inscrire le coût de préservation du capital naturel et humain au sein des comptabilités financières, et donc au cœur de la gouvernance des entreprises, à égalité avec le capital financier. Elle est actuellement expérimentée par des organisations diverses, que ce soient des entreprises de l’économie sociale et solidaire (comme dans le cas du réseau « Fermes d’Avenir », dont le plaidoyer comptable repose sur les principes de CARE) ou des entreprises multinationales (mobilisées par exemple dans une Opération collective en PACA (6), en partenariat avec des partenaires publics, tels que l’ADEME, privés, comme le cabinet « Compta Durable » ou académiques.
 
Le 16 octobre, le Forum BioRESP – porté par TEK4life et réuni à l’Académie d’agriculture de France – a mis en exergue les questions d’intérêt public qui interpellent directement le pouvoir politique. Le ministre Bruno Le Maire vient d’ailleurs de saisir l’Autorité des normes comptables (ANC) pour qu’elle produise des pistes de réformes comptables intégrant les dimensions socio-environnementales.
Ainsi, la France pourrait montrer le chemin d’une réforme d’envergure. Le principe de la défense de l’intérêt général continue d’équiper sa culture historique comme en témoignent de nombreuses initiatives en ce sens. L’occasion de la modification prochaine de notre Loi fondamentale doit être saisie à travers la promotion constitutionnelle de valeurs d’engagement collectif à œuvrer dans le sens du maintien du vivant pour garantir l’habitabilité de la Terre. La porte serait alors ouverte à la modification du droit comptable et du droit de l’environnement et à la promotion d’autres modes de cadres comptables qui enrayeraient notamment la dynamique obreptice de la lame de fond qu’est celle de l’Integrated Reporting (IR).

Portée politique et relationnelle

Enfin, nous sommes confrontés à un problème géopolitique de premier ordre, celui de conserver ou non notre souveraineté à propos du sens que nos collectivités nationales et européenne entendent donner à leurs actions socio-économiques. « L’Europe a déjà accepté de céder sa souveraineté en matière de comptabilité financière à l’IASB (7), et il y a clairement une tentative de faire la même chose en ce qui concerne l’information extra-financière (par le biais de l’IR). L’Europe doit clairement réagir ! » a déclaré M. Patrick de Cambourg lors du Forum BioRESP du 16 octobre 2018 (8). Et d’ajouter que « prendre le risque d’une telle réaction pourrait être économiquement payant à terme ». En effet, on comprend que mener à bien le développement de comptabilités pertinemment cadrées, aptes à représenter et maintenir le vivant dans sa complexité, conduira à de réels avantages compétitifs !
Car, au final, et l’exemple d’initiatives comme « C’est qui le patron » le montre, c’est en étant exigeant, et dans le même temps, transparent sur le cadrage, qu’il devient non seulement possible de renouveler l’attractivité économique, mais peut-être et surtout de redonner du sens aux activités économiques. Cette initiative prouve que, si l’on ne prend plus les êtres humains pour de simples agents économiques passifs, enclins à ne chercher que leur pur bénéfice personnel, et que l’on génère un dialogue, via la comptabilité – qui sert à cela depuis la nuit des temps et non juste à satisfaire les actionnaires – on crée les bases d’un nouveau rapport entre consommateurs et entreprises propices à de solides créations de valeur(s).                             
 
Alexandre Rambaud(AgroParisTech, CIRED1, Université Paris-Dauphine), Dorothée Browaeys
(présidente de TEK4life), Jean-Paul Karsenty (Forum BioRESP, CETCOPRA, Université Paris1), Clément Feger (AgroParisTech, MRM, Université de Montpellier)
 
(1) Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement
(3) Expression utilisée à la Renaissance par un des pères de la comptabilité Moderne, Manzoni, pour désigner ce qui deviendra l’actif d’un bilan, par opposition au « cose vive », choses vivantes, constituant le passif – les dettes et obligations de l’entreprise – et renvoyant exclusivement aux êtres humains, seules sources de fait de responsabilités pour l’entreprise selon cette optique.
(4) Cadre comptable extra-financier, développé par l’International Integrated Reporting Council depuis 2010, en cours de « standardisation » et qui tend à s’imposer internationalement. L’<IR> est notamment centré sur l’actionnariat et un monde naturel et humain vu comme de pures ressources au profit de la création de valeur actionnariale.
(5)Modèle cité dans le rapport Notat-Senard (p.62) et introduit à la fois dans l’ouvrage « Comptabilité et Développement Durable » (2012) de Jacques Richard et dans l’article « The “Triple Depreciation Line” instead of the “Triple Bottom Line”: towards a genuine integrated reporting » (2015) (revue « Critical Perspectives on Accounting) d’Alexandre Rambaud et Jacques Richard.
 (7) Organisme privé éditant des normes comptables, dénommées IAS/IFRS (International Accounting Standards/International Financial Reporting Standards) et dites « internationales », qui sont obligatoirement employées pour les comptes des groupes cotés dans l’Union Européenne, faute d’avoir trouvé une entente commune sur une normalisation comptable européenne.
 
Pour aller plus loin
 
– Le Forum BioRESP organise un séminaire consacré à « Comment compter avec le vivant ? »  le 9 avril 2019, de 14h 30 à 17h 30, au sein du Salon PRODURABLE (Palais des Congrès de Paris, Porte Maillot) 
– Livre « L’urgence du vivant » de Dorothée Browaeys – Editions François Bourin, septembre 2018 
 

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