A l’occasion de l’ouverture à Tours du premier laboratoire mondial de recherches sensorielles, Certesens, le concept de marketing sensoriel est venu se heurter à une vision beaucoup plus naïve que l’on pouvait avoir de l’univers des sens.
Il y a près de 6000 ans, à Sumer, des commerçants pratiquaient le marketing sensoriel sans le savoir : exploitation des couleurs des produits pour organiser l’étal sur un marché, dégustation aux chalands de denrées alimentaires ou palpage du soyeux d’une étoffe, savant ordonnancement des parfums de produits proposés à la vente ou sonorité particulière,… Autant de procédés de valorisation de l’offre auprès des acheteurs potentiels. Plus près de nous, encore, que les marchands sumériens, Emile Zola nous proposait dans Au Bonheur des dames, un éblouissant traité de marketing sensoriel en décrivant les méthodes de valorisation de l’espace de vente introduites par les grands magasins du XIXème siècle.
Le marketing contemporain n’a-t-il donc fait que redécouvrir, et peut-être formaliser sous le terme de « marketing sensoriel », des pratiques millénaires que n’importe quel praticien engagé dans l’activité commerciale découvre par expérience ou imagine spontanément s’il a ce fameux « sens du commerce » ?
L’une des innovations majeures introduites par la recherche en marketing a été la mise en évidence du rôle fondamental du produit comme vecteur de communication. Les attributs du produit induisent chez le prospect des réactions cognitives et affectives qui lui permettront de développer à l’égard du produit une attitude favorable ou défavorable qui le prédisposeront ou non à l’achat. (Source : Le marketing sensoriel – Agnès Giboreau 2008)
Comment ça marche ?
Toute notre vie fonctionne sur le principe des sensations : je sens, je transmets, je perçois. Ma vie est une perception individuelle du monde qui m’ entoure.
Le cerveau décide de traiter l’information s’il est dans l’attente de celle-ci. Lorsque l’information passe ce filtre, elle est codée, sous forme de signal électrique, puis atteint le système nerveux central. Là, elle est traitée, classée, comparée et devient une représentation mentale de l’individu. Ce phénomène de sélection nous permet d’accéder rapidement à une sensation, à une interprétation.
Une sensation est le résultat d’un processus complexe : d’une manière schématique, il y a le stimulus – l’information sélectionnée par le cerveau – et la représentation que vous vous en faites. Alors que le domaine sensible concerne l’ensemble des choses perceptibles, le sensoriel découle des cinq sens, les organes sensoriels. Aujourd’hui, le sensoriel peut être analysé et mesuré. Notre corps est une véritable carte sensorielle de capteurs et de cellules sensitives. Chaque cellule sensitive est spécialisée dans la réception d’un certain excitant. Elle « écoute » sans cesse et se tient prête à transmettre son information au reste de l’organisme. Elle réagit systématiquement aux excitations physiques ou chimiques, mais seules certaines donneront naissance à une sensation.
Ces sensations sont la base de notre champ d’expérimentation, elles sont vitales. Tout ce qui nous arrive forme notre expérience et notre connaissance des choses. Le cerveau se perfectionne au fur et à mesure de notre éducation sensorielle. L’homme existe et se construit individuellement par rapport à son environnement. Les sensations, une fois représentées et classées, constituent une véritable banque de données dans notre cerveau. La mémoire et l’expérience sensorielle vont constituer les deux éléments essentiels de notre vie.
Comment le sensible s’intègre dans le monde industriel
Un quotidien qui se remplit d’expériences et de nouvelles sensations favorise l’implantation de la technique dans nos foyers. Par exemple, la sensation du froid pour les aliments et les boissons en plein été est apparue avec les réfrigérateurs. Pour favoriser un quotidien agréable, des objets entrent dans nos vies au rythme de leur sortie des chaînes de fabrication.
L’acquisition matérielle est devenue un acte social. Toute notre vie s’accompagne d’objets, ils font partie intégrante de notre culture occidentale. C’est aussi devenu une référence à un certain mode de vie, une affirmation de soi-même. Les objets sont devenus le lien entre les hommes : il y a ceux qui les conçoivent, les produisent, les transforment, les distribuent, les vendent, les achètent, ceux qui fabriquent l’énergie pour les fabriquer;..
Les sens dans le produit
Nos objets nous définissent, affirment notre appartenance à une catégorie sociale dans un contexte culturel. Ils parlent de nous, pour nous. Au début, l’industrie met en avant la fonction : du prototype au produit, l’objet devient fonctionnel. Il doit être utile, logique dans son usage, et doit remplacer au mieux la main de l’homme ou alléger son effort.
Apparaît, ensuite, la préoccupation du nombre. Pourquoi ne pas distribuer au plus grand nombre et faire partager ce progrès à tous ? Une fois les foyers envahis d’objets ménagers multifonctions et de produits pratiques et esclaves, le nouveau souci de l’industrie est la qualité. Une qualité du produit dans son image et non pas dans la réalité d’usage du produit. L’entreprise se cherche une identité, une image de marque porteuse de valeur et de symbole. Les chartes graphiques fleurissent. L’esthétique devient le nouveau souffle industriel.
Arrive enfin la couleur, qu’il faut marier à une association forme/fonction. Le produit se décline en gamme, assure une multiplication de l’offre tout en maintenant la production à un prix compétitif. Ce perpétuel renouvellement répond au besoin de se différencier sur un marché concurrentiel, mais également de personnaliser le produit pour une cible. Les clients ne sont plus la masse que l’on a connue, mais ce sont des individus qu’il faut séduire en tant que tels.
Une nouvelle préoccupation occidentale : le sensoriel, ou trouver, pour chaque client, l’objet de sa différence
Les consommateurs ne constituent plus une masse, mais un nombre d’individus, tous différents, aux attentes spécifiques. Des tentatives innovantes voient le jour. Les objets semblent répondre à un nouveau cahier des charges. On nous parle de sensoriel, de tactile, d’olfactif et de sonore dans des domaines auxquels nous ne sommes pas habitués. C’est une réelle préoccupation de l’entreprise, une véritable stratégie de vente et de séduction du consommateur.
La tendance actuelle est de concevoir des objets sans lecture première. C’est-à-dire de donner le choix au consommateur de sa lecture. C’est à lui de décider si le produit lui conveint. On joue sur la sensibilité du consommateur, c’est à lui de trouver ses signes, les affects qu’il attribue au produit, les fonctions que doit remplir l’objet. C’est un processus d’appropriation totale que l’on propose au consommateur.
Actuellement, l’industrie tente de nous faire retrouver nos sens, de redonner les lettres de noblesse à notre olfaction, notre audition et à nos saveurs. La préoccupation actuelle est d’harmoniser perceptions – fonctions, de donner une image sensorielle globale à un produit. Il ne s’agit pas de privilégier un sens en particulier. Il s’agit de hiérarchiser les sens dans chaque produit, trouver ce qui lui correspondra le mieux. Les produits ont toujours eu une tendance anthopomorphe. Tous ces changements prétendent à une exigence de qualité globale pour le consommateur. L’industrie se tourne vers la « face sensible » du produit. Il est difficile dans l’état actuel des choses de dire si cette proéccupation n’est qu’une nouvelle manière de démarquer un produit dans un marché saturé ou s’il s’agit d’une préoccupation sociologique, qui touche tous les domaines en même temps.
Peut-on déceler là une « envie » de créateur, de designer, une intuition, ou plutôt un phénomène de société, une réponse à un besoin ?
La culture occidentale met davantage l’esprit en valeur ; le corps et les sens physiques moins. On peut penser que nos préoccupations qui tendent à rééquilibrer l’esprit et le corps sont légitimes. Dans le sensoriel, la notion de l’individu a des limites. Il y a la sensation désirée (je vais à la campagne pour respirer) et la sensation passive (une odeur m’arrive, je subis, je n’ai rien demandé, elle est non naturelle). Ce que nous propose l’industrie aujourd’hui, ce sont des sensations subies. Les aromatisants au pamplemousse ou à la vanille dans les toilettes des bureaux en sont un exemple. L’individu peut être saturé de subir ces sensations. Avoir le choix de ses propres sensations fait partie de la liberté de l’individu.
Le problème du sensoriel est caractéristique d’une population urbaine. Seuls les paysagistes urbains tentent de nous faire retrouver nos senss dans ces jaridns et parcs par la présence des éléments, de l’eau, de la terre ; par la possibilité d’une déambulaion, d’un horizon ou d’une intimité et par l’intensité des odeurs et des couleurs. Ces parcs sont devenus de véritables conservatoires nationaux de sens.
Comme nous utilisons peu, consciemment, nos sens au quotidien, il est peut-être logique de vouloir les utiliser, les découvrir ou les redécouvrir dans l’évolution actuelle de notre société (connaissance de notre corps, recerche de sensations différentes,…) L’arrivée de nouveaux secteurs de consommation comme les boutiques Nature et Découvertes ou Body Shop, et leur succès montrent que les changements de mentallités sont à prendre en compte dans l’industrie.
Si une vraie tendance existe, comment le sensible est actuellement traité dans l’industrie ? Qui va être « décideur » de nos nouvelles perceptions sensorielles ?
Dans un processus industriel, le traitement du sensible veut que chaque nouvelle donnée puisse se reproduire, se matérialiser, se répéter à volonté. L’industrie fabrique des multiples de produits. Ceci est l’une des plus grandes contraintes du traitement du sensible dans l’industrie. Pour l’instant, seul le sensoriel s’inscrit dans le processus industriel.
Pour prendre en compte ce que la société connaît du sensible, la meilleure réponse que nous ayons trouvée est le test. Si la science sait mesurer la qualité et l’intensité du stimulus (c’est-à-dire la mesure de l’impulsion électrique) , elle est incapable de mesurer le plaisir ou le déplaisir. Nous ne pouvons que l’évaluer, par le biais de différents tests : la méthode commune se base sur la traduction en mots de ce que ressentent les testeurs, ce qu’ils apprécient ou ce qu’ils rejettent.
Le but des tests est de passer d’une expertise empirique traditionnelle à une évaluation sensorielle méthodique. Aucun individu n’est similaire biologiquement et psychologiquement. Les tests vont permettre de faire un choix parmi l’ensemble des possibles industriels. L’analyse sensorielle se pratique essentiellement dans l’agroalimentaire pour vérifier le type de sensation associé à un nouveau produit.
La méthode du marketing
Le marketing demeure plus implanté dans l’industrie que l’analyse sensorielle. Elle cherche à savoir ce qui, au moment de l’étude, plaira, ce qui va pouvoir se vendre et satisfaire le consommateur. Pour cela, des tests sont organisés autour d’un prototype, d’un produit fini ou de plusieurs produits avec un panel de testeurs sélectionnés. Choisir d’exposer la méthode de l’analyse sensorielle et celle du marketing ne repose pas sur un jugement de valeur. Il ne s’agit pas ici de les comparer, mais de connaître les méthodes qu’utilise l’industrie pour comprendre le mécanisme d’apparition sur le marché d’un produit.
Dans l’évolution de l’analyse sensorielle, il est intéressant de voir que le facteur plaisir commence à prendre sa place. Initialement, ce service se différenciait du marketing par son refus hédoniste ; elle le rejoint par une voie plus « scientifique ». Nous sommes tout naturellement avides de plaisir, de « désir naturel et non nécessaire », comme le définit Epicure dans la « Lettre à Menécée » (306 Av JC.) La valeur gastronomique prime la valeur alimentaire, une bonne odeur sur une nauséabonde, une forme harmonieuse sur une laide… Nous sommes toujours en quête de nouvelles sensations et l’industrie l’a très bien compris.
La création d’objets se tourne doucement vers le sensible de nos produits, elle utilise les stimulations humaines pour séduire. La conception de produits cherche à maîtriser les sensibles du produit dans leur globalité.
Le concepteur de produit doit apprécier l’impact de son intervention sur le sensible pour continuer à nous stimuler, à exciter nos sens, tout en nous laissant libres de nos propres sensations. Son rôle est d’apporter de la nouveauté à nos capteurs : une sensation est comme une stimulation pour aller plus loin, pour pousser l’homme à se révéler, un plaisir d’exister en projetant son imaginaire dans le réel.
(Source : S. Amar – ENSCI)