Dans leurs laboratoires, des biologistes espèrent aujourd’hui pouvoir « fabriquer la vie ». Grâce aux formidables avancées des sciences et des techniques, nous disent-ils, «tout est possible». Et pourtant, dans nos sociétés postmodernes, cette vieille croyance qui fondait l’idéologie du progrès, garant du bonheur à venir, apparaît définitivement obsolète : la fin de cette idéologie a accouché en Occident de la domination sans partage de l’individualisme, qui mine désormais profondément le lien social. Comment expliquer ce paradoxe entre la technoscience triomphante et la profonde crise des fondements de la pensée qui caractérise notre époque ?
Dans un dialogue vif et atypique publié sous le titre « Fabriquer le vivant » (Edition La Découverte), le philosophe argentin Miguel Benasayag et le biologiste évolutionniste Pierre-Henri Gouyon, tissent les traductions organiques et sociales des manifestations vivantes.
Les tensions sont au coeur des explorations de ce livre où les auteurs traitent de la contradiction « insurmontable » d’une matière qui se donne toujours comme dynamique ou comme forme, d’une information qui ne se définit pas comme matière, ou du bricolage évolutif dont l’errance insupportable serait éliminée par la biologie de synthèse. Ils abordent la tendance réductionniste « qui tend à la dispersion, au point que certains phénomènes en deviennent illisibles ».
Soucieux de rendre compte de la complexité inhérente à la vie, en évitant le double écueil de l’irrationnel et du scientisme, Miguel Benasayag et Pierre-Henri Gouyon croisent les questions qui leur tiennent à coeur, bousculant les idées pour qu’émergent de nouvelles clés de compréhension du monde. Si la santé remplace le salut dans l’époque moderne, « il nous faut désormais libérer les corps des gènes, nouvelle instance métaphysique », soulignent les deux auteurs. Avec cette vigilance, pointe la résistance à l’individualisme, au mythe périmé du progrès et à l' »idéologie de la post-modernité qui veut que le monde ne soit pas autre chose qu’un ensemble d’agrégats construits ».
Il est bon de rappeler que l’unité du vivant est donnée par la perte, rappelle Miguel Benanayag. Et elle est menacée. « La culture n’est plus capable de déterminer des stratégies assez puissantes pour recoloniser la technique et l’économie, tandis que le vivant est entièrement capturé par des stratégies non vivantes, celles des macro-processus.
Le parcours de « décrassage mental » auquel nous invitent les deux compères s’achève par la réhabilitation du « non modélisable » à faire cohabiter avec le « modélisable », du « non-savoir » qui n’est pas synonyme d’ignorance. Il s’agit de laisser se déployer l’organique avec l’artéfactuel comme on le vit en médecine ou en psychanalyse.
(Article de Dorothée Benoit-Browaeys – Vivagora / Octobre 2012)
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