Comment les réseaux sociaux façonnent-ils nos pratiques alimentaires ? Vendredi 14 décembre, les résultats du projet de recherche ANR « Anamia » s’intéressant à l’anorexie et à la boulimie – « ana » et « mia » dans le jargon d’Internet – ont été dévoilés à la BnF (Paris), lors d’un colloque scientifique sur le phénomène « pro-ana » (pro-anorexie). Cet événement était l’occasion pour des experts internationaux et des chercheurs issus de plusieurs domaines des sciences sociales de discuter autour d’une approche inédite des sites web portant sur l’anorexie ou la boulimie. Le projet de recherche « Anamia » est coordonné par le sociologue Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS et Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech et à l’EHESS.
Usage du web et diffusion des troubles alimentaires
Dans les pays de l’hémisphère nord, on estime que le taux de mortalité lié à l’anorexie et à la boulimie atteint entre 5% et 10% par décennie – c’est l’un des plus élevés pour ce genre de troubles. L’enjeu est rendu encore plus complexe par le fait que les personnes atteintes de ces troubles alimentaires sont aujourd’hui des utilisateurs de technologies web et mobiles. Les créateurs des sites web consacrés aux troubles alimentaires sont le plus souvent des jeunes femmes qui souffrent de problèmes d’alimentation, et se retrouvent sur internet pour échanger autour de leurs expériences de vie. L’expression de leur condition va parfois jusqu’à décrire les méthodes pour s’affamer ou se faire vomir, ou encore à mettre en scène des photos personnelles ou de célébrités, retouchées et amincies.
Mais la découverte par l’opinion publique de ce type de contenus, considérés alors comme une apologie des troubles alimentaires, a vite entrainé la stigmatisation de cette population. Régulièrement désignés de façon péjorative comme « pro-ana » dans les récits relayés par les médias, ces sites web sont pourtant aussi vécus par leurs membres comme des vecteurs de coopération et de prise en charge autonome.
Questionner le phénomène au-delà des postions tranchées
Le colloque du 14 décembre 2012 a été l’occasion de questionner le phénomène pro-ana au-delà des positions tranchées. Derrière ce sujet se cachent en effet des enjeux importants qui traversent les frontières des disciplines scientifiques.
« Les communautés pro-ana », affirme le sociologue Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC) du CNRS et porteur du projet ANR Anamia, « sont un fait social au travers duquel il est possible de déployer et lire les enjeux actuels du corps et de l’alimentation : le rapport à l’image du corps, le rôle de l’autorité médicale mis à mal, la cacophonie alimentaire (trop de messages contradictoires, trop de tentations qui provoquent des réactions paradoxales). Bref, ces jeunes anorexiques s’avèrent être soumis aux mêmes tensions que les autres mangeurs/consommateurs dans les sociétés contemporaines… »
Parmi les participants étaient présents le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), l’épidémiologue Adam Drewnowski (University of Washington), l’historien Georges Vigarello (EHESS), la sociologue Madeleine Ackrich (Mines ParisTech) et Alain Giffard, directeur du GIS Culture & Médias numériques, ainsi que d’autres chercheurs de l’Institut Mines-Télécom et du CNRS.
Le projet ANR Anamia : étudier les troubles du comportement alimentaire sous l’angle des sociabilités
Soutenu par l’ANR et coordonné par l’EHESS, avec le CNRS, l’Institut Mines-Télécom, l’Université de Bretagne occidentale et Aix-Marseille Université, ce projet étudie depuis trois ans les communautés Internet des personnes atteintes de troubles des comportements alimentaires à l’aide de méthodes innovantes d’analyse des réseaux sociaux en ligne et hors-ligne.
Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech et à l’EHESS, et coordinateur du projet Anamia pour le volet scientifique, explique : « En déplaçant le prisme pathologique vers celui des usages des technologies et celui des sociabilités, on se donne les moyens d’obtenir des résultats surprenants. Le premier consiste à déjouer le stéréotype de l’adolescent « pro-ana » socialement isolé qui rechercherait sur Internet une échappatoire à ses manques. »
D’après les résultats de recherche, les sites web représentent en effet pour les personnes atteintes de troubles alimentaires un complément de socialité, des lieux où elles construisent des réseaux de solidarité. Ces internautes ne feraient donc pas une apologie acritique des troubles alimentaires. Au contraire, ils recherchent une complémentarité avec le système médical surtout quand ce dernier n’est pas en mesure de les prendre en charge. Les adolescents et les jeunes adultes habitant des « déserts médicaux » seraient tout particulièrement concernés. C’est pourquoi, une part des intervenants du symposium indique que la répression de ces sites, prônée par certains hommes politiques, est une « mauvaise décision en termes de santé publique ».
En savoir + sur le projet Anamia : http://www.anamia.fr
(Source : CNRS – 14 Déc 2012)
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