L’IA au service de la protection des baleines ou retrouver la capacité d’écouter l’océan

Interview exclusive de Michel André

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As part of the Call to Earth Day, qui s’est tenu le 3 novembre dernier, CNN mettait en lumière les urgences environnementales auxquelles notre planète est confrontée avec pour thème principal la protection des océans et de la biodiversité marine. A cette occasion, UP’ a interviewé en exclusivité Michel André, pionnier de la bioacoustique marine qui œuvre depuis 1990 à la protection des baleines.

Les baleines communiquent par des sons et se retrouvent en collision avec des navires, à cause du bruit de l’activité humaine. Afin de les protéger, le bioacousticien français Michel André a créé, avec ses équipes, le logiciel LIDO pour localiser les baleines et envoyer l’information aux navires. Le programme LIDO, à l’écoute de l’océan profond, est un réseau de 150 observatoires répartis dans le monde, en mer comme dans les forêts tropicales. Il permet aux scientifiques et au public, via des capteurs acoustiques de suivre la biodiversité en temps réel sur une interface en ligne. Il vient d’être mis en place au Chili par l’initiative Blue Boat en octobre, l’objectif étant de permettre un déplacement sécurisé aux baleines migratrices. Professeur à l’Université polytechnique de Catalogne (BarcelonaTech, UPC) et Directeur du laboratoire de bioacoustique appliquée (LAB), Michel André initie ainsi différents programmes de technologies innovantes pour réduire au silence les sons d’origine anthropique. Il est également le fondateur de la fondation The Sense of Silence (2014), dont Mélanie Laurent est la marraine.

UP’ : L’activité humaine cause de nombreux dommages à l’océan. L’acoustique sous-marine est-elle concernée aussi ?

Michel André : Les activités humaines ont toujours eu un effet négatif sur l’océan, en particulier au niveau acoustique. Il y a un peu plus d’un siècle, lorsque l’exploration et l’exploitation de la mer est devenue industrielle, nous n’avions aucun moyen pour mesurer l’impact du bruit dans le milieu marin. Nous ne savions déjà pas que le milieu marin était régi par le son. Durant toute l’histoire de l’humanité nous avons ignoré cette dimension acoustique qui est pourtant centrale à la vie dans les océans. Le son est le seul support d’information que toutes les espèces animales et végétales dans l’eau peuvent capter et échanger. Dans l’océan, le son est la vie. La lumière ne peut pas pénétrer à plus de quelques mètres sous la surface. C’est donc le son qui permet cet échange d’informations vitales pour les océans. L’oreille humaine n’est pas faite pour entendre sous l’eau. Nous avons donc ignoré cette dimension sonore pendant toute l’histoire de l’humanité. Ce n’est qu’il y a 40-50 ans que la technique nous a permis d’entendre pour la première fois sous l’eau et ainsi mesurer ces sons. Nous nous sommes alors rendu compte que l’activité humaine avait introduit depuis 80 ans un bruit considérable dans les océans, source de pollution. Cela a affecté tous les échelons de la chaîne alimentaire, non seulement les cétacés, mais aussi les poissons, plantes aquatiques et invertébrés.

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UP’ : Est-ce que les sons produits par les activités humaines peuvent exercer une influence ou interférer avec la vie marine ? Quels dommages sont causés et quelles sont les espèces affectées ?

MA : Nous avons maintenant des données suffisamment claires et conséquentes qui démontrent que toutes les activités humaines introduisent du bruit dans l’eau sont une source de pollution. Au début, nous pensions que les cétacés seraient ceux qui souffrent le plus de cette pollution sonore. Il est connu qu’ils échangent des informations acoustiques vitales en permanence pour communiquer, se reproduire, s’orienter. En tant que communauté scientifique, nous avons concentré nos efforts pendant plus de 20 ans sur les 90 espèces qui forment l’ordre des cétacés. Depuis 2011, notre laboratoire a pu démontrer que les invertébrés marins, composés de centaines de milliers d’espèces (méduses, oursins, coraux…) ne sont pas capables de percevoir la pression acoustique, mais perçoivent la composante mécanique, vibratoire du son. Lorsque ces organismes se retrouvent exposés à des sources artificielles telle que l’activité humaine, ils développent des pathologies que l’on trouverait chez des mammifères exposés à des sources sonores de très haute intensité. Ces lésions sont alors permanentes. En conséquence, ces invertébrés ne peuvent pas continuer à vivre, à se nourrir et à se reproduire. La mort arrive au bout de quelques jours.
Notre laboratoire a aussi découvert que les plantes aquatiques, en particulier les herbiers de posidonie, possèdent des organes sensoriels responsables de la gestion de la gravité dans l’eau. S’ils sont exposés à une source sonore humaine, ils présentent des traumatismes incompatibles à leur propre survie. C‘est donc toute la chaîne alimentaire qui est affectée par ce bruit. Aujourd’hui, il y a très peu de zones qui restent vierges de ce bruit. Parmi elles, les pôles, l’Antarctique en particulier. Elle est protégée par un traité qui empêche certaines activités humaines. Il s’agit donc d’un problème général auquel il faut porter une solution globale.

UP’ : Vous avez travaillé à la protection des baleines depuis 1990. Ces animaux communiquent par le son et se retrouvent en collision avec des bateaux à cause du bruit de l’activité humaine. Dans l’objectif d’aider, vous avez développé un logiciel. Que fait-il ? Comment peut-il nous aider à comprendre les océans ?

MA : L’effort a été porté sur les cétacés à cause de collisions dans les îles Canaries. Il s’agissait d’un exemple parmi les autres phénomènes de collision du reste du monde. Nous avons développé un système qui permet d’être à l’écoute de ces cétacés et de transmettre leur position. Nous pouvons ainsi alerter les capitaines de bateaux afin qu’ils modifient leur trajectoire de quelques centaines de mètres. Le logiciel, composé de plusieurs programmes, s’appelle LIDO – Listen to the Ocean. Avant de pouvoir traiter l’information, il faut une oreille artificielle qui soit capable d’émuler la capacité des cétacés à entendre sous l’eau. Ces sons sont alors adaptés à notre propre capacité d’entente. La capacité humaine est limitée entre 20Hz et 20 000Hz. Avec LIDO, nous pouvons capter toute fréquence au-delà de ce spectre humain. Nous obtenons ensuite une analyse complète. Une fois que le son est capté, les données sont envoyées à un cerveau artificiel, par un système d’Intelligence Artificielle et de reconnaissance automatisées. Il permet d’extraire tous les paramètres des sons captés et d’identifier les sources qui les produisent. En temps réel nous analysons ces sources et ensuite ce cerveau artificiel transmet ces données à nos serveurs situés à Barcelone, à Vilanova i la Geltrú. C’est là que se trouve le laboratoire d’application bioacoustique qui appartient à l’université polytechnique de Catalogne : Barcelona Tech. Ces données arrivent immédiatement à nos serveurs et nous transmettons l’information par Internet quelques secondes après avoir capté ces sons. Nous pouvons alors étudier les interactions entre les différentes sources. Cela nous permet d’isoler les sons produits par les baleines et d’alerter les opérations en cours qui pourraient affecter ces populations.


Mais ce n’est pas la seule utilité de ce logiciel. Au travers d’indices écho acoustiques, nous pouvons déterminer l’état de conservation d‘un habitat et établir l’état dynamique de conservation de cette région surveillée. Cette capacité nous permet d’observer les changements de l’équilibre initial et de les attribuer à une pression externe, comme le changement climatique ou l’activité humaine. Ces évolutions nous alertent donc sur la nécessité d’agir et de prendre des mesures de mutilations. C’est ce que nous proposons aux gouvernements, administrations publiques, opérateurs en mer : offrir un outil de gestion basé sur la bioacoustique qui va permettre de prendre le pouls des océans, mais aussi d’alerter d’éventuels problèmes.

UP’ : Qu’est-ce que l’initiative Blue Boat ? Quels en sont les objectifs et possibilités de déploiement à petite échelle ?

MA : L’initiative Blue Boat est née d’un partenariat avec la fondation MERI au Chili. Elle étudie les baleines depuis plus de dix ans dans le golfe du Corcovado. Il s’agit d’une région très spéciale car lorsque le Panama n’existait pas, la totalité du trafic maritime empruntait le détroit de Magellan et remontait le long de la côte chilienne. Il passait entre le continent et l’île Chiloé, où se trouve le golfe du Corcovado. Le trafic maritime était donc très important, mais moins qu’aujourd’hui. Il se trouve que ce golfe est le lieu de reproduction et d’alimentation de plusieurs espèces de baleines comme la baleine bleue mesurant plus de 35 mètres, et qui est le plus grand animal que la Terre ait porté. C’est une région vraiment exceptionnelle, il s’agit d’un laboratoire naturel où nous étudions les interactions entre ces 5-6 espèces qui cohabitent avec ces activités humaines. Avec la fondation MERI, nous avons mis en place la technologie anticollision, développée grâce au Prix Rolex il y a plus de 30 ans. C’est cette technologie qui a donné lieu au programme international LIDO. Il dispose maintenant de plus de 150 observatoires dans le monde pour mesurer cette pollution sonore. C’est la première fois que ce système est mis en place dans l’objectif d’éviter les collisions avec ces grandes baleines bleues et comprendre l’état de santé de leur habitat.

Cette première bouée a été mise en place le 13 octobre dernier et ce n’est que la première d’une série qui va continuer à être installée. L’objectif de ce programme est de suivre la migration des baleines de la Patagonie chilienne jusqu’en Alaska. L’implication des gouvernements de la côte Est du Pacifique est donc cruciale pour continuer à déployer cette technologie et ainsi assurer la survie de ces baleines. Elles jouent un rôle fondamental dans l’océan mais aussi pour la planète. Dans leur vie, elles absorbent chacune plus de 30 tonnes de dioxyde de carbone qui ne sera pas relâché dans nos sphères. Cela équivaut à l’action que font mille arbres durant leur vie.
Il est absolument vital d’éviter ces collisions et la mort de ces grands cétacés. Il s’agit d’un projet très ambitieux et nous avons besoin de partenaires et de personnes qui nous font confiance pour arriver à terme. Le temps presse. Aujourd’hui, de nombreux signaux en provenance des océans comme des forêts tropicales nous indiquent l’urgence actuelle. En Amazonie en particulier, nous suivons la biodiversité avec la même technologie que celle du milieu aquatique. Nous devons mettre en place des mesures pour essayer de comprendre l’état de conservation et apporter des mesures de mutilations. Sinon, il sera trop tard et la planète ne sera plus ce qu’elle était. L’urgence est là.

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Interview by Fabienne Marion

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