Le 29 décembre 1959, Richard Feynman, l’un des plus grands scientifiques du XXe siècle (Prix Nobel de physique en 1965) prononça, à l’occasion du congrès annuel de physique des États-Unis, un discours tout à fait extraordinaire qui est resté célèbre. Son intervention s’intitulait « Il y a un monde en dessous de nous » et imaginait rien de moins que la possibilité de maîtriser un jour l’énergie et la matière au niveau atomique ! Feynman illustra son propos d’un exemple qui résonne aujourd’hui d’un écho singulier en prédisant qu’il serait possible de stocker toute une encyclopédie dans un volume de l’ordre d’une tête d’épingle !
Plus de 50 ans après cette intervention visionnaire, la prédiction de Feynman n’est pas loin de se réaliser puisqu’aujourd’hui, la totalité des vingt volumes de l’encyclopédie britannique tiendrait sans problème sur une clé USB de capacité moyenne et même sur les dernières puces mémoire du type « Micro SD » qui peuvent stocker 64 Go sur moins d’un centimètre carré.
Plus d’une génération après le discours de Feynman, en 1985, la découverte des fullerènes, une structure composée de 60 atomes de carbone formant des facettes pentagonales ou hexagonales, marqua véritablement le début des nanotechnologies. En 1991, la découverte des nanotubes de carbone par le physicien japonais Sumio Lijima constitua une nouvelle étape décisive dans le développement de ce nouveau champ d’exploration et d’utilisation de l’infiniment petit.
Il n’est pas question ici de faire une présentation exhaustive de l’ensemble des bouleversements que sont en train de provoquer les nanotechnologies dans les différents secteurs d’activités industriels. Mais il faut néanmoins rappeler que trois domaines éminemment stratégiques sont en train de connaître une véritable révolution en entrant dans ce Nanomonde : l’énergie, l’électronique et les sciences de la vie.
Dans le domaine de l’énergie, des chercheurs de l’école polytechnique de Zurich en Suisse, dirigés par Maksym Kovalenko, sont ainsi parvenus à mettre au point des batteries lithium-ion, composées de nano cristaux en étain, capables de stocker une plus grande densité d’énergie. Grâce à cette avancée technologique, cette batterie peut stocker deux fois plus de puissance à volume égal que les meilleures batteries actuelles.
Autre exemple : une équipe de recherche helvéto-danoise a mis au point un «nanofil» capable de concentrer la lumière du soleil jusqu’à un niveau quinze fois supérieur aux technologies actuelles. Grâce à leurs propriétés physiques exceptionnelles, ces nanofils ont pulvérisé la barrière théorique, réputée infranchissable du rendement énergétique des cellules solaires et pourraient permettre de produire des panneaux solaires photovoltaïques ayant un rendement dix fois supérieur aux panneaux actuels.
Dans ce domaine si crucial de l’énergie, il faut évidemment citer à nouveau la société McPhy Energy, qui a mis au point une solution très innovante de stockage de l’hydrogène sous forme solide, en utilisant des hydrures de magnésium. Là encore, le recours aux nanotechnologies s’est avéré décisif puisque cette percée n’a été possible qu’en maîtrisant la production de cristaux d’une taille de seulement 10 nm, dont la structure atomique permet la capture et la libération d’hydrogène à basse pression.
Dans le domaine des piles à combustible, les nanotechnologies sont également en train de permettre des avancées majeures. Le CEA a ainsi annoncé il y a quelques mois qu’il avait réussi à mettre au point un nouveau type de piles à combustible dans lesquelles les métaux nobles et coûteux, comme le platine, sont remplacés par du nickel pour l’anode et des nanotubes dopés à l’azote pour la cathode. Cette prochaine génération de piles à combustible, tout en étant aussi performante que les piles actuelles, devrait être bien moins coûteuse à fabriquer. Grâce aux nanotechnologies, c’est donc un verrou majeur qui est en train de sauter et ouvre la voie à la généralisation des véhicules à hydrogène.
Mais les nanotechnologies sont également en train de révolutionner un autre domaine stratégique, celui de l’électronique et des télécommunications.
Fin 2012, des chercheurs IBM ont ainsi annoncé qu’ils avaient réussi à intégrer sur une seule puce plus de 10 000 nanotubes de carbone faisant office de transistors. Ces scientifiques précisent qu’ils maîtrisent la fabrication de transistors en nanotubes d’une taille de seulement 9 nm et que ces nouveaux composants, ne reposant plus sur le silicium, seront au moins dix fois plus rapides que les transistors actuels.
Outre-Rhin, des physiciens de l’université de Munich, en Allemagne ont démontré qu’il était possible de stocker les informations dans des nanotubes, sous forme de « qbits » quantiques.
Ces chercheurs allemands sont en fait parvenus à stocker l’information sous forme de vibrations mécaniques, en utilisant les nanotubes de carbone comme des cordes d’instruments que l’on fait vibrer à des fréquences particulières. L’information produite par cette technique peut être conservée suffisamment longtemps -environ une seconde- pour être lue et écrite par un faisceau laser.
Mais les nanotechnologies peuvent également s’afficher de manière concrète dans notre vie quotidienne. Des chercheurs de l’Agence de recherche scientifique et technique de Singapour viennent ainsi de présenter un film de 0,1mm d’épaisseur qui permet de transformer son écran de mobile en écran 3D.
Pour réussir cette prouesse, les chercheurs singapouriens ont conçu des nano-lentilles qui ont une taille de seulement 50 nm. En assemblant rigoureusement 500 000 de ces nano-lentilles, il devient possible, à l’aide d’applications logicielles spécifiques, d’afficher des images en trois dimensions de très bonne qualité.
Le dernier domaine, mais sans doute le plus important, dans lequel les nanotechnologies vont avoir un impact absolument majeur est celui de la biologie et de la médecine.
En matière de dépistage et de diagnostic, les nanotechnologies sont également en train de s’imposer. Des chercheurs de l‘Université de Californie, menés par Hsian-Rong Tseng, ont par exemple développé une méthode qui permet d’isoler et d’analyser les cellules cancéreuses qui se détachent des tumeurs et circulent dans le sang.
Concrètement, lorsque le sang passe à travers la puce, des fibres nanométriques, recouvertes d’anticorps de protéines qui correspondent à des protéines sur la surface des cellules cancéreuses, agissent comme du velcro, et piègent les cellules malades. Ce système permet une analyse biochimique très fine de la tumeur et fournit des informations précieuses sur les risques de métastases.
D’autres chercheurs américains de l’université de Stanford ont mis au point une nouvelle technique qui utilise des nanoparticules de silice comme vecteur pour acheminer des cellules-souches jusqu’à l’organe-cible. Grâce à cette méthode, ces cellules-souches deviennent parfaitement visibles et traçables et il est possible de suivre le trajet dans le corps du malade, pour vérifier notamment l’efficacité thérapeutique du traitement choisi.
Cette vague d’innovations nanomédicales ne cesse de s’amplifier et il y a quelques semaines, des chercheurs de l’université du Missouri ont annoncé qu’ils avaient mis au point un procédé permettant d’attaquer les cellules cancéreuses à l’aide de nanoparticules d’or rendues radioactives.
La France est également à la pointe de ces recherches et il faut citer les remarquables travaux du professeur Patrick Couvreur qui travaille au CNRS. Son équipe a conçu un nouveau type de nanoparticules biocompatibles à base de caoutchouc naturel synthétique, qui sert de vecteur à des molécules anticancéreuses. Ces macromolécules sont capables de s’auto assembler de manière à devenir biologiquement actives.
Il faut également citer, dans cette émergence de la nanomédecine, le succès mondial de l’entreprise française Nanobiotix, dont le fondateur et président, Laurent Lévy, vient de se voir décerner il y a un mois, le Prix de l’entrepreneur de l’université de Buffalo aux États-Unis.
Le produit phare de cette société, le NBTXR3, vise à détruire des cellules cancéreuses en décuplant localement, au sein de la tumeur, la dose de rayons émis par un appareil de radiothérapie classique. Pour parvenir à ce résultat, on injecte dans la tumeur des nanoparticules d’oxyde d’hafnium, une molécule qui a pour particularité d’émettre des quantités très importantes d’électrons quand elle est exposée à des radiations ionisantes.
Cette technique permet d’administrer aux patients des radiothérapies d’une intensité et d’une efficacité qui seraient simplement impossibles à atteindre avec les méthodes actuelles. Fin 2012, les premiers essais sur des patients atteints de sarcome ont confirmé l’efficacité de cette technique révolutionnaire.
Enfin, les nanotechnologies ont également bouleversé les recherches concernant le fonctionnement et l’organisation du cerveau humain.
Après trois ans de travail, des chercheurs français de l’institut des neurosciences des systèmes de l’université d’Aix-Marseille (Inserm), ont annoncé récemment la mise au point d’une puce, dix fois plus fine qu’un cheveu et dix fois plus sensible que les composants actuels, constituée de matériau organique et de transistors microscopiques, capable de capter et d’enregistrer l’activité électrique du cerveau.
Ce nouvel outil devrait permettre des avancées majeures dans le domaine des neurosciences et pourrait également faciliter la réalisation d’interfaces cerveau-machine bien plus performantes pour les personnes paralysées.
Ce rapide panorama des avancées fulgurantes des nanotechnologies dans l’ensemble du champ scientifique montre de manière particulièrement éclairante à quel point les frontières disciplinaires multiséculaires, longtemps considérées comme immuables, sont en train de se brouiller et d’évoluer.
On voit en effet que, dans des domaines aussi différents que les nouveaux matériaux, l’électronique, l’énergie, le fonctionnement du cerveau ou le traitement du cancer, les nouvelles avancées conceptuelles et les innovations de rupture ne sont possibles que dans le cadre d’une approche transversale et transdisciplinaire qui associe de manière étroite mathématiques, informatique, physique et biologie.
La « contamination » conceptuelle est d’ailleurs à double flux : on voit en effet à quel point les structures et mécanismes biologiques fondamentaux sont devenus des sources d’inspiration incontournable pour faire progresser les innovations dans tous les domaines technologiques industriels.
Mais le contraire est également vrai et il est à présent impensable de vouloir réaliser des avancées majeures en biologie et médecine sans recourir à l’utilisation massive des mathématiques et de l’informatique mais également des outils d’analyse physique les plus pointus.
Si l’on peut se réjouir que l’Europe ait eu la volonté politique de lancer un ambitieux programme de recherche sur le cerveau humain (Le Human Brain Project), on peut regretter qu’elle n’ait pas fait la même chose concernant les nanotechnologies car l’exploration et la maîtrise de cette nouvelle dimension scientifique et technique sera décisive au cours de ce siècle, comme l’ont bien compris les États-Unis et le Japon qui se donnent, eux, les moyens de rester en tête dans cette compétition mondiale.
Souhaitons que nos responsables politiques aient la clairvoyance nécessaire pour lancer un grand projet de recherche fondamentale, dégagé des contraintes économiques du moment, pour explorer ce nanomonde extraordinaire qu’avait pressenti Feynman et en exploiter les immenses potentialités.
René TRÉGOUËT, Sénateur Honoraire – Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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