Alors que le 9 décembre 2022 a été officiellement lancée la convention citoyenne sur la fin de vie, doit-on se préparer à une nouvelle législation favorable à une assistance médicale active à mourir par suicide assisté ou par euthanasie : à une mort sur ordonnance ?
Une assistance médicalisée à la mort donnée
Vivre sa vie, en assumer chaque instant sans être assigné à anticiper l’échéance de notre mort et cette exigence de responsabilité comprise comme l’exercice d’une maîtrise exercée sur les conditions de sollicitation de la mort donnée, est un acte de liberté, l’affirmation de valeurs d’humanité auxquels je ne renonce pas.
Je m’oppose à la revendication de la mort dans la dignité instituée dans une législation qui fixerait les règles d’une assistance médicalisée en fin de vie autorisant l’injection létale, l’euthanasie.
Accompagner en société la personne jusqu’au terme de son existence, lui permettre d’accéder aux soins qui apaisent ses souffrances, à la sollicitude de présences bienveillantes et compétentes respectueuse de ce qu’elle est, attentive à ses attentes, est un devoir d’humanité qui nous engage là même où la tentation de l’abandon menace à tout instant.
À l’épreuve de circonstances qui déjouent bien souvent les illusions de maîtrise, les a priori ou les représentations idéalisées ou idéologisées de ce que serait un « bien mourir » ou une « mort dans la dignité », les vérités théoriques s’avèrent décevantes et trop souvent inconsistantes. Les dialogues intimes et ultimes dont témoigne l’expérience d’une relation vécue jusqu’à l’instant de la mort, engagent au discernement, à la rigueur et à l’humilité. Le dire et le dit nous interpellent et nous saisissent en ce que nous sommes, et signifient tant de ce qui nous attache non seulement à l’existence mais également les uns aux autres, dans cette solidarité plus essentielle à l’approche de la séparation.
Il me paraît donc nécessaire de ne pas renoncer dans l’empressement des conjonctures et des opportunismes aux valeurs et aux fidélités indispensables, de ne pas dénaturer l’esprit de fraternité par envie précipitée d’euthanasie, au nom d’une conception de la dignité dont je comprends pourtant parfaitement ce qu‘elle révèle de notre dénuement moderne face à l’idée d’avoir à vivre sa mort.
Une telle exigence en appelle certainement au courage de penser, aussi sérieusement que les droits en fin de vie, nos responsabilités en société auprès des personnes vulnérables dans la maladie, le handicap, les restrictions de leur autonomie, ainsi que l’exposition à ces autres formes de négligences, de mépris ou de relégations indignes des idées d’égalité et de fraternité que prône notre République. Ces révocations assimilées à une « mort sociale anticipée » provoquant une souffrance existentielle dont aucune sollicitude n’atténuerait la détresse, pourraient justifier demain, au seul constat de la défaillance de notre sollicitude, une assistance médicalisée à la mort donnée.
Ne pas y sacrifier une certaine idée du vivre ensemble
Ce ne sont pas tant les conditions de prises de décisions difficiles qui défient nos conceptions et nos représentations des droits de la personne en fin de vie, que l’urgence de ne pas y sacrifier une certaine idée du vivre ensemble, du vivre avec.
Le contexte actuel est révélateur d’une impatience savamment entretenue à légiférer en faveur de l’euthanasie. Cela en recourant à des stratégies qu’il conviendrait d’analyser en des termes moins simplificateurs que ces slogans qui, par exemple, invoquent l’urgence de « restituer une liberté confisquée » à la personne qui souhaiterait qu’un médecin mette fin de la sorte à son existence. Il ne s’agirait plus tant de débattre de la justification légale de l’euthanasie que d’arrêter le calendrier parlementaire qui permettrait de consacrer enfin cette « dernière liberté ».
La dignité, l’autonomie, les droits de la personne, la diversité des cultures et des traditions, des sensibilités et des choix doivent d’autant plus être reconnus et respectés au cours de ces périodes de vulnérabilité que constitue la phase terminale d’une maladie ou d’un handicap évolutif, à un moment donné sans autre issue que la mort à brève échéance. Pour autant, la période dite de fin de vie ne saurait se limiter aux moments ultimes d’une existence et n’inclure que la préoccupation de l’accès aux soins palliatifs ou d’une assistance médicalisée à la mort par le recours au suicide assisté ou à l’euthanasie. Les périodes d’échappement aux traitements, de récidive ou de complications difficiles à contrôler peuvent s’inscrire sur une durée plus ou moins longue. Le sentiment d’errance thérapeutique, un manque de suivi dans l’accompagnement, le manque d’un projet de soins pertinent, cohérent, concerté et explicite, constituent autant de facteurs qui exacerbent la sensation d’une destitution de la moindre considération, d’une perte de reconnaissance et d’une indifférence équivalentes à une déchéance. Cette épreuve de la relégation, n’est pas conciliable avec le désir d’aller plus avant dans l’existence. Elle incite parfois à rompre le lien avec une vie spoliée de ce qui lui conférait une inaliénable valeur.
Comment penser aujourd’hui une approche du mourir qui ne trouve pas sa seule dignité dans l’affirmation d’une idée de maîtrise en sollicitant d’un médecin la mort donnée ?
Comment penser le temps d’une existence qui s’achève sans être assigné à tout anticiper, à tout réguler selon les normes d’une mort volontaire envisagée comme un « bien mourir » dès lors qu’on en a décidé de son ordonnancement et son heure ?
Comment attester d’une attention responsable, autre que compassionnelle aux réalités sociales de l’exclusion ou du déni en fin de vie ?
Comment envisager l’indignation au-delà d’une posture intellectuelle ou d’une protestation éphémère ? Il n’est de véritable courage que d’assumer nos fragilités, fussent-elles mortelles. C’est dans cette acceptation de nos limites – une intelligence du réel jusque dans ses vérités intimes – que nous pouvons trouver la force d’inventer de la vie, y compris quand elle ne semble plus accessible.
Il est justifié de se demander de quel état d’esprit sont révélateurs nos débats relatifs à la fin de vie médicalisée. Quelles références et quels critères mobilisent-ils ? Quelles en sont les significations et les conséquences sur la vie démocratique ? Affectent-ils ses principes ? Y gagne-t-elle en valeurs ne serait-ce qu’en termes de justice, de solidarité, de confiance, d’obligations partagées ?
Chacun aspire à vivre sa vie jusqu’au bout, chez soi, de manière digne, en société. La vision d’une mort instrumentalisée et anonyme dans le contexte technique d’un service hospitalier est une source d’effroi que l’on refuse, quitte à solliciter de la médecine le dénouement anticipé, faute d’autres solidarités espérées.
Pour achever dignement son existence, encore faut-il avoir le sentiment de l’avoir pleinement vécue, y compris lorsqu’en phase terminale l’attente de l’instant qui vient peut ne pas être celle de la mort prochaine. Encore convient-il de reconnaître, d’assumer et de donner une audience parmi nous à cette ultime liberté de l’attente, absolument différente de celle de la mort sollicitée, de la mort donnée, parfois dans la précipitation, comme si de rien n’était et que l’on s’habituait déjà à ce que la mort de l’autre soit un acte délégué à un médecin garant du devoir de « bien mourir ».
Emmanuel Hirsch, Professeur émérite d’éthique médicale, université de Paris-Saclay
Auteur notamment de Faut-Il autoriser l’euthanasie ? (éditions First), de Vincent Lambert, une mort exemplaire ? (éditions du Cerf)