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Beauté(s)

Beauté(s) – Collectif sous la direction de François-Marie Deyrolle, Camille Saint-Jacques et Eric Suchère – Editions l’Atelier contemporain, 18 août 2023 – 136 pages, 20 illustrations

Dans la dernière édition de L’origine des espèces (1856) Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Le temps a passé et la réponse à la question que se posait Darwin semble de plus en plus échapper à la philosophie et à l’esthétique pour devenir l’affaire de l’anthropologie, des naturalistes et de la sociologie. En matière d’art, la fin des prétentions de l’universalisme européen et celles aussi de « l’exception humaine » (J-M. Schaeffer) renouvellent les questions concernant l’origine de nos conduites esthétiques : quand et comment sont-elles apparues ; quels en sont les moteurs ; sont-elles exclusivement humaines… ? Si les pratiques contemporaines depuis une quarantaine d’années ne rejettent plus l’idée de beauté plastique, elles y sont parfois (souvent) indifférentes comme si cette notion qui a longtemps dominé l’art était marginale. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Beautés ouvre donc l’enquête en interrogeant artistes et penseurs dans le but de documenter les enjeux.

Poursuivant son effort d’interrogation du paradigme esthétique dominant et de déhiérarchisation de la culture, Beautés, cette fois, creuse et complique la question, à laquelle la destinait son nom, de la « beauté ». Cela revient à faire le pari qu’il peut jaillir une pensée prolixe et plurielle d’une aporie énigmatique : la beauté étant ce qui échappe toujours quand on tente de la définir, ou, pour le dire avec Maurice Blanchot, « ce qui se dérobe sans que rien ne soit caché ».

Cela, cependant, ne signifie pas qu’on ne puisse rien en dire. Au contraire, la beauté est peut-être ce qui par excellence met en mouvement la pensée. Prenant acte de la fin d’une prétention européenne à l’universalisme, comme de la fin de la prétention à « l’exception humaine » selon la formule de Jean-Marie Schaeffer, Beautés croise des approches philosophiques, anthropologiques ou sociologiques (celles de Yves Le Fur, Michel Thévoz, Yves Michaud, Philippe Descola) et des réflexions esthétiques, éthiques, politiques de plusieurs artistes contemporains (dont Claire Chesnier, Estèla Alliaud, Fabrice Lauterjung).

Ainsi Yves Le Fur cherche-t-il à « débusquer de la beauté dans de nombreux domaines qui ne relèvent pas des catégories habituelles », comme celui des pierres recelant des paysages cosmiques, ou celui de la sculpture africaine, dont la perception est souvent biaisée par un ethnocentrisme. Mais on peut songer aussi aux hypothèses théoriques et pratiques formulées par Claire Chesnier, qui interroge la possibilité de « coudre ensemble une averse », pour suggérer que « définir le terme de beautés reviendrait à encapsuler une multitude intenable ».

La morale de l’histoire racontée par ces différentes voix issues des champs des sciences humaines et de l’art est peut-être que, si la beauté est avant tout « ce qui se dérobe », ce qui échappe, qu’on ne peut ni rechercher ni prévoir, elle est pourtant là, à portée de chacun de nos regards jetés dans l’insignifiance quotidienne. C’est du moins ce que suggère avec justesse Michel Thévoz : « On s’avisera peut-être bientôt, mais trop tard, que, à l’aube du troisième millénaire, l’art était partout, sur les façades urbaines, sur les wagons de chemin de fer, parfois même sur les voitures de police, partout sauf dans les centres d’art contemporain et dans les espaces institutionnellement dévolus. Je conclurai sans craindre l’emphase : les graffitis n’ont que faire de la beauté, sauf à la redéfinir dans son rapport avec l’horreur. Ils nous mettent en arrêt devant “la Chose” en putréfaction : le capitalisme. »

Extraits

Camille Saint-Jacques : Sens of Beauty
Le sens du beau est-il le propre de l’homme ? Darwin est le premier à poser cette question qui est depuis sous-jacente dans bien des démarches artistiques. Au-delà de son intérêt esthétique, le « sens of beauty » évoqué par le scientifique s’inscrit dans les réflexions écologiques actuelles sur l’unité du vivant.

Claire Chesnier : Beautés
Quelle beauté produit la couleur ? Claire Chesnier, peintre, évoque l’irisation du visible, ce qui tra-verse nos existences, nous baigne d’une multiplicité sensible.

Jean-Charles Vergne : Beautés
Le sentiment esthétique n’est pas un, mais une « friction de sentiments contradictoires ». La beauté n’est pas une, mais multiple. Née d’une fulgurance, elle se répand et essaime pour produire sans cesse autre chose que son origine.

Fabrice Lauterjung : Beauté par agrégation
Fabrice Lauterjung, cinéaste, revient sur son dernier projet autour de Joyce et du pont de Beaugency pour y essayer de définir la place de la beauté que la beauté y tiendra : un agencement de sources multiples proliférantes et flottantes.

Yves Le Fur : Des statues d’Afrique et la beauté
Le goût des autres nous déroute, nous séduit, nous inspire… Partant de l’exemple de l’intérêt d’Helena Rubinstein pour l’art africain, Yves Le Fur montre comment « cette beauté étrange » s’est diffusée dans notre mode de vie à travers la mode, le cosmétique, le design et l’aide de nombreux artistes et écrivains.

Vincent Dulom : La beauté(s) de la peinture
Pour reprendre le postulat de Vincent Dulom, peintre, la beauté en peinture est une expérience sai-sissante du corps, flottement léger du réel, saisi par son regard, d’un corps qui éprouve avant de penser.

Philippe Descola : Les formes du visible
Dans Les Formes du visible, Philippe Descola redéfinit d’un point de vue anthropologique la nature des images en distinguant 4 grands registres : animiste, naturaliste, totémiste et analogique qui fa-çonnent notre perception en fonction de notre appartenance culturelle. Ainsi se dessine l’amont de nos critères esthétiques.

Estèla Alliaud : La part qui échappe
Pour Estèla Alliaud, sculptrice, « ce qui fait une pièce, sa substance, ou sa beauté c’est tout ce qui survient entre ce qui était prévu et ce qui arrive ». La beauté n’est pas préexistante mais le produit d’un processus intuitif.

Michel Thévoz : Prostitution sacrée
Le langage est fasciste, disait Roland Barthes, il nous force à penser par oppositions précontraintes. Ainsi le concept casse-pied de beauté s’impose-t-il comme la dénégation d’une horreur primitive indistincte. Le graffiti contemporain présente l’intérêt de déjouer le paradigme idéologique beau-té/laideur.

Armelle de Sainte-Marie : La beauté / Bribes
La beauté est un rapport entre le corps et le monde, une zone mentale où elle et son contraire – la laideur – existent ; ce que la peinture révèle, fait exister et fixe.

Yves Michaud : Zones esthétiques protégées
Avec L’art, c’est fini, Yves Michaud clôt une réflexion qu’il mène depuis de longues années sur l’esthétique contemporaine passée de « gazeuse » à « d’ambiance » puis « atmosphérique » et fon-dée désormais sur le plaisir, le sensible et l’éprouvé. Pour lui, cette évolution est une révolution, elle marque la fin de l’art comme référence esthétique, un art désormais confiné dans des ZEP, Zones Esthétiques Protégées.

Camille Saint-Jacques : La beauté de ma mère
Qu’est-ce que la beauté doit au désir de reproduire et de se reproduire ? Une tentative pour démêler les liens entre l’esthétique et l’histoire intime.

 

Contributions de : Estèla Alliaud, Claire Chesnier, Philippe Descola, Vincent Dulom, Fabrice Lauterjung, Yves Le Fur, Yves Michaud, Camille Saint-Jacques, Armelle de Sainte Marie, Michel Thévoz, Jean-Charles Vergne.

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