Dans les montagnes les plus reculées d’Asie centrale, vit le « fantôme des montagnes », depuis près de 50 millions d’années, entre 2 500 et 4 500 m d’altitude, loin de toute civilisation. Pourtant, la population de ce léopard des neiges a diminué de plus de 20 % ces dernières années, faisant tristement partie des dix espèces les plus menacées. Or le Bhoutan vient de publier les résultats de sa deuxième enquête nationale sur le félin. À ce jour, ce sont 134 léopards des neiges qui peuplent les paysages extrêmes de l’Himalaya au Bhoutan, contre 96 en 2016, soit 40% de plus. Une très bonne nouvelle pour cet animal mythique qui allie poésie du sauvage et défense de la biodiversité.
Perchée en altitude dans les montagnes enneigées d’Asie du Sud-Est et de Russie, le léopard des neiges se répand sur douze pays, soit un espace total de près de 2 millions de kilomètres carrés. Il reste cependant rare de l’apercevoir, en raison de son lieu d’habitat quasi inaccessible pour l’homme. Les premières observations scientifiques et l’apparition de l’espèce dans la littérature ne datent que des années 70. Le biologiste américain Georges Schaller est le premier à le prendre en photo en 1971. Plus près de nous, on se souvient du photographe Vincent Munier, parti à la rencontre de l’animal (1), accompagné de l’écrivain Sylvain Tesson qui en fit un livre (2). Bien qu’elle domine des falaises et des paysages peu fréquentés, sa population se recense actuellement entre 4000 et 6500 individus, selon le WWF. Un nombre relativement en déclin par rapport à ces dernières décennies, classant l’animal comme « espèce menacée » depuis 1975. Or, au Bouthan, les naissances se multiplient.
L’énigme de l’Asie
Le léopard des neiges, ou panthère des neiges, est tellement discret qu’on le surnomme le « fantôme des montagnes » ou encore « once », qui signifie une fois en anglais, tant il est rare de le croiser… Le félin peuple les régions les plus reculées d’Asie centrale. Aussi difficile à approcher qu’à pister, il vit entre 2 500 et 5 500 m au-dessus du niveau de la mer, sur les pentes escarpées des sommets, autrement dit dans des zones difficiles d’accès pour le commun des mortels. Hélas, cela ne suffit pas à décourager les braconniers.
« La survie du léopard des neiges dans la nature est gravement menacée », alerte la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). Si le léopard des neiges se distingue par sa grande beauté et ses poils longs, sa fourrure attire les braconniers, même si l’animal fascine les naturalistes par sa capacité à se « fondre » dans la roche.
C’est aussi à l’attrait de ses os, utilisés en médecine chinoise, que le fauve doit son déclin. Mais aussi, de façon plus générale, à la dégradation de son habitat naturel sur lequel l’homme empiète de plus en plus et à l’accroissement des conflits avec les communautés locales. Comme ses proies sont de moins en moins nombreuses sous l’effet du braconnage, le léopard des neiges attaque les animaux d’élevage et est tué à son tour par des éleveurs contraints de protéger leurs bêtes. Présent dans douze pays, il est menacé dans chacun d’entre eux. Pour cette raison, l’animal a été classé en Appendix 1 de la convention de Washington sur le commerce illégal des espèces menacées en 1975. Ainsi, tout commerce de l’espèce est depuis lors interdit, sans que cela ait contribué significativement à réduire la pression du braconnage pour autant.
L’animal fascine les photographes animaliers. Comme l’a expliqué le photographe Vincent Munier, à l’occasion de la sortie de son film documentaire en 2021 réalisé par Marie Amiguet, après avoir arpenté les hauts plateaux du Tibet en compagnie de l’écrivain Sylvain Tesson à l’affût de l’animal mythique « Elle représente le graal des naturalistes parce qu’elle n’a été photographiée que très tard, dans les années 70. Il s’agit d’un gros félin qui a le pouvoir de se fondre dans la roche. On en parle mais on ne la voit jamais. C’est un animal qui symbolise un milieu incroyable qu’est le toit du monde. Cette capacité qu’elle a à nous regarder sans être vue, c’est magnifique. »
« Comme les monitrices tyroliennes, la panthère des neiges fait l’amour dans des paysages blancs. Au mois de février, elle entre en rut. Vêtue de fourrures, elle vit dans le cristal. Les mâles se battent, les femelles s’offrent, les couples s’appellent. Munier m’avait prévenu : si l’on voulait avoir une chance de l’apercevoir, il fallait la chercher en plein hiver, à quatre ou cinq mille mètres d’altitude. J’essaierai de compenser les désagréments de l’hiver par les joies de l’apparition. Bernadette Soubirous avait usé de cette technique dans la grotte de Lourdes. Sans doute la petite bergère avait-elle eu froid aux genoux mais le spectacle d’une vierge en son halo devait valoir toutes les peines.
« Panthère », le nom tintait comme une parure. Rien ne garantissait d’en rencontrer une. L’affût est un pari : on part vers les bêtes, on risque l’échec. Certaines personnes ne s’en formalisent pas et trouvent plaisir dans l’attente. Pour cela, il faut posséder un esprit philosophique porté à l’espérance. Hélas, je n’étais pas de ce genre. Moi, je voulais voir la bête même si, par correction, je n’avouais pas mes impatiences à Munier.
Les panthères des neiges étaient braconnées partout. Raison de plus pour faire le voyage. On se porterait au chevet d’un être blessé.
Munier m’avait montré les photographies de ses séjours précédents. La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de balancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises. C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries. »
Sylvain Tesson
Mettre le félin à l’abri
Le premier grand plan d’action pour le léopard des neiges du WWF date de 2015. Pour sauvegarder l’espèce, il convient, avant tout, de préserver son habitat naturel. C’est pourquoi, le WWF se mobilise pour freiner les différents projets d’aménagement susceptibles de réduire son territoire. En parallèle, il mène d’autres projets de front en Asie centrale afin de contribuer à lutter contre le commerce illégal du félin mais aussi de réduire les conflits entre le léopard et les populations locales.
Le WWF participe notamment à la construction de bergeries, permettant de mieux protéger les troupeaux domestiques face au risque de prédation exercé par le grand carnivore et contribue à la mise en œuvre de systèmes d’indemnisation pour compenser les pertes subies par les fermiers en cas d’attaque. Grâce à des systèmes de pièges photos (« photo trap ») installés en pleine nature, le WWF récolte aussi de précieuses informations sur la vie du félin. Car mieux connaître, c’est mieux protéger.
Nouvel élan au Bhoutan
À ce jour, 134 léopards des neiges peuplent les paysages extrêmes de l’Himalaya au Bhoutan, contre 96 en 2016, soit 40% de plus. C’est en tout cas ce que révèle la dernière étude à laquelle le WWF a contribué. En 2022, 70 écogardes ont pris part au recensement du félin, couvrant une superficie de 9 000 km² dans les montagnes de l’ouest, du centre et de l’est du Bhoutan, ce petit pays grand comme la Suisse, entièrement niché au cœur de l’Himalaya oriental, entre le Tibet occupé par les Chinois (au nord) et l’Inde (au sud). Plus de 300 pièges photographiques ont été nécessaires pour suivre les mouvements de ces créatures insaisissables. Et les résultats de ce décompte minutieux sont prometteurs car, outre les régions connues pour abriter les léopards des neiges, plusieurs spécimens ont été observés à des altitudes et des emplacements inhabituels, signes d’une adaptation et d’une expansion positives de leur habitat.
Cette augmentation de la population au Bhoutan est non seulement cruciale pour la biodiversité locale, mais elle pourrait également contribuer à la croissance des populations voisines en Inde et en Chine. Elle témoigne en tout cas de l’efficacité des mesures de protection mises en œuvre au royaume du Bhoutan, joyau caché au cœur de l’Himalaya, dont l’engagement de longue date pour préserver plus de la moitié de ses terres sous couvert forestier est lié à son lien culturel avec la nature, et aux valeurs bouddhistes.
En tant que super prédateur, les panthères des neiges sont importantes pour l’équilibre écologique de leur habitat. Leur présence va de pair avec celles des autres espèces qui font partie de leur chaîne alimentaire. Les panthères des neiges aident à mesurer l’impact du changement climatique dans des environnements montagneux froids et délicats, où de légères variations de température peuvent avoir de l’impact et provoquer des effets en cascade sur l’ensemble de l’écosystème.
(1) Les photograhies de la faune tibétaine prises par Vincent Munier lors de ses nombreux séjours sur le haut plateau sont publiées dans l’album Tibet minéral animal, aux éditions Kobalann (avec des poèmes de Sylvain Tesson).
(2) La panthère des neiges de Sylvain Tesson – Editions Gallimard, octobre 2019 (Prix Renaudot 2019)
Photo d’en-tête : © WWF