Organismes que l’on pensait si nombreux et si résistants qu’ils survivraient même à un conflit nucléaire mondial, les insectes disparaissent pourtant, partout, menaçant d’emporter avec eux de nombreuses autres espèces, par des effondrements en série. Que faire ? Ces sujets ne sont pas orphelins, et la mobilisation politique pour s’attaquer aux causes sous-jacentes à cette crise (intensification agricole, artificialisation des terres, notamment) existe déjà : elle doit prendre de l’ampleur, et prendre plus de place dans les débats. Enquête d’Aleksandar Rankovic de l’IDDRI.
Même dans les colonnes scientifiques les plus prestigieuses, on parle de « l’effet pare-brise ». Nul besoin de compter beaucoup de décennies à son compteur : même un trentenaire peut facilement se rendre compte que beaucoup moins d’insectes s’écrasent sur son pare-brise, aujourd’hui, que sur celui de ses parents quand il était enfant.
« Insectageddon » pour George Monbiot dans le Guardian en 2017, « Apocalypse des insectes » pour le New York Times Magazine fin 2018, ou encore insectes menacés de disparition d’ici la fin du siècle pour Le Monde début 2019 : les titres les plus prestigieux de la presse mondiale ne font plus dans la demi-mesure.
Derrière cet emballement, les données que les spécialistes des insectes, rapportent dans la littérature scientifique. Alors que des baisses des populations d’insectes étaient déjà constatées dans différents pays, et que des observations simples comme « l’effet pare-brise » laissaient présager un problème d’ampleur, une étude menée en Allemagne, de 1989 à 2016, a permis d’en prendre toute la mesure. Dans un article publié en 2017, ses auteurs résument les données collectées par un réseau de suivi de la biomasse d’insectes dans 63 aires protégées dans l’ouest du pays (donc dans des endroits où, en principe, les pollutions locales sont minimisées) : en moins de trente ans, on constate une diminution de plus 75 % de la biomasse moyenne d’insectes volants sur l’année ; 82 % pour le milieu de l’été. Sans pouvoir définitivement conclure, les auteurs soulignent néanmoins que la plupart des aires protégées étudiées étaient enclavées dans des paysages agricoles, où l’intensification des pratiques, et en particulier l’utilisation des pesticides, pourrait avoir causé une mortalité de plus en plus grande, au fil des années, des insectes lorsque ceux-ci s’aventurent hors des réserves naturelles, réduisant ainsi leurs populations.
Un article de synthèse publié en février 2019, et couvrant 73 études de suivi de populations d’insectes dans le monde, clarifie et aggrave le constat. D’après les études disponibles, 41 % des espèces d’insectes étudiées sont en déclin, et 31 % menacées d’extinction (c’est-à-dire en déclin de plus de 30 % de la population initiale). La baisse annuelle de la biomasse d’insectes serait de 2,5 % par an dans le monde. Les insectes étant à la base des chaînes alimentaires terrestres et aquatiques, on comprend mieux les déclins déjà observés chez les vertébrés (on pense immédiatement aux oiseaux, par exemple), et les risques encourus à ainsi prolonger la tendance.
L’article fait, surtout, la synthèse des connaissances sur les causes de ce déclin : ce sont les pertes d’habitat et les pollutions, surtout celles liées à l’agriculture, et, parmi les polluants, principalement les pesticides, qui reviennent majoritairement dans la littérature. Ce que l’article montre, en outre, c’est que les données sont surtout disponibles pour l’Europe et l’Amérique du Nord, et bien plus rares pour le reste de la planète : or, l’usage d’intrants chimiques est loin d’être limité à ces régions, et atteint aujourd’hui des records ailleurs, comme en Chine ou dans des pays d’Amérique du Sud. La situation y est donc probablement encore plus grave.
Comme pour la plupart des questions de biodiversité, on s’attaque ici en fait à des problèmes anciens. Les déterminants de la perte de biodiversité continuent d’être principalement les mêmes aujourd’hui qu’il y a plusieurs décennies. Cette crise des insectes fait ainsi, notamment, de manière frappante, très directement écho au Printemps silencieux de Rachel Carson qui exposait déjà, dans un ouvrage de 1962 qui n’a rien perdu de son actualité, les risques sanitaires et environnementaux liés à l’usage massif des pesticides.
Que faire de ce constat ?
La plupart des articles scientifiques, et leur reprise dans la presse, laissent le lecteur assez seul face à la catastrophe. S’il est en général conclu qu’il est nécessaire de renverser la tendance au plus vite, en changeant les modèles agricoles ou en contrôlant mieux l’urbanisation, par exemple (1), on reste sur des affirmations générales qui ne disent pas qu’il existe déjà, aujourd’hui, des débats, des processus, des négociations, voire des initiatives politiques qui touchent directement à ces questions. Et vis-à-vis desquels, en l’absence de résultats probants montrant une quelconque amélioration, il est donc possible, et vital, de se mobiliser dès aujourd’hui.
Quelques exemples récents, aux échelles nationale, internationale et sectorielle.
En France, le plan « France, terre de pollinisateurs » a vu le jour en 2016, avec pour but notamment de favoriser la mobilisation des acteurs sur le sujet. Le Plan biodiversité, lancé à l’été 2018, contient des mesures visant à limiter l’utilisation des insecticides (voir l’action 23 par exemple). En Allemagne, dans le sillage de l’étude de 2017, qui y fit grand bruit, un programme d’action pour la protection des insectes a vu le jour, et concerne l’agriculture au premier chef. Très récemment, en Bavière, une mobilisation record (1,75 million d’électeurs) va peut-être aboutir à un référendum pour la protection des abeilles, via des changements importants dans les pratiques agricoles notamment, dont l’augmentation des surfaces dédiées à l’agriculture biologique.
En 2016, à la suite de la publication du rapport de l’IPBES sur la pollinisation, une coalition de pays volontaires pour les pollinisateurs a été lancée lors de la COP 13 de la Convention sur la diversité biologique (CDB), pour pousser notamment au développement de plans d’actions nationaux pour protéger les pollinisateurs, via des réformes dans le secteur agricole notamment. Une initiative pour la conservation et l’utilisation durable des pollinisateurs a été lancée en 2000 par la CDB, en partenariat avec la FAO, et elle vient d’être mise à jour lors de la COP 14 de la CDB, fin 2018. Elle prône, elle aussi, la diminution et la sortie progressive des pesticides. Parallèlement, les discussions sur l’avenir de la politique agricole commune européenne, vers plus de durabilité, sont en cours. Plus largement, alors que la communauté internationale a près de deux ans (avant la COP 15 en Chine en 2020) pour se doter d’un cadre plus efficace de préservation de la biodiversité, la capacité à agir sur les causes de la perte de biodiversité sera cruciale. Cela supposera de parvenir à investir les arènes de discussions où les changements sectoriels (sur l’agriculture, les infrastructures, le commerce, etc.) se négocient, à y trouver des alliés, des points de convergences et des leviers de changement.
Voici des arènes où le silence des insectes, des oiseaux, des chauves-souris et de tous les autres, doit venir résonner de tout son poids.
Aleksandar Rankovic, Coordinateur Gouvernance Internationale de la Biodiversité Post-2020 à l’IDDRI
(1) Sur ces questions de modèle agricole et d’artificialisation des sols, l’Iddri a publié ces derniers mois et plus récemment, respectivement, un scénario agroécologique pour l’Europe à l’horizon 2050 et une analyse des tendances actuelles de l’artificialisation en France.
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