C’est une décision historique pour le climat contre un État ! Les décisions rendues ce matin dans les affaires “Carême v. France”, l’association suisse “Ainées pour le climat Suisse” et « Duarte Agostinho », constituent un tournant dans la bataille juridique contre le réchauffement climatique. La Cour de Strasbourg a rendu un arrêt condamnant la Suisse pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme, après une requête portée par 2 500 femmes de l’association « Aînées pour le climat » qui dénonçait des « manquements des autorités suisses pour atténuer les effets du changement climatique » qui, selon elles, ont des conséquences négatives sur leurs conditions de vie et leur santé. Ce qu’il faut retenir avant tout de cette décision, c’est la reconnaissance par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) du changement climatique comme une menace pour les droits fondamentaux des citoyens européens. Une décision inédite qui pourrait avoir un impact majeur sur les futures procédures liées à la lutte contre le changement climatique.
Ce 9 avril 2024, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu son arrêt dans l’affaire « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz and Others v.Switzerland ». Lors de cette même audience à Strasbourg, la CEDH a également rendu ses décisions dans deux autres affaires concernant le climat : « Duarte Agostinho and Others v. Portugal and 32 Other States” ( Duarte Agostinho contre le Portugal et 32 États autres européens) et “Carême v. France”, portant sur les émissions de gaz à effet de serre émanant d’États, membres du Conseil de l’Europe, qui participeraient au réchauffement climatique et qui impacteraient les conditions de vie et la santé des requérants.
En dépit de conditions d’accès complexes et exigeantes, et face à des Etats dont la défense se résumait à plaider l’irrecevabilité procédurale des demandes, la CEDH a choisi de déployer des arguments de fond extrêmement denses et complets dans ses décisions “Klimaseniorinnen » et, dans une moindre mesure, “Duarte Agostinho » de ce 9 avril. La CEDH a ainsi choisi de traiter sur le fond la question de la responsabilité climatique des Etats signataires de la Convention, en en donnant une interprétation limpide.
Pour Anne Mahrer, coprésidente de l’association Aînées pour le climat déclarait : « Nous savons depuis longtemps que la crise climatique doit être traitée de toute urgence, mais nous n’avons rien fait. Si le monde politique ne fait pas son travail, alors la justice doit intervenir. Les droits fondamentaux à la vie et à la santé sont en jeu ».
« Les lois en place maintiennent l’autodestruction de l’humanité »
Camille Etienne, national Geographic – 22/07/2022
Ainsi, pour la CEDH, « Le concept d’interprétation harmonieuse de la Convention avec d’autres sources internationales est particulièrement pertinent en l’espèce. En effet, il permet de démontrer l’existence d’un consensus et d’une tendance au sein des ordres juridiques des États membres du Conseil de l’Europe ainsi qu’une tendance internationale sur la nécessité de reconnaître un droit à un environnement propre, sain et durable, et de protéger l’environnement et le climat pour assurer la jouissance effective des droits de l’homme, notamment ceux garantis par les articles 2 et 8 de la Convention. Partant, ce concept doit permettre à la Cour de consacrer l’obligation positive des États de protéger l’environnement et le climat, a minima au visa des articles 2 et 8 de la Convention. » Pour résumer, « Le changement climatique peut avoir des effets négatifs très importants sur les droits fondamentaux protégés par la convention”. Cette reconnaissance ouvre la voie à un nouveau champ contentieux devant la CEDH sur les questions climatiques, considérées comme une menace directe pour les droits fondamentaux.
Etat de la situation
Le 29 mars 2023 a marqué une étape importante dans la lutte contre la catastrophe climatique qui se dessine de plus en plus clairement à l’échelle mondiale. Pour la première fois, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) à Strasbourg a tenu une audience publique sur la question de savoir dans quelle mesure un État comme la Suisse doit réduire davantage les émissions de gaz à effet de serre afin de protéger les droits fondamentaux de sa propre population. Cette audience a été motivée par la requête déposée auprès de la CEDH par les Aînées pour le climat Suisse et quatre requérantes individuelles en 2020.
Le réchauffement climatique est la plus grande menace pour les droits humains. Les vagues de chaleur extrêmes provoquent une crise sanitaire qui coûte la vie à des milliers de personnes chaque année. Le droit à la santé, le droit à la vie sont menacés.
La requête des Aînées pour le climat est une des trois affaires concernant le climat pendantes devant la Grande Chambre de la CEDH composée de 17 juges : Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (requête no. 53600/20), Carême c. France (no. 7189/21), et Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres Etats (no. 39371/20).
Le 29 mars 2023, le recours des Aînées pour le climat était la première affaire concernant le climat traitée par la Grande Chambre de la Cour. Le même jour, la Grande Chambre entendait aussi un cas qui concerne la France (Carême c. France). L’audience publique de la troisième affaire (Duarte Agostinho), dans laquelle la Suisse est État défendeur aux côtés de 32 autres pays, a été tenue par la Grande Chambre le 27 septembre 2023.
Le renvoi et l’audience devant la Grande Chambre de la Cour soulignent l’importance fondamentale des requêtes dans ces trois affaires relatives au climat. La Grande Chambre de la CEDH devait s’appuyer sur ces trois affaires pour poser les premiers jalons de sa jurisprudence en matière de réchauffement climatique et de droits humains. Cela implique des conséquences importantes, car ce processus devrait aboutir à un arrêt de principe auquel les États du Conseil de l’Europe devront se référer.
Une victoire des Aînées pour le climat Suisse et des requérantes individuelles constituerait un succès important pour les femmes âgées en Suisse, mais également pour tous les êtres humains de toutes les générations. Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe pourraient être invités par leurs citoyens à examiner leur politique climatique en matière de respect des droits de l’homme sur la base des principes élaborés par la CEDH et à la renforcer si nécessaire. Tout le monde en profiterait, les jeunes comme les moins jeunes.
La demande des Aînées pour le climat
Les Aînées pour le climat Suisse se sont constituées en association de personnes concernées en août 2016 avec 150 membres fondatrices. Aujourd’hui, l’association compte plus de 2500 membres dans toute la Suisse avec un âge moyen de 73 ans. Comme les femmes âgées constituent le groupe de population le plus fortement touché par la recrudescence des canicules et que l’association défend leurs intérêts, seules des femmes ayant atteint l’âge de la retraite de 64 ans peuvent en faire partie.
Les Aînées pour le climat s’engagent pour la protection de leurs droits fondamentaux à la santé et à la vie. Ces droits fondamentaux sont protégés par la Constitution suisse et la Convention européenne des droits de l’homme, que la Suisse a ratifiée en 1974. Les canicules que le changement climatique d’origine humaine rend de plus en plus fréquentes et de plus en plus intenses menacent en particulier la santé et la vie des femmes âgées.
Comme le droit veut que seuls les groupes et les personnes particulièrement concernées peuvent agir en justice, l’action en justice des Aînées pour le climat ne concerne depuis le début que des femmes à l’âge de la retraite.
Le site internet des Aînées pour le climat référence tous les documents nécessaires à la compréhension du recours « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse » qui ont été soumis à la Grande Chambre par les deux parties et par des parties tierces.
Des études et des rapports de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et des Académies suisses des sciences confirment que les Aînées souffrent particulièrement des canicules de plus en plus fréquentes et de plus en plus intensives. Le Global Risks Report que le Forum économique mondial (WEF) publie chaque année considère que les événements météorologiques extrêmes constituent les menaces les plus probables pour l’humanité.
« La plupart des accords sur le climat et sur l’environnement ne suffisent pas encore à lutter contre les problèmes environnementaux les plus urgents », observe Seraina Petersen, codirectrice du Programme « Diplomatie et acteurs internationaux » du Forum suisse de politique extérieure (FORAUS). Comme stipulé dans un des documents du FORAUS, l’État de droit environnemental doit être renforcé et, pour y parvenir, « il faut davantage renforcer la capacité des tribunaux internationaux à prononcer des décisions en matière d’environnement, la clarté et la portée des principes juridiques environnementaux ainsi que le respect et l’exécution des décisions ».
Ces décisions consacrent, au niveau européen, désormais, l’obligation d’agir pour les Etats dans la lutte contre le changement climatique, dans la continuité des décisions des tribunaux néerlandais (Urgenda), français (l’Affaire du Siècle, Grande-Synthe) ou encore belges (Klimaatzaak). Elles reconnaissent également que les générations futures paieront un lourd tribut, confirmant ainsi un principe reconnu par la Charte de l’environnement française et plus récemment par le Conseil constitutionnel français.
Un rappel à l’ordre est également effectué sur le plan scientifique, la Cour rappelant aux Etats l’insuffisance de leur prise en compte des preuves scientifiques de l’urgence absolue que représente la crise climatique. Pour la CEDH, “le changement climatique est un problème véritablement existentiel pour l’humanité”.
Pour Jérémie Suissa, délégué général de Notre Affaire A Tous, “ces décisions sont historiques. Déjà acculés par de nombreuses décisions nationales, les Etats européens sont aujourd’hui avertis au plus haut niveau par une Cour suprême européenne et ne peuvent plus ignorer les tribunaux. La question climatique est une menace directe et immédiate pour les droits fondamentaux, il faut agir de manière beaucoup plus ambitieuse ou les contentieux se multiplieront.”
Dans ces affaires, Notre Affaire A Tous, à l’origine notamment de l’Affaire du Siècle en France, a apporté son soutien aux jeunes Portugais de l’affaire Duarte Agostinho en présentant un Amicus Curiae à la CEDH.
- Rendez-vous mercredi 17 avril de 19h à 20h pour un webinaire de décryptage avec Paul Mougeolle, juriste de Notre Affaire à Tous et Justine Ripoll, responsable des campagnes de Notre Affaire à Tous : « retour sur les décisions climatiques historiques de la CEDH Aînées suisses et Duarte Agostinho ».
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Sources : CP Notre Affaire à Tous – Greenpeace