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Anthropocène : concevoir les régénérations du vivant et des hommes en société

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La conférence de l’Université populaire de la Mairie du 2ème arrondissement de Paris a eu lieu ce mardi 18 novembre sur le thème « REVOLUTIONS INVISIBLES : TU PEUX CHANGER TA VIE /Limites de la terre : redéfinir nos besoins et nos priorités », en partenariat avec UP’ Magazine et Sciences et Avenir.
Dorothée Browaeys, coordinatrice de cette université populaire, rappelle que l’enjeu de cette université populaire est la valorisation d’initiatives de transition, en vue de la Conférence des parties (Nations Unies) sur le Climat, en décembre 2015.  La première séance a été consacrées aux limites auxquelles nous sommes confrontés (minérales, biodiversité, planète…). Cette deuxième séance de l’université populaire est dédiée à nos vulnérabilités.

Le moment que nous vivons est désigné comme l’Anthropocène. Ce terme désigne la montée en puissance de l’Homme en tant que force tellurique prépondérante pour le devenir de la biosphère. Notre planète a basculé dans un âge thermo-industriel, chimique, nucléaire, urbain, consumériste et insoutenable. Consacrée par divers articles scientifiques, cette notion d’Anthropocène laisse planer un doute quant au pouvoir de l’Homme qui, en déréglant le système, ne le contrôle plus. 
Face à ce constat, les postures sont contrastées comme l’illustrent les visions des trois invités ce soir : révolte, refuge, résistance, régénération, réconciliation….

Intervention de Edith Heurgon, co-directrice du Centre culturel international de Cerisy-la-salle et notamment l’auteure de « Le renouveau des jardins, clef pour un monde durable ».

Edith Heurgon est une prospectiviste du présent. Son métier l’a conduite à travailler de concert avec une pluralité d’acteurs, comme la RATP ou la Poste, le Conseil économique social et environnemental (CESE), et bon nombre de collectivités territoriales.

Son travail consiste à dépasser les tensions régnant entre les sphères professionnelles, en articulant les savoirs scientifiques, ceux issus des praticiens, et ceux qui interprètent le monde a partir de leurs expériences sensibles – le milieu artistique -. Sa méthode est axée sur la réception des signaux faibles émis par les groupes intéressés, et sur la stimulation de l’intelligence collective, en valorisant la vitalité des personnes plutôt que celle des institutions sujettes à l’immobilisme. En pariant sur les mobilités aux interstices, la démarche se veut résolument optimiste, créant des imprévus et des effets de sérendipité propices à l’innovation. Cette base est nécessaire à la co-construction de scénarios souhaitables en conjurant les futurs haïssables (à l’inverse des scénarios prospectivistes déterminant des possibles abstraits). Elle se démarque délibérément des approches de quantification car pour Edith Heurgon, « les chiffres masquent le sens ».

Pour générer cette dynamique face à un problème, Edith Heurgon propose toujours de poser les questions « Et si ? » ou bien « jusqu’où ne pas… ? » En déplaçant ainsi leur point de vue, les acteurs sont interpellés sur leurs capacités à imaginer de nouvelles coalescences pour surmonter leurs mésententes. Par exemple, refusant la ‘catégorie’ des adolescents comme un groupe à risque, on peut envisager des scénarios qui misent sur la jeunesse et valoriser leurs capacités créatrices. De même les générations âgées peuvent être considérées comme des réservoirs d’expériences.

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Depuis son origine en 1890, le centre de Cerisy (Pontigny 1910, Cerisy 1052), qu’Edith Heurgon dirige seule depuis le décès de sa soeur en 2006, a eu à cœur de mettre les intellectuels au service de la société, et de favoriser des rencontres en son sein.
Edith Heurgon observe que les colloques qui se tiennent à Cerisy sont « de plus en plus sombres ». Elle propose depuis quelques années, des démarches corporelles, porteuses d’émotions, liées à la promenade et aux jardins. Pour elle, « quand on est dans l’action, on est dans l’optimisme ». Ses dernières rencontres sur « Le renouveau des jardins : clés pour un monde durable » ou « Nourritures jardinières dans des sociétés urbanisées» permettent aux participants d’expérimenter un vivre ensemble hors des balises de la société urbaine : une autre façon de cultiver l’indépendance d’esprit.

Intervention de Kalina Raskin, ingénieur (ESPCI) avant de faire une thèse en biologie, et chargée du développement scientifique du Centre européen d’excellence en biomimétisme de Senlis (CEEBIOS).

Kalina Raskin commence par décrire le biomimétisme qui s’inspire des phénomènes propres du vivant : systèmes ouverts sans déchets et qui peuvent se répliquer et se régénérer. Elle se démarque de la vision simplificatrice d’une science au service du design (bionique) ou des matières. Elle insiste sur la perte de conscience de l’interdépendance entre êtres vivants, traduisant le profonde déconnexion d’Homo Sapiens, créature récente, avec le reste du vivant auquel il doit tout. Nous sommes entourés de systèmes vivants qui interagissent. Un système vivant (une cellule ou un écosystème) est un être auto-organisé qui est traversé de divers flux : flux de matières, flux d’énergie, et flux d’information. Le biomimétisme permet de s’intéresser à la gestion cybernétique des flux, dans l’optique de mieux mutualiser des fonctions ou recycler des matières, et ainsi trouver des solutions innovantes aux enjeux sociétaux.

Le Centre en biomimétisme de Senlis est installé dans les locaux d’une ancienne caserne militaire. Il est constitué d’un comité scientifique (présidé par Gilles Bœuf, directeur du Muséum national d’Histoire naturelle) et d’un comité industriel qui regroupe des entreprises de filières différentes (construction, chimie, cosmétique etc.). En 2012, le ministère de l’écologie a commandé un rapport pour l’économie verte et depuis, la terminologie biomimétisme est bien entrée dans le vocabulaire des politiques publiques avec une mention dans la stratégie de transition énergétique. Fort de l’appui du ministère de l’écologie, le centre fédère ainsi des acteurs jusque là non coordonnés, et sert d’incubateur à 80 projets. Il développe des innovations alternatives, responsables et frugales.

Intervention de Dominique Bourg, philosophe à L’Institut des politiques territoriales et de l’environnement humain de Lausanne, et vice-président de la fondation Nicolas Hulot :
« Les débats sur l’écologie sont enfermés dans une fatalité lexicale empêchant de saisir la gravité de notre situation. De nombreux glissements épistémologiques concourent à réduire, voire occulter la réalité. Trois mots en témoignent :

– Le terme de pollution laisse penser que l’on peut réduire les dégâts, et encourage notre « péché d’occidentaux ». Le divorce entre la fonction de production et la fonction de consommation déporte l’attention sur la profonde imbrication des enjeux. Concernant les ressources hydriques, métalliques et fossiles, la question devrait être posée dans leur interdépendance. Ainsi, l’accent porté sur les problèmes de pollutions empêche d’interroger les modèles de production qui en sont à l’origine, ce qui légitime la croyance en la technologie comme pouvant résoudre un problème donné. Admettons au contraire que les activités humaines sont à l’origine de flux de matières excessifs et tout-azimut.

– Le terme de Risque est aussi pipé. Il n’y a qu’une minorité de risques environnementaux dans la société actuelle, car pointer un risque, c’est désigner un phénomène circonscrit. La situation du climat (potentiellement +4° à la fin du siècle selon le dernier rapport du GIEC) ou de l’érosion de la biodiversité (qui se déroule à un rythme 1000 fois supérieur à celui des dernières extinctions de masse) se présentent au contraire comme des dommages transcendantaux, au sens où ils sont globaux et irrécupérables. La biodiversité mettrait 10 millions d’années à se reconstituer, et le climat sera dérégulé pour des milliers d’années. L’esprit moderne est dans l’incapacité de comprendre la logique d’effets de seuils irréversibles.

– La désignation de crise pour parler du moment que nous vivons est aussi absurde. Cela laisse penser que c’est un mauvais moment à passer. Or nous sommes plongés dans cette déstabilisation des équilibres depuis longtemps.

– La notion de développement durable est aussi problématique. Valable il y a 30 ans, elle n’est plus crédible. Car si l’on pensait qu’on allait « quand même » traiter les pbloblèmes qui nous arrivent, il n’est plus possible d’imaginer une mobilisation. On a dépassé toutes les alertes et ultimatums. Cela n’a plus de sens de se raconter qu’on peut viser la durabilité.

L’ère de l’anthropocène désigne la transformation radicale des conditions d’habitabilité de la Terre. La cause de cette transformation réside dans une conception de la nature comme simple « décor de la geste économique ». En puisant nonchalamment dans le réservoir des ressources, l’Homme se confronte à des limites qui signent la fin la modernité et inaugure l’anthropocène.
Deux postures sont possibles. Paul Crutzen, prix Nobel de chimie et introducteur de la notion d’anthropocène au travers de divers parutions, considère que nous pourrons stocker les gaz à effet de serre. Or les infrastructures nécessaires à la capture du carbone sont onéreuses et non généralisables : on ne pourrait que stocker un quart des émissions de CO2. Cette vision est donc un leurre dont il faut se détourner pour éviter de sombrer dans l’absurdité transhumaniste.
L’autre approche consiste à croire que nous pouvons nous régénérer, en reconnaissant que c’est le retour de la nature dans les édifices de nos sociétés qui est en train d’opérer et peut nous sauver. On a cru pouvoir exister hors nature ou hors sol. Mais désormais il nous faut décloisonner les problèmes et de nous affranchir de la manie quantitativiste. Le cauchemar qui se profile dissipe les faux rêves de la modernité et devient ainsi vecteur de changement. »

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Discussion :

Edith Heurgon estime que la conscience écologique est une histoire de marginalisation des alertes : les dimensions de l’anthropocène étaient bien visibles avant qu’on ne consacre l’expression dernièrement (voir : C. Bonneuil et J. B. Fressoz, L’événement Anthropocène). Les exemples sont nombreux de tromperies vis à vis des réalités ou de minorations des tendances lourdes (énergies renouvelables, transports péri-urbains).

Historiquement, la lutte contre le communisme a décrédibilisé la critique de la société de consommation : nous sommes empêtrés dans « une société des bonheurs privés, des malheurs publics et des peurs planétaires » (Jean Viard). Il est nécessaire de faire converger les mouvements alternatifs, et d’éviter qu’ils luttent entre eux à obtenir la reconnaissance du pouvoir de l’élite capitaliste, qui de toute façon, n’est pas digne de confiance. Edith Heurgon considère que, par l’intelligence collective, la stimulation des capacités réflexives, l’usage des NTIC et des actions de responsabilité, un nouvel avenir peut émerger. Il faut essayer de voir comment faire pour que les alertes, les initiatives innovantes ne soient pas empêchées. Il est essentiel de permettre la conciliation entre expériences d’entreprises et expériences citoyennes plutôt que de penser en terme de boycott…

Michel Blay (philosophe et grand témoin du cycle de débats) revient sur la genèse du terme d’énergie qui est redevable des lois de la thermodynamique. La conservation de l’énergie vient des économistes. Tant qu’on parle d’énergie, on ne sortira pas du capitalisme qui cherche toujours à faire de l’argent avec des ressources.
L’idée de nature est très variable selon les peuples. Celle de notre Occident est un décor et un dépotoir, bref une externalité…

Dorothée Browaeys interroge la pertinence du discours de réconciliation, à l’heure où les multinationales deviennent investies de la gestion des biens communs.

Kalina Raskin souligne que le biomimétisme est résolument transdisciplinaire et non hiérarchique. Ses promoteurs peuvent naturellement incuber des projets en réponse aux enjeux sociétaux.

Un membre du public vient préciser que du point de vue des acteurs, les militants ne se situent pas forcément dans un climat de lutte, bien que puisse subsister la recherche de visibilité d’un engagement.

La parole est donnée à l’auditoire. Des interventions ont pointé la nature parfois obscure et chargée affectivement des mots. Sur le plan sémantique, la notion de développement durable accrédite l’idée que l’environnement (terme marqué par l’anthropocentrisme) remplace la nature. Une transgression, car l’espèce zoologique qu’est l’homme est mise au premier plan. Tout comme avec l’idée d’anthropocène, pour laquelle on peut suggérer des concepts alternatifs comme thermocène, urbanocène ou monumentocène. En espagnol, en portugais, et en anglais, c’est l’expression développement soutenable qui est privilégiée. Quant au terme de pollution, il a quitté le champ moral (signifiant ‘sale’) pour entrer dans l’économie, où il fournit l’alibi de la compensation des dommages (le principe pollueur-payeur).

Edith Heurgon vante les vertus cachées des jardins. Le jardin est un lieu de refuge, un abri anti-stress. Il incarne selon R. Harisson un lieu de résistance, de créativité, de régénération. L’expérience du jardin inspire des vertus telles que la patience, l’humilité, l’attention portée à la biodiversité ou la prise en considération des générations futures. Dans l’interstice entre l’espace urbain et l’espace rural, le jardin apparaît comme un lieu de survie et de qualité de vie.

Selon Kalina Raskin, le biomimétisme se traduit parfois par la mise au point de systèmes complexes, où la prise en compte du déplacement des plantes par exemple, optimise la réalisation de boutures ou de greffes et permet ainsi de substituer du travail par de l’observation.
En France, le CEEBIOS représente une plate-forme qui cartographie les compétences des acteurs pour faire émerger des projets innovants.
En Allemagne, existe une véritable politique de structuration de ces démarches. 70 millions d’euros ont été alloués par l’Etat au service d’une vision technophile du biomimétisme (robotique, photosynthèse, etc…)

Pour Dominique Bourg, l’occultation du réchauffement climatique est tributaire de plusieurs logiques : nous n’y avons jamais eu affaire auparavant, il n’est généralement pas très accessible aux sens, et suit une logique exponentielle quant aux effets. Du point de vue politique, les engagements sont en demande de réciprocité, ce qui crée un effet d’aubaine économique – à l’heure où la Chine annonce qu’elle compte atteindre son pic des émissions en 2030. Pour trancher la question sémantique, on doit considérer que les acteurs ont besoin de pouvoir jouer sur les polysémies intrinsèques aux mots. Mais lorsque on évoque par exemple le développement durable, on doit spécifier la soutenabilité du modèle : une soutenabilité très faible lorsqu’il s’agit d’augmenter les capacités productives au nom du bien-être, ou une soutenabilité très forte qui s’évertue à maintenir les caractéristiques physiques des milieux et à préserver la biodiversité, pour ne prendre que les extrêmes. A défaut, on s’expose à des tromperies à la chaine.

Pour conclure, Dorothée Browaeys interpelle les intervenants : jusque dans quelle mesure peut-on agir de concert avec des acteurs divergents ?

Pour Kalina Raskin, se pose la question du consensus, invitant à une réconciliation avec les industriels. Pour une part, l’attitude des industriels est en train de changer, car il en va d’une question d’image d’abord, et de ressources, surtout. L’idée de responsabilité n’est plus perçue comme une charge mais une façon de se montrer créatifs pour honorer la réciprocité, l’interdépendance des espèces.

Selon Dominique Bourg, les dispositifs de SEL (Système d’échange locaux) permettent de fédérer les initiatives existantes, et de se défaire des contraintes des institutions financières. En privilégiant par exemple le prêt sans intérêt, on décourage la thésaurisation, et une voie de développement non capitalistique.

Edith Heurgon : les signaux faibles que la société lance sont dissimulés par des macro-concepts qui n’éclairent en rien les initiatives existantes. Ce qui provoque une avalanche de questions comme la reconnaissance de marchandises sans marché, la propriété des entreprises, ou la domestication de l’argent – autant de thématiques qui furent abordées dans le cadre de colloques organisés par le centre de Cerisy.

Retranscription Watch-out – Hadrien Kreiss 
L’initiative Watch-out Project est chargée de restituer l’éventail des initiatives innovantes identifiées lors des conférences qui se tiendront jusqu’en mai.

Prochaine séance : Climat et énergie, produire du renouvelable et de l’autonomie, 21 janvier 2015

Première séance de « Tu peux changer ta vie » du 14 octobre 2014

Photo principale : Sculpté par le vent, un genévrier de Phénicie. © A. Gioda, IRD.

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