Ces 19 et 20 mai, les pays riverains de l’Arctique se réunissent à Reykjavik. L’Arctique est au cœur de leurs convoitises, mais aussi celles de pays plus éloignés comme la Chine, qui se voit comme un Etat « quasi-Arctique» ou les États-Unis qui veulent avoir leur mot à dire dans cette région. Un emballement diplomatique et géostratégique accéléré par le réchauffement climatique. La fonte des glaces rend plus accessible les immenses gisements d’hydrocarbures censés reposer sous ses fonds marins, tandis que la libération des glaces ouvre des voies de navigation nouvelles. Il n’en faut pas plus pour alimenter une course aux revendications territoriales sur fond de grandes manœuvres militaires.
La région Arctique, l’une des plus stratégiques au monde, englobe l’océan Arctique, les régions septentrionales de Norvège, Suède, Finlande et Islande en Europe, le Groenland (territoire autonome danois), le Grand Nord du Canada et de la Russie, et une partie de l’Alaska (Etats-Unis). Les températures très basses pouvant chuter jusqu’à -50°C et la très faible luminosité une grande partie de l’année — les fameuses « nuits polaires » — font que le développement de la vie y est ralenti. Sa population s’élève à environ quatre millions d’habitants, dont quelque 500 000 autochtones : Inuits (Esquimaux), Samis (Lapons), Iakoutes (Sakhas) et petits peuples du nord de la Russie (Nenets, Aléoutes…). L’Arctique abrite plus de 21 000 espèces animales ou végétales connues ; elle est une des dernières contrées restées à l’état sauvage.
Changement de donne
Mais les choses sont en train de changer radicalement. Les activités humaines se multiplient, les installations industrielles et urbaines éclosent, les navires porte-conteneurs deviennent, tout comme les pétroliers, des figures banales du paysage polaire. Le réchauffement climatique a tout modifié. Il est au moins deux à trois fois plus rapide qu’ailleurs sur la planète. En 2019 et 2020, les températures se sont établies à des niveaux records. L’an dernier, la banquise d’été a atteint sa deuxième superficie la plus petite jamais enregistrée, après 2012. Cette réduction de l’étendue de la banquise est une menace pour des espèces emblématiques comme l’ours polaire et le phoque mais une aubaine pour les grands transporteurs internationaux. De nouveaux passages maritimes susceptibles de jouer un rôle croissant dans les échanges internationaux s’ouvrent. La Russie mise ainsi sur le passage du Nord-Est pour relier l’Europe à l’Asie en passant au large de la Sibérie, et a ouvert de nombreuses bases militaires et scientifiques. De l’autre côté, la route du Nord-Ouest, au large du Canada, permettrait également de réduire considérablement la distance entre océans Atlantique et Pacifique.
Avec le réchauffement, ce n’est pas seulement la banquise qui fond, mais aussi les forêts qui brûlent. L’émergence de grands incendies de forêts dans des zones reculées inquiète, tout comme la fonte du permafrost, qui libère des quantités importantes de méthane, gaz à effet de serre nettement plus puissant que le CO2.
L’Arctique au cœur de toutes les convoitises
Malgré ou grâce à ces bouleversements climatiques, l’Arctique est au cœur de toutes les convoitises. La Russie a fait du développement des ressources naturelles de la région une priorité. La Norvège estime également que la mer de Barents recèle plus de 60% des réserves pétrolières restant à découvrir dans le pays, même si les forages y ont jusqu’à présent été décevants. Donald Trump avait de son côté accordé des concessions pétro-gazières en Alaska, dans la plus grande zone naturelle protégée des Etats-Unis, mais son successeur Joe Biden les a bloquées. Le Groenland suscite, lui, l’intérêt de compagnies minières, même si le nouveau gouvernement local va enterrer un projet controversé de mine d’uranium et de terres rares.
Tout cela alimente une course aux revendications territoriales qui, parfois, se chevauchent. Moscou, Ottawa, Oslo et Copenhague ont demandé l’extension de leur « plateau continental » au-delà de leur zone économique exclusive de 200 milles marins, ce qui leur ouvrirait des droits sur et sous les fonds marins (mais pas dans les eaux elles-mêmes). Les Etats-Unis en sont encore à réunir les données en vue d’avancer potentiellement eux aussi une demande, même s’ils n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS).
Même la Chine, qui n’est pas riveraine de l’Arctique s’y met. Elle se revendique comme un Etat « quasi-Arctique » et ne cache plus ses convoitises, au grand dam de Washington. Sous la présidence de Donald Trump, les Etats-Unis ont clairement montré leur volonté de se dresser face à « l’agressivité » russo-chinoise. Et l’administration Biden semble vouloir continuer à marquer son territoire. « Nous ne disons pas non à tous les investissements ou activités chinois, mais nous insistons sur le respect des règles internationales », a mis en garde cette semaine James DeHart, coordinateur de la diplomatie américaine pour l’Arctique, en notant « l’inquiétude » de Washington face aux visées de Pékin.
La Russie montre les muscles
De son côté, la Russie montre les muscles pour préparer les esprits avant le sommet du Conseil de l’Arctique où, hasard du calendrier, elle prendra la présidente tournante dès ce jeudi 20 mai. La Russie de Poutine a opportunément ouvert aux journalistes sa base du « Trèfle Arctique » sur l’archipel François-Joseph. Sur cette base ultra-moderne, au fin fond de l’Arctique russe, les forces de Moscou se préparent à faire face à l’Otan.
Car, dans cette région stratégique, les contentieux n’ont fait que se renforcer ces dernières années entre forces armées, la Russie comme l’Otan multipliant les manœuvres et affichant ouvertement leurs ambitions. Ivan Glouchtchenko, l’un des officiers de la base, raconte ainsi à des journalistes de l’AFP que ses hommes ont repéré la veille un avion de reconnaissance norvégien, qui s’est approché à une centaine de kilomètres sans pour autant violer la frontière. Les Russes ont réagi en envoyant un appareil pour « l’accompagner » quelques heures. « Les forces armées américaines et celles de l’Otan ont pris l’habitude de conduire des manœuvres régulières dans l’Arctique. On n’avait pas vu ça depuis la fin de la Seconde guerre mondiale », souligne Alexandre Moisseïev, le commandant de la flotte du Nord.
S’exprimant depuis un croiseur nucléaire dans le port de Severomorsk, ville fermée de l’Arctique, il dénonce les « actions provocatrices » de Washington dans la région, ses vols de bombardiers stratégiques aux frontières russes et ses sous-marins en mer de Barents et au large de la Norvège, membre de l’Otan. La Russie a très largement renforcé sa présence militaire dans la région ces dernières années, la base du « Trèfle Arctique » n’étant que le dernier maillon en date.
C’est que le Kremlin espère y devenir la première puissance militaire et économique, profitant des retombées financières du passage du Nord-Est et des ressources gazières de la région. La Russie engrange près du quart de son PIB avec ses activités dans la zone arctique, en particulier grâce à l’exploitation de gigantesques gisements de gaz comme celui de Yamal, en collaboration avec le groupe français Total.
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a ainsi martelé lundi que l’Arctique était une zone d’influence légitime de Moscou et dénoncé « l’offensive » occidentale dans la région. « Il est clair pour tout le monde depuis longtemps que ce sont nos terres, notre territoire« , avait-t-il affirmé, dénonçant notamment les velléités offensives de l’Otan et de la Norvège en Arctique. Il doit rencontrer jeudi son homologue américain en marge du sommet du Conseil de l’Arctique.
Inquiétude et espoir
En réponse à ces propos martiaux, le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a appelé mardi, dans un avertissement à la Russie, à « éviter une militarisation » de l’Arctique. « Nous avons des inquiétudes au sujet de l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique qui renforcent les risques d’accidents ou de mauvais calculs et sapent l’objectif partagé d’un avenir pacifique et durable pour la région« , a-t-il déclaré devant la presse. Le secrétaire d’Etat américain a implicitement appelé son homologue russe Sergueï Lavrov à « éviter les déclarations » comme celles faites lundi, affichant son « espoir » que le sommet arctique de mercredi et jeudi permette de « renforcer la coopération pacifique dans la région ».
« Notre espoir est que ce type de coopération continue et que l’Arctique reste une zone de coopération pacifique« , a affirmé Antony Blinken. « Nous devons avancer, tous et y compris la Russie, sur la base des normes et des engagements que nous avons pris chacun, et éviter les déclarations qui les affaiblissent« , a-t-il ajouté.
Avec AFP