En 1986, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avait pris la décision de couvrir 1,4 million de tonnes de déchets radioactifs d’uranium par une « lame d’eau » de deux mètres de profondeur, pour constituer un écran naturel aux émanations de radon. En clair, la décision, approuvée par les autorités, consistait dans la création d’un lac artificiel au fond duquel devaient dormir, pour la nuit des temps, des tonnes de résidus radioactifs. Mais, avec le dérèglement climatique, cette solution n’est plus vue comme un rempart absolu. Pour corriger cette erreur originelle, le chantier risque d’être titanesque.
Sous la surface de ce lac artificiel lové dans une vallée hérissée de sapins, les déchets d’uranium d’une ancienne mine dorment depuis 36 ans. Après un récent débordement, l’option d’un enrochement se dessine, mais des questions restent en suspens.
L’étendue de 18 hectares barrée d’une digue de 500 m reste le seul signe visible de 25 ans d’extraction minière sur la commune de St-Priest-la-Prugne. L’eau couvre les déchets-résidus – sable et boues-, provenant de l’usine de traitement alors adossée à la mine. Le 22 novembre dernier, l’exploitant Orano a expliqué aux riverains, associations, élus et experts les grandes lignes d’un avant-projet visant à couvrir de roches ces résidus classés faiblement radioactifs à vie longue (FAVL), actuellement sous l’eau.
Le dispositif du site des « Bois noirs » est unique en France : des spécificités géologiques avaient conduit le CEA, l’ancêtre d’Orano, à l’adopter en 1986, alors que les résidus des 250 autres mines françaises étaient, eux, enrochés. La décision de couvrir les 1,4 million de tonnes par une « lame d’eau » de deux mètres de profondeur, pour constituer un écran naturel aux émanations de radon, avait été prise avec l’aval des autorités. Mais cette solution, du fait des risques climatiques extrêmes auxquels le changement climatique semble commencer à nous habituer, n’est plus vue comme un rempart absolu.
« Ce n’est pas un dispositif de stockage pérenne. Le réchauffement climatique peut conduire à son assèchement et à fragiliser la digue », explique Marie-Odile Gallerand, de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), organisme membre du Comité de suivi de site (CSS).
« Vigilance »
Des questions « d’autant plus prégnantes qu’on parle ici de radio-éléments ayant des durées de vie très longues. Comment peut-on être certain que, dans mille ans, un exploitant assurera la maintenance nécessaire ? » Aujourd’hui, cependant, « il n’y a aucune situation alarmante », le barrage « remplissant sa fonction », selon l’experte.
Pour l’Etat, la couverture solide par enrochement s’impose. Dans un arrêté en juin, la préfecture a enjoint Orano à présenter son avant-projet sous 24 mois.
Un évènement 4 mois plus tôt, avait éveillé sa « vigilance », comme l’explique le sous-préfet Hervé Gerin : de fortes pluies ont provoqué des débordements du grand bassin, que n’a pu gérer la station de traitement des eaux, pourtant rénovée en 2020. Cela « n’aurait pas dû avoir lieu », reconnait Olivier Masset, chargé de « l’après-mine » chez Orano. « Mais, selon lui, on est resté dans le cadre réglementaire » sur les niveaux de radioactivité relevés en aval. Et depuis, « des travaux en conséquence » ont été réalisés sur cette station présentée comme pionnière, où le zéolythe, un minéral, piège le radium.
« Quand on voit ces tâtonnements avec une station neuve, qu’en sera-t-il le jour où il faudra effectuer la grande vidange avec des volumes gigantesques ? », raille Arlette Maussan, porte-parole du Collectif Bois noirs (CBN), qui surveille le site depuis des décennies. « Il faudra bien passer par cette solution solide », mais « avec des garanties d’Orano », insiste-t-elle, et notamment « une étude hydrogéologique sérieuse », réclamée également par la préfecture qui promet là-aussi d’être « vigilante » et n’exclut pas une contre-expertise.
De son côté. la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur les radioactivité) s’inquiète de la « contamination des eaux, sur un terrain de surcroît faillé » qu’elle dit avoir déjà mesurée jusqu’à « plusieurs dizaines de kilomètres » en aval du site. En octobre 2012, en aval de la Besbre, la Criirad avait relevé une plante présentant des valeurs radioactives 690 fois plus élevées qu’une plante de la même espèce en amont… D’autres études en 2014 auraient montré que, dans la Besbre, la contamination des mousses aquatiques par le radium 226 est 200 fois supérieure à la normale en aval de la digue, 800 fois à 100 mètres en aval des rejets après traitement, 500 fois à 1,5 km du site et 12 fois à plus de 30 kilomètres en aval du site. Les études ne manquent pas : entre ces mousses aquatiques « transformées en déchets radioactifs » ou encore des relevés inquiétants sur des poissons.
« Héritage empoisonné »
L’eau s’écoulant des anciennes galeries noyées en 1980 et « le fond de vallée non étanchéifié » font dire à son directeur Bruno Chareyron que le site est « une aberration », « un héritage empoisonné des débuts du nucléaire, où l’après n’a pas été pensé ». « La seule solution satisfaisante serait de déplacer les déchets dans un centre de stockage définitif », selon le scientifique. Mais il n’en existe aucun en France pour ces résidus FAVL.
Un scénario excavation-évacuation-transport avait néanmoins été étudié par Orano en 2018. Chiffré à un milliard d’euros, il a été écarté pour des raisons de coûts mais aussi d’acceptabilité, en lien avec l’incessante noria de camions qu’aurait exigé le chantier.
Le projet de recouvrement, lui, suscite une certaine méfiance. Orano rappelle d’ailleurs avoir déjà présenté l’option recouvrement dans les années 2010, suscitant l’opposition, notamment du CBN ou d’élus locaux. Le maire de Lavoine (Allier), Jean-Dominique Barraud, avait à l’époque entrepris une marche sur Paris et n’a « pas changé d’avis depuis » : « c’est une question de santé publique, des poussières radioactives vont voler sur des kilomètres lors des travaux ! », fulmine-t-il.
Chantier colossal
Il est vrai que le chantier sera colossal — « trois à dix ans de travaux », dit Orano. Il s’agirait notamment de reconstituer le lit de la Besbre, sur la rive gauche, moins pentue, ce qui favoriserait la remontée des poissons, détaille Nadine Himeur, chef de projet « après-mines » chez Orano. Les roches récupérées serviraient à recouvrir les résidus.
Pour ce faire, Orano doit acquérir du terrain. Les démarches ont commencé mais certaines parcelles ont été acquises par le CBN ou par des communes comme Lavoine, dont le maire ne cache pas qu’il veut ainsi « bloquer le chantier ». « Ce projet de réaménagement dure depuis des années. Il doit être co-construit par l’ensemble des acteurs ! Il ne doit pas y avoir un perdant et un gagnant, mais un consensus ! », insiste pourtant Mme Gallerand de l’IRSN.
Au-delà du réaménagement, le CBN et la Criirad s’opposent encore vivement à Orano sur la gestion des stériles, ces débris faiblement radioactifs issus des travaux de la mine – et non de l’usine- : une bonne partie des centaines de milliers de tonnes de ces stériles radioactifs issues de l’exploitation a été vendue, comme remblai de routes, parkings, cours de fermes… Un éparpillement qui va bien au-delà de Saint-Priest-la-Prugne pour concerner une dizaine de communes de la Loire, du Puy-de-Dôme et de l’Allier. La militante Arlette Maussan cite comme exemple le chemin de la Pierre des fées. Ce chemin, long d’1,5 km, situé à 8 km de l’ancienne mine, est un lieu très fréquenté par les familles, les promeneurs, on y fait des pique-niques, on y ramasse des champignons, des myrtilles. Il a été terrassé avec des stériles, des cailloux qui atteindraient 900 fois la valeur limite d’exposition au public
Avec AFP
Première publication dans UP’ Magazine : 14/12/22