L’agriculture et l’alimentation sont au cœur de défis interconnectés qui doivent être relevés d’urgence : épuisement des ressources naturelles, pollutions, perte de biodiversité, dérèglement climatique, maladies chroniques, à tel point que les dommages créés coûtent presqu’aussi chers que la nourriture. Ne considérant pas ces interdépendances, les approches ‘en silo’, qui pourtant prévalent dans nos modes de gouvernance et d’organisation, s’apparentent à du greenwashing. En reliant des entités très différentes (les sols, les plantes, les écosystèmes, les bactéries et les humains), le concept d’une seule santé permet de penser différemment les changements conjoints à opérer dans l’agriculture, l’agro-industrie et l’alimentation.
La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine a mis tout le monde d’accord sur un point : l’agriculture et l’alimentation sont des enjeux stratégiques si l’on veut être sérieux quand on parle de souveraineté et d’autonomie stratégique, car nourrir les citoyens est un sujet vital pour un pays, alors même qu’une étude publiée par l’ONG Générations Futures vient de révéler que 63,1 % des fruits, des légumes et des céréales non Bio contenaient au moins un résidu de pesticide en 2020. Sur le long terme, il reste indispensable de protéger notre environnement et la santé humaine. Le dérèglement climatique et l’empoisonnement de la terre sont des menaces tout aussi importantes pour l’avenir de l’Humanité que les pénuries alimentaires. Durabilité de notre alimentation et sécurité alimentaire vont de pairs.
L’utilisation des terres n’est pas durable
La plus grande partie des terres agricoles est occupée par un petit nombre de cultures et n’est pas utilisée directement pour nous nourrir.
Sur les 27 millions (M) d’ha de surface agricole productive en France, 62% sont des terres arables, 34% des surfaces toujours en herbe et 4% des cultures pérennes. Cinq cultures (blé, orge, maïs, colza, tournesol) représentent 90 % des cultures annuelles. Les légumineuses à graines (lentille, pois) représentent moins de 1% de la surface. Les céréales (blé, orge, maïs grain, soit 9,2M ha) sont majoritairement exportées (50%) ou utilisées pour l’alimentation animale (40%), et 10% seulement sert à nous alimenter.
Les élevages utilisent les 9,2 M ha de prairies permanentes ainsi que 60% des terres arables ainsi que l’équivalent de 1,8 M ha de soja importé. Les co-produits de l’industrie agro-alimentaire ne correspondent qu’à 15% de l’alimentation des animaux.
Le colza occupe 1,5 M ha produisant 2,5 Mt de tourteaux pour l’alimentation animale et 1,9 Mt d’huile dont les 2/3 pour les biocarburants.
Les surfaces en production végétale (hors vin) utilisées directement pour nous nourrir, correspondent donc à moins de 3 M ha et celles utilisées pour l’alimentation animale à plus de 5 M d’ha environ, auxquelles il faut ajouter les surfaces fourragères et prairies, soit presque 17 M d’ha. Le gaspillage alimentaire (environ 30% des calories) contribue aussi à surdimensionner les besoins en terres pour nous nourrir.
Le sacro-saint objectif de rendement maximal a conduit à intensifier les terres cultivées (apports d’azote, de pesticides) et à dépasser les limites de la planète pour la biodiversité, l’azote et le climat ; dépassement qui est étroitement lié à la surconsommation de protéines animales. En conséquence, remplacer totalement le soja importé (3,3 M de t dont 2,4 sous la forme de tourteaux), pour partie issu de la déforestation, par des légumineuses à graines produites en France et à fortiori des tourteaux de colza co-produits de l’huile, est une fausse bonne solution si le redimensionnement des surfaces pour nourrir l’élevage n’est pas conjointement considéré. De même, l’importation d’huile de palme (1/3 pour l’alimentation, 2/3 pour l’énergie en Europe) met la pression sur les terres dans des régions riches en biodiversité, ce qui accroît le risque de zoonoses.
Le régime alimentaire associé à l’utilisation des terres n’est pas soutenable
Il faut en moyenne 7 kilocalories végétales pour en produire 1 de produits animaux (de 3 pour les poulets de chair à 16 pour la production de viande bovine). Les surfaces nécessaires à la production de 100g de protéines animales sont de 5 (fromage, volaille) à 10 (viande rouge) fois supérieures à celles nécessaires pour produire la même quantité de protéines végétales (ex. légumes secs) ; ces ordres de grandeur sont les mêmes pour les émissions de gaz à effet de serre (GES).
En cohérence avec ces données, les empreintes de notre alimentation par an et par habitant sont de 4600 m² et 1850 kg en équivalent CO2. Elles sont pour au moins 80% dues aux produits animaux, principalement la viande, dont les quantités consommées excèdent les recommandations pour 1/3 et 2/3 des Français, respectivement les viandes rouges et les charcuteries. La consommation moyenne de protéines (1,4g/jour et par kg de poids corporel) dépasse d’au moins 40% les recommandations (moins d’1g par kg de poids corporel) ; et la proportion de protéines animales (60%) devrait être ramenée à 40%, voire moins. Suivre ces recommandations est le levier majeur, devant la mise en œuvre des bonnes pratiques agricoles, pour diviser par deux les émissions de GES de l’agriculture en 2050 comme affiché dans la Stratégie Nationale Bas Carbone. Le cinquième des Français ayant un niveau de consommation de produits animaux proche des recommandations a des empreintes carbone et surface deux fois moindres que le cinquième de ceux en consommant le plus ; et les indicateurs santé sont meilleurs ! La réduction de la consommation de produits animaux doit se faire prioritairement pour les élevages dont l’alimentation dépend de ressources que nous pouvons consommer directement.
Les empreintes carbone et surface des produits bio, ramenés au kg, sont environ 20 et 40% supérieures à celles des produits conventionnels, mais celles des protéines animales sont bien plus élevées (5000 et 1000%) que celles des protéines végétales, si bien qu’un régime alimentaire bio et plus végétalisé correspond à des empreintes carbone et surface réduites de respectivement 36 et 25%.
L’alimentation fait le lit des maladies chroniques
Malgré des politiques sanitaires dédiées, le nombre de personnes obèses et diabétiques a presque doublé entre 1997 et 2015 pour atteindre respectivement 17 et 7% de la population adulte française. Le régime alimentaire moyen favorise le développement de ces maladies chroniques et rend plus sensible aux maladies infectieuses. Ses caractéristiques sont principalement une trop grande consommation de produits animaux et ultra-transformés, ces derniers dérégulant les effets santé des nutriments. A ceci s’ajoutent, pour 95% des Français, des déficits importants en fibres et oméga-3, nécessaires au bon fonctionnement de notre microbiote intestinal. Il en résulte des dysbioses générant des inflammations dans plusieurs organes (cœur, poumon, cerveau), le microbiote ne jouant alors plus son rôle d’allié pour la santé. En outre, certaines maladies infectieuses s’aggravent compte tenu de l’antibiorésistance qui croît du fait d’usages trop importants des antibiotiques en médecines vétérinaire et humaine.
Développer une agriculture multifonctionnelle basée sur la biodiversité
Pour faire face aux impacts environnementaux, il est toujours priorisé les technologies (génétique, numérique, robotique) ou actions ciblées, sans remise en cause du modèle agricole simplifié sous-jacent qui a fait de la santé des sols et de l’organisation des paysages de grands oubliés des politiques agricoles. Pourtant, l’un et l’autre permettent à la fois de réduire les impacts (émissions de GES, écotoxicité, toxicité humaine…) et de rendre des services à la société (régulation du climat et de l’eau, qualité des produits).
A l’inverse, une agriculture biodiversifiée repose sur la santé du sol par apport de matière organique afin de nourrir les bactéries, afin qu’elles soient des alliés de la santé et de la nutrition des plantes et contribuent à la séquestration du carbone. D’autre part, la diversité des productions sur un territoire permet de réduire les besoins en pesticides.
Ces principes d’une agriculture régénératrice reposent sur la couverture permanente du sol (les intercultures pouvant être utilisées pour produire de l’énergie par méthanisation), la diversification et les associations entre espèces cultivées, en y incluant les légumineuses, les arbres (haies, agroforesterie), tout en réduisant le travail du sol. Les technologies peuvent bien sûr accompagner et faciliter la mise en œuvre de ces mesures mais elles ne doivent pas s’y substituer.
Redimensionner et réorienter l’élevage pour la planète et notre santé
Etant très impactant sur l’environnement, le nombre d’animaux doit être réduit (divisé par 2 environ) et les formes d’élevage à privilégier sont celles n’entrant pas en compétition avec notre alimentation et pouvant rendre des services à la société. Les connaissances scientifiques convergent d’une part vers l’élevage à l’herbe (ruminants) ou utilisant des co-produits complémentés en lin (monogastriques). Cela permet de réduire les émissions de GES et/ou de conserver les importants stocks de carbone dans les sols prairiaux, mais aussi de mettre sur le marché des produits animaux dont la composition en acides gras est anti-inflammatoire, contrairement aux produits animaux courants.
Promouvoir une alimentation préventive basée sur une agriculture et une industrie refondées
Assurer les besoins nutritionnels de notre microbiote intestinal pour qu’il joue son rôle sur la santé, nécessite de renforcer la consommation de fibres insolubles présentes dans les céréales complètes et les légumineuses. Assurer son bon fonctionnement nécessite suffisamment d’oméga-3, que des produits animaux issus d’élevages tels que décrits ci-dessus, des huiles (colza) et fruits à coque (noix) peuvent fournir, et une grande variété d’antioxydants provenant d’une diversité de fruits et légumes (tendre vers 25 espèces ou variétés différentes par semaine).
Le revers d’une assiette plus végétalisée est une plus grande exposition aux pesticides, d’où la recommandation de consommer des produits bio ou faiblement exposés aux pesticides. Assurer le bon fonctionnement du microbiote et bien réguler la satiété nécessitent aussi de réduire la consommation de produits ultra-transformés.
Cette alimentation préventive pour la santé repose donc sur des changements à la fois dans l’agriculture, mais aussi dans l’industrie de transformation pour réduire l’offre en produits ultra-transformés. Ces changements nécessitent de développer de nouveaux scores alimentaires et environnementaux sur la base d’un plus grand nombre de critères (donc plus holistiques : voir par exemple la règle des 3VBLS – alimentation Végétale Vraie Variée si possible Bio Locale et de Saison – et le score Siga) que ceux actuellement retenus, afin d’aider le consommateur dans ses choix.
Pour sortir de l’impasse, une seule voie : une seule santé !
Les politiques agricoles et industrielles ne remettent pas en cause le modèle existant. Elles privilégient toujours les approches ‘en silo’ en mettant en avant des solutions technologiques réductionnistes alors qu’il faudrait d’abord diversifier les productions agricoles et réviser les procédés industriels. Cela coûterait effectivement plus cher à court terme car les économies d’échelles permises par la standardisation seraient moindres, mais diminuerait les impacts sur l’environnement et la santé qui sont à long terme des coûts cachés pour les consommateurs.
Une seule santé est un cadre d’analyse prenant en compte simultanément les processus à l’origine de la santé des plantes, animaux, bactéries, humains et leurs habitats (sols, écosystèmes, planète). C’est une approche holistique et systémique permettant de relier des composantes des systèmes alimentaires généralement considérées isolément et ainsi d’identifier les effets synergiques à favoriser, les effets rebonds à anticiper, et les compromis à définir.
Le concept est à mettre en pratique aussi bien au niveau des politiques publiques que des territoires. Ces derniers (notamment les Programmes Alimentaires Territoriaux) sont le niveau privilégié pour définir finement les arbitrages à réaliser afin de créer des synergies entre activités, rapprocher les agriculteurs des consommateurs et engager l’ensemble des acteurs du système alimentaire, de l’amont de l’agriculture aux acteurs de l’éducation et de la santé.
Michel Duru, Directeur de Recherche INRAE-Toulouse, en collaboration avec Marié Benoît Magrini, Anthony Fardet, Olivier Therond et Jean-Pierre Sarthou de l’INRA