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Ethique alimentaire : l’émergence d’une réalité marginale influente

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L’alimentation est un enjeu de civilisation matériel (nourrir les hommes) et immatériel (valeur, culture, croyances, représentations) majeur.
Auparavant valeur refuge parée de tous les bienfaits, l’alimentation apparaît de plus en plus comme un méfait dont il faut se méfier et se déprendre. La satisfaction face à l’obtention de l’abondance alimentaire en Occident s’est transformée en inquiétudes et en recherches d’alternatives face à ses réalités et à ses conséquences. La décomposition du modèle industriel de croissance, la perte du lien intergénérationnel avec le monde agricole, la crise écologique planétaire, le déclin de l’idée de progrès et l’essor d’une culture du narcissisme (développement personnel, expression de soi, culte du corps) conduisent à l’émergence de rapports critiques à l’alimentation et d’une nouvelle éthique alimentaire en quête de rassurance et de responsabilité.
 
La filière agro-alimentaire est directement impactée et critiquée [1] par cette nouvelle éthique. Il ne s’agit plus seulement de mieux se nourrir mais de se nourrir moins, voire même d’arrêter de se nourrir ou d’exclure certains aliments. Qu’elle soit envisagée sous l’angle de la souffrance animale, du « mal au corps » (gras/ « trop »/malbouffe), des effets néfastes des déchets de l’agriculture industrielle et mécanisée sur l’environnement, de la dénaturation des ressources alimentaires par les bio et nanotechnologies, l’alimentation est intrinsèquement remise en cause.
De plus, l’éthique alimentaire repose sur une aspiration à la maîtrise et au contrôle de soi (corps et esprit) par l’alimentation dans une dynamique de singularisation et de personnalisation de l’alimentation décrite et pensée par des travaux universitaires qui font référence [2]. Cette nouvelle éthique alimentaire peut être résumée en trois grands piliers dont chacun comprend des réalités plus ou moins radicales :

L’éthique de la nature et de l’authenticité 

Elle s’articule autour de la recherche de naturel [3], de pureté, de simplicité et d’un retour à l’état de nature. L’éthique repose ici sur le principe (plus ou moins militant) d’exclusion et de pureté alimentaire en rupture avec les pratiques dominantes basées sur l’élevage industriel et/ou la nourriture carnée. Les pratiques les plus courantes et développées recouvrent celles des adeptes (réguliers ou intermittents) de l’agriculture biologique, qu’ils soient ou non « locavores » (individus consommant uniquement des aliments produits à une échelle locale voire très locale), et qui aspirent à une alimentation authentique et non dénaturée. Les pratiques végétariennes (exclusion de la consommation animale), végétaliennes (exclusion de la consommation animale et des produits d’origine animale) et « végan » (refus supplémentaire de tout produit qui résulte de l’utilisation d’un animal, comme le cuir) dont le nombre de « pratiquants » est en augmentation, peuvent quant à eux s’inscrire dans une nouvelle sacralisation de la nature (que l’on ne peut profaner) et de ses composantes, en excluant la viande de leur consommation. Enfin, plus marginalement, la  communauté des « crudivoristes » regroupe ceux qui se nourrissent exclusivement d’aliments crus pour mieux revenir aux origines de l’alimentation humaine dans une quête fantasmée d’état de nature et de mythe des origines.

L’éthique du corps et de la santé 

Elle regroupe toutes les quêtes individuelles de bien-être, de purification, de sureté, de salubrité, comme gages et signes de performance et de réalisations individuelles. Ces quêtes s’inscrivent dans l’injonction croissante à assainir et/ou à réduire l’alimentation en purifiant le corps de toutes ses toxines et de ses excès nutritionnels néfastes pour l’organisme et l’épanouissement individuel. Des communautés s’organisent ainsi autour du refus de consommer certains aliments intrinsèquement néfastes (pour des raisons de santé ou d’intolérance alimentaire) ou pervertis (par l’industrie agroalimentaire) et dangereux pour la santé.
C’est le cas des « Nomilk » (exclusion du lactose) ou des « sans gluten ».  D’autres pratiquent, occasionnellement ou régulièrement, des ascèses alimentaires comme le montrent l’engouement contemporain pour les régimes [4], les cures de « détox » et les jeûnes alimentaires. Dans un versant pathologique, ces pratiques alimentaires s’expriment aussi par des troubles et des obsessions alimentaires visant un contrôle systématique et obsessionnel de l’alimentation (l’ « orthorexie »). Pratiques extrêmes qui peuvent conduire à légitimer et à valoriser l’anorexie, à l’image des communautés « pro-ana » sur internet.  Si la majeure partie de ces régimes s’effectuent selon des aspirations individualistes et hédonistes (minceur, santé, beauté), des ascèses mystiques à dimension spiritualiste existent aussi à la marge où la quête de santé s’entremêle avec la quête de sainteté et d’élévation spirituelle (évasion/mortification du corps et valorisation de l’âme). Certains groupes (très marginaux) aspirent même à l’émancipation partielle ou totale de l’humanité vis-à-vis de tout régime alimentaire à l’image de la secte « respirianiste » qui prône une éthique New Age basée sur l’arrêt complet de la nutrition pour atteindre le bonheur en exhortant ses membres à se nourrir exclusivement de lumière (prava).  Outre cette recherche d’assainissement [5], de contrôle et de purification (du corps et/ou de l’âme) de l’alimentation, l’éthique du corps et de la santé s’inscrit enfin dans une volonté de maîtrise et de mesure individuelle de son alimentation. Celle-ci prend notamment la forme du « quantified self » alimentaire (couverts intelligents, oreille connectée compteuse de calories, etc.) visant à mesurer sa nutrition et ses effets sur le corps (temps de mastication correct des aliments, apport calorique et nutritionnel etc).

L’éthique de responsabilité sociale et environnementale 

Celle-ci dépasse celle des engagements des marques et des distributeurs pour les consommateurs et comprend les aspirations visant à garantir les droits sociaux et environnementaux effectifs de tous les acteurs « oubliés » de l’alimentation : terre, animaux, producteurs et travailleurs [6]. Il en va ainsi de la condition animale dont la cause peut constituer à assurer des conditions dignes et décentes aux animaux d’élevage [7] mais aussi à militer pour l’ « antispécisme » [8] (idéologie répandue chez une partie des vegans) réfutant la notion même d’espèce et de hiérarchie entre l’homme et l’animal et assurant une égalité des droits entre « animaux humains » et « animaux non humains » [9]. Cette éthique consiste aussi à identifier les impacts sociaux et environnementaux de la production alimentaire pour en garantir les aspects vertueux, en valorisant notamment les circuits courts, les chartes et labels bio, le commerce équitable (assurant une reconnaissance des travailleurs agricoles via la garantie d’un revenu agricole juste) ou l’ « agriculture durable et éthique » (permaculture). 
 
Si ces nouvelles pratiques et éthiques alimentaires sont encore marginales notamment dans les pays latins et catholiques (à titre d’indication on compte entre 1,5 et 3% de végétariens en France contre entre 8 et 10% au Royaume-Uni et en Allemagne), elles n’en sont pas moins porteuses et de plus en plus poreuses et donc capitales à considérer à plusieurs titres pour la filière agroalimentaire :

De nouveaux marchés de niche

Les communautés de consommateurs que nous avons évoquées (vegan, Noglut, etc.) se sentent souvent exclues et marginalisées, leur parcours d’alimentation alternatif s’apparentant souvent à un parcours du combattant. Sans minorer le caractère militant volontairement marginal (et « antisystème ») du positionnement de certains acteurs, il existe de fait un marché de niche (nécessitant un marketing adapté) offrant des solutions de consommation visibles à ces consommateurs.

Impacts sur les nouveaux horizons de production et d’offre alimentaires

Le passage d’une agriculture et d’une filière alimentaire industrielle à une production alimentaire sur-mesure et optimisée apte à nourrir de vastes populations urbaines tout en répondant aux enjeux/défis sanitaires et environnementaux, est à questionner au regard de l’éthique alimentaire. Les innovations en cours dans le domaine agricole constituent en effet des domaines de développement économique futurs prometteurs qui, du point de vue de l’éthique alimentaire, s’apparente à un « pharmacon » (à la fois remède et poison).
Ainsi, l’émergence d’une « smart agriculture » (ou d’une « agriculture pilotée par la data ») et d’ « Ag Tech » (drones, tracteur autonome, monitoring, débimètre, capteurs) permet d’optimiser le travail des agriculteurs par des systèmes communicants intelligents tout en augmentant les rendements et en réduisant les quantités d’intrants et d’antibiotiques nécessaires à la production agricole.
Autant de caractéristiques qui rejoignent une partie de l’éthique alimentaire (santé, sécurité, environnement) mais qui accentuent et radicalisent le sentiment de déshumanisation de l’alimentation.
 
Le développement des micro-fermes urbaines sur la base de serres-usines « hydroponique » (production agricole intensive et circulaire en circuit ultra court), de l’ « aquaponie » (technique de culture de végétaux en symbiose avec l’élevage de poisson), de l’ « aéroponie » (cultures hors sol) ou encore de la permaculture (agroécologie basée sur une diversité de production et l’association de plusieurs cultures) peut aller dans le sens d’un rapprochement de l’agriculture (plus saine et moins mécanisée) et des citadins. Mais cette agriculture urbaine est aussi très consommatrice d’énergie, présente des qualités nutritionnelles inégales, et peut contribuer à radicaliser le sentiment d’artificialité, du caractère « hors-sol » et désincarné de l’agriculture.
L’arrivée d’une « agriculture cellulaire » visant à reproduire des protéines animales sans recourir à l’élevage (viande végétale, viande artificielle à base de cellules souches enrichies de nutriments) avec une consommation d’eau, de sol et d’énergie réduite, permet d’un côté de satisfaire les consommateurs soucieux de leur impact environnemental et excluant la viande de leurs consommations, mais renforce d’un autre côté les craintes associées à une agriculture biotechnologique dont on ne sait plus de quoi ni comment elle est constituée.

Impacts sur les stratégies commerciales et le contenu de l’offre alimentaire

Cette nouvelle éthique alimentaire, sans devenir majoritaire (dans ses caractéristiques les plus extrêmes notamment), peut néanmoins influencer les représentations et le comportement des consommateurs en général dans le sens d’attentes croissantes en matière de naturalité (au plus près de l’état de nature contre l’artificialisation et la manipulation du vivant), de soutenabilité environnementale et sanitaire de l’offre alimentaire, de transparence en matière de production (notamment en matière de souffrance animale). Un repositionnement des stratégies commerciales et de l’offre alimentaire dans le sens d’une plus grande prise en compte de ces aspirations en impliquant le consommateur pourrait permettre de répondre à l’infusion de ces nouvelles représentations et pratiques alimentaires auprès du plus grand nombre.

Attentes de transparence et d’empowerment

La volonté de maîtriser les produits alimentaires que l’on consomme (traçabilité, sécurité sanitaire, nature et condition de production et de transports, composition exacte et compréhensible des aliments transformés etc.) et d’agir sur sa consommation alimentaire (retours d’expériences, mesures de soi et de son impact sur l’écosystème etc.) sont des exigences dont l’absence de prise en compte est susceptible d’alimenter l’éthique alimentaire négative (en exacerbant notamment l’aspiration à un retour fantasmé à l’état de nature).
 
Cette analyse préliminaire des enjeux et des problématiques posés par l’éthique alimentaire est le point de départ de l’« Observatoire éthique alimentaire » lancé par l’ObSoCo. Celui-ci consiste à élaborer, dans le cadre d’une enquête quantitative, une méthodologie permettant d’appréhender, de mesurer et de suivre dans le temps le déploiement, la diffusion et l’influence de cette éthique alimentaire, d’en comprendre ses formes d’expression ainsi que les motivations, les pratiques et les attentes des individus qui s’y reconnaissent. Il s’agit également d’identifier les souhaits et les critiques qui se formulent à l’égard de la filière agroalimentaire et des distributeurs, de manière notamment à aider ces derniers à expliquer et projeter les tendances structurantes (marchés, modèles productifs et commerciaux, etc) du rapport à l’alimentation de demain.
 
Simon BOREL, Responsable de la recherche, Sociologue
Avec nos remerciements à l’OBSoCo, dans lequel l’original de cet article est paru – Octobre 2016
 
[1] LEPILLER, Olivier, « Les critiques de l’alimentation industrielle et les réponses des acteurs de l’offre », Cahiers de nutrition et de diététique, 2013, vol. 48, no 6, p. 298-307.
[2] Voir par exemple :
FISCHLER, Claude. Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain, 2013.
ASCHER, François. Mangeur hypermoderne (Le). Odile Jacob, 2005.
[3] LEPILLER, Olivier, « Valoriser le naturel dans l’alimentation », Cahiers de Nutrition et de Diététique, 2016, vol. 51, no 2, p. 73-80.
[4] Selon l’enquête Nielsen Global Ingredients and Dining Out Trends d’août 2016, 44% des européens (et 37% des français) suivraient un régime restrictif.
http://www.nielsen.com/content/dam/nielsenglobal/eu/docs/pdf/Global%20Ingredient%20and%20Out-of-Home%20Dining%20Trends%20Report%20FINAL%20(1).pdf
[5] ADAMIEC, Camille. Devenir sain : morales alimentaires, pratiques de santé et écologie de soi. 2014. Thèse de doctorat. Strasbourg.
[6] THOMPSON, Paul B. From field to fork : Food ethics for everyone. OUP Us, 2015.
[7] PORCHER, Jocelyne.  Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle. La Découverte, 2011.
[8] Voir le livre fondateur : SINGER, Peter. Animal liberation: A new ethic for our treatment of animals.New York: New York Review (distributed by Random House), 1975.
[9] DUBREUIL, Catherine-Marie et DALLA BERNARDINA, Sergio. Libération animale et végétarisation du monde: ethnologie de l’antispécisme français. Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2013.
 

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