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Stop au non-dialogue systématique

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Écrit en rebond à la Matinale d’aujourd’hui sur France Inter, cette tribune pose le problème plus large de l’impossible dialogue des différences sur les médias aujourd’hui, dont nos sociétés fracturées auraient pourtant grand besoin pour co-élaborer des solutions et aider les citoyens à se forger des opinions éclairées.

Le 21 septembre 2022, une « journée de la sobriété » est déclarée sur France Inter. La Matinale, l’émission de radio la plus écoutée de France à cet horaire, animée par Léa Salamé et Nicolas Demorand, reçoit Camille Etienne et Eloi Laurent. L’une est militante écologiste, l’autre économiste. Ils sont d’accord pour prôner une politique de sobriété en pleine crise énergétique. Face à la destruction de la planète et au réchauffement climatique, ils critiquent l’inaction du gouvernement, le manque de vision à long terme, le lobby des grandes entreprises capitalistes et prônent un critère de justice dans l’application de la sobriété.

Les deux invités terminent leur interview par un appel à la sobriété collaborative, à faire société et à créer du lien en partageant des ressources – par exemple, une box internet collective dans les immeubles en ville.

Le point d’achoppement, que nous voulons souligner ici, ne se situe pas sur le fond des questions. Il n’en est pas moins stratégique.

Le non-dialogue généralisé

Le point d’achoppement est que tout le dispositif de prises de parole sur les médias s’organise aujourd’hui autour d’une zone aveugle : l’invisibilité, l’impossibilité du dialogue des différences. Cela débouche sur une injonction paradoxale, criante : on appelle à plus de coopération, mais dans une forme médiatique qui exemplifie l’inverse de la coopération.

Plus de collaboratif, de faire société, de lien, n’adviendra jamais si les points de vue qui ne sont pas d’accord entre eux dans la société – dans les sociétés de division qui sont les nôtres – ne se rencontrent jamais et ne dialoguent pas entre eux.

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L’écologie relationnelle

La première étape, incontournable, du collaboratif, du faire société, du lien, relève d’abord d’une écologie relationnelle, c’est-à-dire de la mise en pratique d’un milieu relationnel systématisant le dialogue des différences, selon un processus qui permette l’expression pleine et entière et la compréhension profonde entre chacun.

Sans écologie relationnelle comme préalable, aucun chemin ne s’ouvrira vers plus de collaboratif, de faire société, de lien. Le piège est assez simple à comprendre : la coopération sans coopération, c’est comme un camaïeu de bleu sans couleur bleue. C’est ce que donnent à voir les médias où la non-coopération, la non-rencontre des différences, le non-dialogue, sont généralisés.

Un moment de l’interview de Camille Etienne et Eloi Laurent est révélateur : les animateurs de l’émission leur opposent le discours de Bruno Latour, lui-même penseur de la transition écologique. Les interviewés répondent à côté, ils poursuivent sur leur monologue expert et militant – avec lequel on peut être d’accord, encore une fois ce n’est pas le sujet – mais ils n’entrent pas en dialogue. Et pareil lorsque Bruno Latour fut invité sur France Inter : il n’entrait pas en dialogue effectif avec les points de vue différents, venant des différentes sensibilités écologistes et non-écologistes.

Le dialogue de tous avec tous plutôt que la guerre de tous contre tous

En cette même « journée de la sobriété », dans cette même Matinale, 30 mn avant Camille Etienne et Eloi Laurent, c’était Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie, qui était reçu par Léa Salamé. La rencontre et le dialogue sont soigneusement évités entre l’invité de 7h50 et ceux de 8h20, qui ne sont, à l’évidence, pas sur la même longueur d’onde.

L’écologie relationnelle, ce serait : avec tout ce monde, dialogue. Avec Bruno Latour, dialogue ; avec les entreprises d’énergie, dialogue ; avec le gouvernement, dialogue ; avec l’agriculture industrielle, dialogue ; avec les activistes, dialogue ; avec les économistes, dialogue, etc. Dialogue généralisé entre experts, entre experts et citoyens, devant les experts et devant les citoyens – tout cela en même temps.

Les plus grands experts que compte l’hexagone défilent sur les médias. Et c’est heureux. Jancovici, Piketty, Fourquet, etc. Tous passionnants à écouter – intellectuels, patrons de think tank, chercheurs… Interviewés à longueur de colonnes, auteurs de tribunes, de rapports, ils avancent chacun leurs propositions pour un monde meilleur. Mais quasiment nulle part dans les médias, ils n’entrent en dialogue des différences entre eux, avec les politiques et avec les citoyens. Ce ne serait pourtant pas si difficile à organiser pour se forger une destinée commune.

Ce manque de rencontre des discours et de leurs auteurs est criant sur tous les sujets polémiques, c’est-à-dire tous les sujets importants : l’économie, les institutions, l’éducation, la santé, le vivre-ensemble… La culture du clash et de la non-rencontre fracture toujours davantage la société. La généralisation de dialogues permettrait d’en sortir, qui n’auraient pas peur de l’écart, mais ne renonceraient pas à articuler les positions entre elles, à un moment de l’histoire où la résolution collective des problèmes de l’humanité appelle une coopération de toutes et tous.

Pourquoi est-il vital aujourd’hui d’entrer en dialogue ?

Pour trois raisons majeures : Les problèmes d’aujourd’hui étant systémiques et complexes, chaque expert, depuis sa position dominante, n’a qu’une vue partielle. C’est la collection des points de vue qui, à un moment, peut entrer dans une résolution collective des problèmes. De surcroît, rien ne se fera sans engager la société dans la réflexion et l’action.

Ensuite, les confrontations produites par le clash permanent ne font que diviser toujours davantage notre société déjà bien fragilisée par des polémiques qui affaiblissent la cohésion sociale. La démocratie vit de dialogues comme nous, êtres vivants, vivons de l’air que nous respirons et comme chacun de nos corps vit de la symbiose entre ses cellules et entre ses organes. La mort du dialogue, c’est la mort de la démocratie. La voulons-nous ?

Enfin, dans les démocraties électives, les citoyens se forgent une opinion qu’à un moment ils traduisent en vote. Pour se forger une opinion, rien de tel que d’entendre les experts ayant des vues divergentes dialoguer entre eux. Vraiment dialoguer, c’est-à-dire se répondre, articuler leurs positions entre elles, exprimer publiquement leurs accords et leurs désaccords, comprendre d’où viennent les désaccords et tenter de les réduire.

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La responsabilité des médias

Dans ce contexte, les médias, généralistes ou nichés, ont un rôle crucial à jouer, car ce sont eux qui imposent le modèle dominant, le plus visible, de la culture communicationnelle. Ce sont eux qui exemplifient la possibilité du dialogue ou son absence. Ce sont eux que regarde la population pour se faire un avis, pour qu’il évolue. Si le dialogue n’y est pas généralisé, n’y est pas visible, n’y est pas cultivé, il ne pourra pas influencer le mode d’interaction entre citoyens eux-mêmes.

Nos capacités de résolution collective de problèmes finissent par s’éteindre. Elles souffrent de ne pratiquer et ne voir pratiquer que des non-rencontres (monologues les uns après les autres), des faux dialogues (qu’on appelle débats, mais ne sont encore que des côte-à-côte de monologues) ou des prises de bec (où chacun défend sa rente, médiatique ou experte).

Il y a refus de dialogue comme on dirait refus d’obstacle, quand les interviews se suivent mais les interviewés et leurs positions respectives ne se croisent jamais.

Un bon dialogue des différences est facile à concevoir

Le dialogue effectif n’a rien de sorcier à concevoir. Sa mise en œuvre est un travail, oui, elle demande de l’attention et du temps, mais il suffirait de s’y mettre, d’expérimenter. Les médias pourraient s’en inspirer de manière transverse, avec deux objectifs clés : Inclure les parties prenantes au dialogue : faire se rencontrer les experts entre eux, les experts et les citoyens non experts, les experts et les politiques… Cet objectif d’inclusivité a un vaste terrain vierge qui s’ouvre devant lui, tant nous partons de loin. Et appliquer des techniques d’animation dont les principes seraient les suivants :

  • Faire s’exprimer les uns sur la position des autres, en leur présence
  • Reconnaître les accords quand ils adviennent
  • Explorer le dépassement des antagonismes, à construire par la discussion
  • Creuser l’origine des désaccords et leur formulation par chacun
  • Rendre explicite le droit au doute et au changement d’avis, même modeste
  • Encourager la réflexion critique et autocritique, la prise de conscience des biais de chacun
  • Accueillir les différents registres d’expression, comme les émotions, les valeurs profondes
  • Escalader le mur de l’empathie, devenant vertu commune.

Ce ne sont que quelques-uns des éléments qui fondent une autre pratique de la communication que celle nous voyons se déployer sur les antennes. Une révolution médiatique, sans laquelle il est probable que nous assistions à un plus du même de crise en crise, sans solution collective à l’horizon.

Olivier Fournout, sociologue et sémiologue, Institut Polytechnique de Paris
Rafael Tyszblat, médiateur et formateur en gestion de conflit

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flofp@icloud.com
1 année

Merci merci pour votre réaction à chaud, si juste! Il est urgent qu’on apprenne à dialoguer. La complexité de notre monde exige que nous passions du OU au ET. Comme vous le dites, personne n’a LA solution, mais chacun un bout. C’est une culture, le dialogue, qui implique l’écoute, la capacité d’aller sur la “colline” de l’autre voir à quoi ressemble le paysage vu de là-bas, Ce serait génial que des médias montrent l’exemple. Mais quel intervenant sera prêt à courir le risque du dialogue (et donc d’abandonner l’illusion d’être seul détenteur de la vérité) devant des millions de téléspectateurs/auditeurs?… Lire la suite »

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