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Désinformation : l’Unesco veut réguler les plateformes numériques

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L’accès à une information fiable reste un défi, alors que les élections législatives anticipées se tiennent ce week-end en France et que les réseaux sociaux sont devenus l’une des principales sources d’information du grand public – devançant parfois les médias traditionnels. Or des régulateurs des médias du monde entier se sont réunis pour la première fois cette semaine à Dubrovnik, à l’invitation de l’Unesco et de la Croatie pour aboutir à la création d’un réseau mondial des régulateurs qui coordonnera la réponse internationale aux défis liés aux plateformes numériques. L’initiative menée par l’Unesco, en collaboration avec des régulateurs des médias du monde entier, et en réaction au fait que 60 % de la population mondiale (soit environ 4,75 milliards de personnes), utilisent les réseaux sociaux comme un moyen d’expression et une source d’informations sur l’actualité et les événements mondiaux, marque un tournant significatif dans la gouvernance des plateformes numériques à l’échelle globale. Celle-ci est une réponse directe à la nécessité de réguler les complexités posées par les plateformes numériques, notamment la désinformation et les discours haineux en ligne. 

À l’heure actuelle, les plateformes en ligne constituent les acteurs les plus puissants de l’économie numérique. Reprenant la devise bien connue « Move Fast And Break Things » (Agir vite et casser les codes), ils ont en effet semé le désordre dans de nombreux secteurs. Des médias et communications au commerce électronique en passant par les marchés du travail, ils suppriment les intermédiaires et mettent en place un canal plus direct entre les consommateurs et les vendeurs, les créateurs et le public et, de plus en plus, entre les citoyens et les services publics. Les plateformes ont ainsi fini par s’imposer comme de puissants intermédiaires à part entière.

Le pouvoir d’influence des plateformes

Les grandes entreprises technologiques sont indéniablement innovantes. Elles investissent des sommes considérables dans la recherche et le développement, et repoussent les limites des possibilités technologiques. Mais avec la transition numérique, la technologie et la société semblent de plus en plus être passées aux mains d’une poignée d’entreprises, et au sein de ces entreprises, de quelques personnes, comme Mark Zuckerberg
pour Facebook ou Jeff Bezos pour Amazon (1).

Il est déconcertant de penser qu’un seul homme puisse décider de ce que près de 1,82 milliard de personnes voient au quotidien. Ce contrôle des flux d’information donne aux plateformes de contenu le pouvoir d’orienter directement la perception du public en leur faveur. En cas d’échec, elles peuvent alors utiliser (et n’hésitent pas à le faire) leurs réserves de trésorerie pour influencer l’élaboration de politiques. De ce fait, elles dépassent effectivement ce que prévoit la loi et sont rarement tenues de rendre des comptes concernant les violations courantes de la législation en vigueur et
des droits fondamentaux. Pour autant, le problème ne réside pas seulement dans la concentration du pouvoir, mais aussi dans la manière dont ce pouvoir est utilisé.
Pour citer le professeur de droit américain Tim Wu, « la Silicon Valley a adopté l’état d’esprit de l’ingénieur qui consiste à résoudre un problème sans se soucier des conséquences autour. Si ce n’est absolument pas un problème dans le cas d’une start-up comptant une centaine de collaborateurs, cela le devient avec une structure un peu plus grande« .

Le terme de « plateforme » a un sens ambigu qui évoque des notions concrètes d’architecture, de neutralité et même d’égalité des chances (2). Mais il passe sous silence la dépendance des services numériques vis-à-vis du profilage des utilisateurs, des flux de données et des algorithmes (3). Les plateformes ne sont pas qu’une infrastructure fixe qui permet aux utilisateurs de communiquer, d’acheter des marchandises, de vendre leur travail ou de louer leur logement. Les plateformes façonnent et influencent également les activités de leurs utilisateurs en optimisant constamment leurs algorithmes, et donc leurs opérations, en réaction aux données collectées à propos du comportement des utilisateurs. La méthode précise employée est souvent opaque et protégée par des droits de propriété intellectuelle et les lois sur le secret commercial ; mais l’ingénierie de l’activité sociale dans
le but d’obtenir un maximum de données, d’attention et, par voie de conséquence, d’argent, ne peut qu’avoir de lourdes conséquences.
Par exemple, une grande partie de l’environnement des médias sociaux et des moteurs de recherche a été optimisée. L’idée est d’effectuer un suivi des citoyens et de collecter leurs données dans le but de pouvoir prévoir et influencer leur comportement, et de leur présenter le contenu le plus susceptible de capter leur attention. Avec pour objectif, à terme, de maximiser les profits (4).
En réorganisant le paysage de l’information dans le but de promouvoir ce qui capte le plus l’attention des populations, les entreprises technologiques ont détérioré la qualité des informations disponibles, amplifié la désinformation, affaibli la capacité de concentration des populations et leur aptitude à lier des relations sociales, et nui au développement cognitif et au bien-être mental des enfants (5). Par ailleurs, la marchandisation de l’information par Alphabet et Facebook, ainsi que leur contrôle et leur monopolisation de la majeure partie des dépenses publicitaires numériques, a sapé le travail des journalistes et privé les médias indépendants de revenus (6).

La professeure néerlandaise José van Dijck, spécialiste des médias et de la société numérique, a su mettre le doigt sur une question essentielle. À propos de la plateformisation des sociétés, elle se demande « comment les citoyens et les gouvernements européens peuvent préserver certaines valeurs sociales et culturelles alors même qu’ils dépendent d’un écosystème de plateformes dont l’architecture repose sur des valeurs commerciales et prend ses racines dans une vision du monde néo-libertaire » (7).

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Rééquilibrer le rapport de force

Il est donc urgent de réagir et équilibrer le rapport de forces, non seulement dans l’intérêt de la concurrence et de l’innovation, mais également pour défendre les libertés économiques et politiques des citoyens, et protéger la démocratie. Pour ce faire, elle a besoin d’investissements publics, de nouvelles règles simples pour les gatekeepers (contrôleurs d’accès), ainsi que de ressources beaucoup plus importantes et de capacités de surveillance coordonnées. Comme le démontre le rapport de Justin Nogarède « Régulation des plateformes numériques – Prendre leur pouvoir au sérieux« , ces gatekeepers régulent l’activité sociale par le biais de la conception technique de leurs services, mais d’une manière de plus en plus contraire à l’intérêt public, au bien-être de la société et aux droits des citoyens.
Par exemple, l’organisation des services numériques avec pour critère ce qui permet de vendre le plus de publicités a eu de graves conséquences involontaires sur la qualité du débat public et la durabilité des médias. Si rien n’est fait, le pouvoir et le mode de fonctionnement de ces gatekeepers se propageront aux services publics, tels que les soins de santé et l’éducation, et aux infrastructures physiques, telles que la mobilité et la « maison
intelligente », voire au-delà. Il faut donc veiller à ce que ces infrastructures soient conçues dans le but de favoriser l’interopérabilité, la protection des données, la transparence et, par voie de conséquence, la démocratie.

Le nouveau « réseau mondial des régulateurs » vise à harmoniser les efforts internationaux pour assurer une régulation efficace qui respecte et protège la liberté d’expression et les droits humains, tout en luttant contre les abus potentiels des plateformes numériques. La présence de participants de 124 pays à Dubrovnik témoigne de l’urgence et de l’importance accordée à cette question. Le forum a également mis en lumière le rôle crucial des régulateurs dans l’établissement de principes de gouvernance transparents et justes pour les plateformes numériques, contribuant ainsi à la préservation de l’intégrité des élections et à la protection de la santé mentale des utilisateurs.

« Face à des plateformes mondiales, des réponses mondiales sont nécessaires. Grâce à la création de ce réseau mondial de régulateurs, hébergé par l’Unesco et déjà soutenu par des participants de 124 pays, nous relèverons les grands défis du numérique à l’échelle nécessaire. Cette action aura pour principe directeur : protéger la liberté d’expression et les droits humains », déclare Audrey Azoulay, Directrice générale de l’Unesco.

La publication par l’Unesco des Principes pour la gouvernance des plateformes numériques en novembre 2023 fournit une feuille de route concrète pour les gouvernements et les régulateurs. Ce document souligne la nécessité d’une approche équilibrée qui ne compromette pas la capacité des plateformes à servir de forums pour la libre expression et l’innovation. L’initiative reflète une prise de conscience mondiale que les actions locales ou isolées sont insuffisantes face aux acteurs numériques mondiaux et que des réponses coordonnées et cohérentes sont essentielles.
Ce développement est donc essentiel non seulement pour la régulation des contenus mais aussi pour assurer que les technologies numériques servent l’intérêt général sans compromettre les droits fondamentaux. La mise en place du Forum mondial des régulateurs, qui se réunira régulièrement, est une étape prometteuse vers une gouvernance numérique plus responsable et plus inclusive.

Les participants se sont engagés à travailler ensemble à la mise en œuvre des Principes de l’Unesco en cofondant un « Forum mondial des régulateurs ». Hébergé par l’Organisation onusienne, il se réunira régulièrement et permettra de coordonner les actions menées en vue d’une meilleure gouvernance des plateformes numériques. La réunion de Dubrovnik a constitué une première étape essentielle pour permettre aux régulateurs de tirer parti de leurs expériences respectives et de planifier la mise en œuvre des Principes de l’Unesco dans leurs juridictions, notamment grâce à ses tables rondes et événements consacrés à la lutte contre la désinformation et les discours haineux, à la protection des droits humains, à l’éducation aux médias et aux défis techniques liés à la régulation.

Lutter contre la désinformation et les discours haineux en ligne

Malgré les nombreux avantages des réseaux sociaux, de nombreuses études de l’Unesco ont démontré les risques sérieux qui existent en matière de désinformation et de discours haineux en ligne, de nouvelles formes de harcèlement et de violence, ainsi que de déclin de la santé mentale des jeunes. Dans le même temps, les réseaux sociaux sont devenus la source d’information quotidienne de la plupart des citoyens, et dépassent la presse écrite, la radio et la télévision.

En novembre 2023, l’Unesco a dévoilé les résultats d’une enquête d’opinion conduite par Ipsos pour l’Organisation auprès de 8 000 personnes dans 16 pays devant tenir des élections en 2024. 87 % des personnes interrogées craignent que la désinformation ait un impact majeur sur les prochaines élections dans leur pays, et 67 % ont été confrontées à des discours de haine sur les réseaux sociaux. 89 % des personnes interrogées estiment que « les gouvernements et les régulateurs devraient pouvoir exiger des plateformes de réseaux sociaux qu’elles mettent en place des mesures de transparence et de sécurité pendant les campagnes électorales afin de protéger l’intégrité des élections ».

Les Principes pour la gouvernance des plateformes numériques de l’Unesco visent à prévenir ces risques. Ils sont le fruit d’une consultation mondiale sans précédent qui a recueilli plus de 10 000 contributions de la part des parties prenantes.

Plus d’information : www.unesco.org

(1) Alan Dignam (2019) « Artificial Intelligence. The Very Human Dangers of Dysfunctional Design and Autocratic Corporate Governance », Queen Mary School of Law Legal Studies, Research Paper No. 314.
(2) Le Forum sur la gouvernance de l’Internet constitue actuellement un glossaire des termes juridiques et politiques liés aux plateformes afin d’établir un langage commun : https://www.intgovforum.org/multilingual/content/glossary-on-platform-law-and-policy-terms
(3) Seda Gürses et Joris van Hoboken (2018) « Privacy After the Agile Turn », Jules Polonetsky, Omer Tene et Evan Selinger (eds) (2018), Cambridge Handbook of Consumer Privacy, Cambridge UK : Cambridge University Press, pp. 579-601 ; Tarleton Gillespie (2010) « The Politics of Platforms », New Media & Society 12, pp. 347-364.
(4) Shoshana Zuboff (2019) The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, London : Profile Books.
(5) Shoshana Zuboff (2019) The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, London : Profile Books.
(6) Pour consulter la liste complète des préjudices, voir le document « Ledger of Harms » mis à jour par le Center for Humane Technology (https://ledger.humanetech.com).
(7) Jonathan Taplin (2017) Move fast and break things. How Facebook, Google and Amazon cornered culture and undermined democracy, London : Macmillan
(8) José van Dijck (2020) « Governing digital societies: Private platforms, public values », Computer Law & Security Review 36. Pour consulter une discussion autour des valeurs propagées par la Silicon Valley : Richard Barbrook et Andy Cameron (1996) « The Californian Ideology », Science as Culture 6, pp. 44-72 ; Langdon Winner (1997) « Cyberlibertarian Myths and the Prospects for Community », Acm Sigcas Computers and Society 27, pp. 14-19.

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